Pari Qatar

Qui a dit que les émirs n’aimaient que le bling-bling ? Un an après leur investissement cinq étoiles à Paris, les Qataris ont débarqué en juin dernier à Eupen avec des jeunes adolescents africains en guise de stars. Une opération menée discrètement, sous l’égide de leur fondation  » Aspire « . Visite guidée.

À première vue, l’appartement a tout de la planque d’étudiant. Une décoration minimaliste qui sent la grande enseigne suédoise, une cuisine peu utilisée, des tongs qui traînent dans les couloirs, une télévision, une PlayStation avec deux manettes et au milieu, un jeune type de 18 ans sur un canapé. KhaliAli est arrivé un soir de juillet en Belgique, pour s’installer à une quinzaine de kilomètres de la frontière allemande, à Eupen. Adamu, qui partage provisoirement l’appartement de Khali, situé dans une résidence hôtelière du centre-ville, n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins pour décrire son cadre de vie :  » C’est ennuyeux, ici. Il n’y a rien à faire, à part regarder la télé et dormir.  » Pourquoi être venu du Nigéria et du Kenya jusqu’ici, alors ? Tout simplement parce qu’Adamu et Khali rêvent de devenir footballeurs depuis qu’ils sont tout petits. Et qu’Eupen pourrait bien être la prochaine destination à la mode de la profession.

Un Japonais et rien d’autre

La nouvelle est devenue officielle le 6 juin dernier : Eupen appartient désormais au Qatar. Après Manchester City, Malaga et le Paris Saint-Germain, le golfe Persique a donc jeté son dévolu sur le club germanophone. Dans la foulée, les rumeurs ont couru. Et si les nouveaux propriétaires avaient l’intention de remplacer le stade du Kehrweg et ses 8 000 places par une enceinte bien plus grande ? Et si c’était le début d’une série de transferts ronflants ?…

Hélas, la réalité est moins tape-à-l’oeil. Certes, les vestiaires ont été réaménagés. Certes, HiroshiUbusuki, un Japonais évoluant avec la réserve du FC Séville, est arrivé. Pour le reste, les Qataris ont un autre projet, qui peut se résumer en un mot : Aspire. Du nom de la fondation, omniprésente lors des campagnes publicitaires des derniers Jeux olympiques, et symbole du  » sportspower  » de l’émirat.

Gigantesque centre sportif basé à Doha, Aspire possède depuis cinq ans une antenne dédiée au football à Saly, au Sénégal. Pensé par LamineSavané, un ex-basketteur, et JosepColomer, ex-formateur au Barça, le projet réunit de jeunes footballeurs repérés lors de sélections dans plusieurs pays d’Afrique – des détections aujourd’hui élargies au continent asiatique.

Khali fait partie de la première promo, celle des joueurs nés en 1994. Pendant cinq ans, à Saly et à Doha, il a enchaîné les entraînements, les heures de classe et les matchs amicaux face à des adversaires prestigieux invités par les Qataris pour se frotter à leurs jeunes pousses.

 » Mon premier match, c’était contre les jeunes du Real Madrid « , raconte Khali.  » On a gagné 2-1, puis fait match nul 1-1. C’était comme un rêve. On a aussi joué contre les moins de 17 ans du Brésil. Il y avait Neymar dans l’équipe. Mais à l’époque, on ne savait pas encore qui c’était.  »

Les tournois en Europe, toujours amicaux, viennent relever la routine des pensionnaires du centre de Saly.  » Je me rappelle ma première venue en Europe. C’était pour un tournoi en Allemagne. On est arrivés vers une heure du matin et on est ressortis sans que le coach s’en aperçoive. On était tout excités, on se demandait pourquoi il n’y avait personne dans la rue. Puis quelqu’un est venu vers nous et nous a dit : ‘Eh, c’estlemilieudelanuit, fautallersecoucher !’ Avec l’éclairage, on ne s’était pas rendu compte qu’il était si tard…  »

Les jours suivants, ils jouent contre Stuttgart, Cologne ou encore Leverkusen. Mais les matchs amicaux, ça dure un temps. La première promo arrive à majorité. Les Qataris se disent qu’il faudrait pouvoir faire goûter à leurs pensionnaires la compétition, la vraie. La solution ? Racheter un club pour faire jouer les jeunes pousses et leur offrir un tremplin vers des clubs plus prestigieux en Europe. Un projet qui rappelle celui de Beveren, où le Français JeanMarcGuillou avait façonné ses pépites ivoiriennes.

Une stabilité financière et sportive

Certes, mais pourquoi Eupen ?  » Il y a des Qataris qui viennent dans la région pour la chasse « , croit savoir Marcel, 43 ans, habitant de la ville et supporter du club depuis trois ans. ChristophHenkel, le nouveau directeur sportif de l’équipe, avance d’autres raisons.  » EnBelgique, on peut jouer avec des joueurs extra-communautaires. Eupen, c’est au centre de l’Europe, près des Pays-Bas et de l’Allemagne. Et puis, ce championnat est bon pour les jeunes « , explique cet Allemand de 48 ans débarqué cet été du FC Cologne.

Les nouveaux propriétaires n’ont pas communiqué sur les sommes investies, se bornant à dire aux médias qu’ils avaient pris le contrôle du KAS Eupen pour une somme modeste. Mais encore ?

 » Acheter ce club, pour eux, c’est comme si toi tu t’achetais un café « , élude BartoloméMarquez, le nouvel entraîneur. Il est néanmoins acquis que les Qataris ont épongé les dettes du club, estimées à deux millions d’euros. Car c’est peu dire que le Königliche Allgemeine Sportvereinigung Eupen sort d’une situation aussi compliquée que son nom.

