PAROLE À LA DÉFENSE

La majorité fédérale défend sa capacité à réformer la justice et à réorganiser son financement. Tout en critiquant à demi-mots le conservatisme de certains magistrats. L’opposition, elle, s’inquiète de l’imminence d’une guerre des pouvoirs.

« Je déteste la guerre des pouvoirs !  » C’est par ces mots que le constitutionnaliste Francis Delpérée, député CDH, dans l’opposition fédérale, a entamé son intervention lors d’un débat houleux consacré aux relations entre les mondes judiciaire et politique, jeudi 19 mai, en séance plénière de la Chambre. Furieux :  » Quand le judiciaire se met en opposition avec le politique et quand l’exécutif fait la leçon au judiciaire, c’est détestable et cela m’insupporte prodigieusement « , appuie-t-il au Vif/L’Express. Corroborant le sentiment général : les deux pouvoirs sont à deux doigts d’une lutte sans merci.

 » Gérer la justice, ce n’est pas gérer un département comme un autre « , martèle à son tour Laurette Onkelinx, cheffe de groupe PS et ancienne ministre de la Justice. Elle supplie la suédoise :  » Vous devez arrêter le massacre, remettre en cause vos économies pour 2017 et 2018, avant d’entamer un rattrapage progressif.  » L’opposition est déterminée à démontrer que le gouvernement sacrifie les services publics et s’associe tout entière au cri d’alarme de la magistrature. Car le danger est concret : une justice équitable ne pourra plus être rendue…

 » Nous sommes un Etat de droit !  »

Dans les milieux politiques, on grince des dents face à cette fronde médiatisée des magistrats.  » Les entendre s’exprimer comme ils le font ou menacer de faire grève, c’est du jamais-vu et c’est inacceptable !  » Non que la suédoise n’assume pas la cure d’économies linéaires imposée à la justice, à hauteur de 10 % sur la législature. Au contraire :  » Nous avons été clairs depuis le début, nous n’avons pris personne par surprise « , clame le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V).  » Nous essayons simplement d’induire un autre type de fonctionnement, ce qui nous semble légitime et nécessaire, précise un ténor libéral. Veiller à augmenter la productivité dans certains tribunaux, ce n’est quand même pas interférer sur son indépendance !  »

Pourtant, le courroux confine parfois au mépris. Certains raillent ainsi le cri du coeur émanant du premier président de la Cour de cassation, Jean de Codt :  » Ce n’est pas là qu’ils risquent la surcharge…  » Cette préoccupation politique rayonne jusque dans les rangs socialistes francophones où, off the record, on n’hésite pas à parler de  » sabordage  » de la part de la justice.  » Il n’est pas rare que les magistrats refusent de poursuivre des personnes arrêtées en flagrant délit de criminalité, en justifiant cela par un manque de moyens ou en banalisant les faits, souligne un bourgmestre poids lourd de la Région bruxelloise. Il y a un ras-le-bol lié au désinvestissement public des dernières décennies et aux affaires politico-judiciaires, d’accord, mais cela ne justifie pas tout ! Mes policiers sont furieux, désabusés…  »

Chef de groupe Open VLD à la Chambre, ancien ministre de l’Intérieur et actuel président de la commission d’enquête sur les attentats de Bruxelles, Patrick Dewael n’hésite pas à monter à la tribune pour faire valoir la légitimité du politique à mener des réformes.  » Je défends avec force l’indépendance de la magistrature, lance-t-il. Mais indépendant, cela ne veut pas dire intouchable.  » L’homme n’a guère apprécié que le premier président de la Cour de cassation ait qualifié la Belgique d' » Etat voyou  » :  » On a utilisé cela pour la Libye de Kadhafi, il ne faut pas exagérer !  »

 » Nous sommes un Etat de droit ! « , rectifie, lui aussi, Servais Verherstraeten, chef de groupe CD&V. Et les politiques de rappeler la philosophie des réformes mises en place depuis l’affaire Dutroux : accorder une enveloppe budgétaire claire, augmenter l’autonomie et la responsabilité des acteurs. En insistant :  » La vérité a ses droits « . Notamment à Bruxelles : le cadre des magistrats au tribunal de première instance a été augmenté de 30 % depuis 2014 et est entièrement rempli, tandis que le cadre total de personnel judiciaire a été doublé depuis 2014 pour être rempli à hauteur de 83 %. Et à ceux qui critiquent les parlementaires parce qu’ils s’octroieraient des privilèges, Patrick Dewael rétorque :  » Il y a moins de parlementaires fédéraux depuis la sixième réforme de l’Etat. Et nos pensions à nous aussi sont revues à la baisse.  » Le président de la Chambre, Siegfried Bracke (N-VA), a opportunément annoncé, début mai, une réforme qui reporterait, là aussi, à 67 ans l’âge de départ à la retraite.

 » Elle doit rendre des comptes…  »

Si elle est échaudée par la fronde judiciaire, la majorité fédérale veut à tout prix éviter d’exacerber les tensions.  » La justice est un pouvoir constitué et un service public, il doit être respecté comme tel « , a affirmé le Premier ministre, Charles Michel, devant la Chambre, en philosophant sur le principe de séparation des pouvoirs cher à Montesquieu. Le Premier ne se défile pas devant ses responsabilités, mais il rappelle aussi que son gouvernement a apuré dès son arrivée les 160 millions de dettes passées dans le secteur judiciaire.  » Et si l’on regarde le nombre de magistrats par habitant, nous nous situons à un niveau convenable. Nous voulons octroyer aux acteurs de la justice plus d’autonomie, mais cela ne signifie pas un chèque en blanc. Un bourgmestre ou un ministre, aussi, doivent rendre des comptes !  » Mot d’ordre : dans un contexte de rigueur budgétaire, il faut faire la chasse tous azimuts aux gaspillages.

Ereinté par des semaines cataclysmiques, entre grève des prisons et multiples expressions outrées de la justice, Koen Geens a pris le temps de recevoir les hauts magistrats pour entendre leurs doléances, le 17 mai.  » Je n’ai jamais cessé le dialogue avec la magistrature « , assure-t-il. Pour le reste, à ses yeux, l’incident est clos. Et si un ministre  » est là pour encaisser les coups « , il poursuivra sans relâche l’adoption au Parlement de ces  » pots-pourris  » qui formalisent la réforme de la justice. Cela n’empêche pas le risque d’actions des magistrats. L’opposition socialiste s’étrangle de rage :  » Vous participez à l’entreprise de démantèlement du pays, fustige Laurette Onkelinx. M. Geens, votre responsabilité personnelle est engagée.  »

Cette lutte entre les pouvoirs a, aussi, des ressorts politiques et institutionnels dans ce pays où règne l’intranquillité.

PAR OLIVIER MOUTON

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