L’Italien AntonioImborgia, arrivé fin 2008 et propriétaire du club à 80 %, avait, certes, permis l’accession au plus haut niveau national en 2010. Mais il a quitté le navire à l’été 2011, sur une relégation. Son successeur, un agent de joueurs allemand nommé IngoKlein, a lui aussi promis monts et merveilles.

Le rêve fut de courte durée. En novembre 2011, Ingo Klein, de retour d’un voyage d’affaire à Dubaï, est arrêté par la police allemande. Direction la prison de Cologne, dans le cadre d’une enquête sur une vaste fraude financière remontant au début des années 2000. La situation devient critique : certains footballeurs ne touchent pas leur salaire pendant deux mois. Le concessionnaire local, qui loue des voitures à plusieurs joueurs, n’est plus payé. Il ira jusqu’à se rendre devant les résidences de certains footballeurs, pour récupérer les caisses grâce aux doubles des clés qu’il avait conservés.

Dans ces conditions, l’arrivée en Belgique des Qataris tient de la bouée de sauvetage. L’émirat s’est engagé pour une dizaine d’années, jusqu’à 2022, date de sa coupe du monde.  » On va apporter une stabilité financière et sportive « , résume Christoph Henkel.

Pour diriger le côté sportif, après les épisodes italien et allemand, le KAS Eupen s’est tourné vers l’Espagne. Josep Colomer, qui passe de temps à autre en Belgique entre deux détections en Afrique ou en Asie, a choisi un compatriote pour entraîner l’équipe première et intégrer les ex-pensionnaires de l’académie Aspire : Bartolome ‘Tintin’ Marquez.

Tintin à Eupen

Les gamins de la fondation Aspire, il les connaît bien. Cet ex-joueur de seconde zone, cantonné à la Catalogne au cours de son modeste parcours de joueur avant de passer l’essentiel de sa carrière d’entraîneur à s’occuper des catégories prépubères de l’Espanyol Barcelone, était déjà au Qatar pour encadrer les gamins de la promo 1994.

 » Je savais que les chefs de Doha voulaient acheter une équipe professionnelle « , raconte ‘Tintin’, un surnom en référence à la houppette qui, jadis, surmontait son visage rond, un vieux souvenir désormais effacé par une calvitie bien avancée.

 » Pour eux, tout est neuf. Les premiers matchs officiels qu’ils ont disputés, c’est ici, en Belgique. C’est difficile parce que quand tu joues pour des points, tout est différent. Il y a plus de responsabilité, il faut qu’ils l’assument petit à petit, ça fait partie du chemin à accomplir.  »

 » C’est un peu difficile, c’est notre première expérience professionnelle « , concède AnthonyBassey, un petit milieu nigérian. De fait, avec une grande partie de joueurs à peine majeurs et des ‘cadres’ dont les plus âgés facturent à peine 25 piges, Eupen est le plus jeune effectif du championnat. Et de loin.

 » Beaucoup de joueurs ici pourraient jouer en U19 « , concède Christoph Henkel. Arrivé au club fin 2011, DjaidKasri, Champion d’Europe des U17 en 2004 avec la génération des Ménez, BenArfa et Benzema, fait déjà figure d »ancien’.  » Ça me rappelle l’époque du centre de formation à Nantes, qui me ramène dix ans en arrière. Nous, on est un peu les grands frères.  »

PaulBrossel, ex-directeur commercial de Kronenbourg durant des décennies et personnage emblématique du club, désormais retiré des affaires, résume le sentiment général :  » On voit que le talent y est. Mais de là à dire qu’ils vont gagner tous leurs matchs… En face, il y a des baraqués de 1m90 qui pourraient être leurs pères.  »

Si Christoph Henkel parle de stabilité sportive, l’arrivée de la quinzaine de footballeurs africains a en réalité pas mal chamboulé le club. Une grosse poignée de joueurs, dont FlavienLePostollec parti à Mons, sont allés voir ailleurs, pas vraiment retenus par les nouveaux propriétaires. Et ceux qui sont restés ont dû faire avec la nouvelle concurrence. Pas toujours facile pour certains, qui ont parfois l’impression d’être alignés sur la feuille de match juste pour atteindre le quota de joueurs nationaux.

Les salaires des nouveaux ont aussi fait jaser pas mal dans les vestiaires. Quand quelques joueurs touchent 2 000 euros mensuels, d’autres perçoivent le triple, même s’il est impossible d’avoir des chiffres précis concernant les gros salaires. Les instances belges obligent à payer assez grassement les joueurs extra-communautaires, environ 60 000 euros annuels. Un règlement conçu à l’origine pour limiter la proportion de joueurs venus de destinations lointaines, et qui crée quelques jalousies.

Fuck Aspire

 » Comment t’expliques que des gars qui ont fait 35 matchs la saison dernière soient moins payés que des gars de 18 ans ? », s’agace un joueur. Dans le  » village « , comme l’appellent les joueurs africains, peu de signes visibles d’opposition aux Qataris cependant, à l’exception d’une inscription  » Fuck Aspire « , dessinée au feutre sur un générateur électrique et croisée au hasard d’une rue commerçante.

 » Quelques supporters ne viennent plus. Sur Facebook, on a vu des opinions racistes « , raconte Andreas, 26 ans et supporter depuis quatre saisons. Moi je suis resté.  » Le stade du Kehrweg est souvent aux deux tiers vide, mais l’ambiance y est bon enfant.

Paul Brossel, ancien manager du club, qui, malgré ses 80 berges, porte encore élégamment son costard marron et sa cravate orange, l’affirme : il n’a rien contre les Quatarisses :  » Je suis heureux que ces gens soient venus, car ils ont sauvé le KAS Eupen « , dit-il.  » D’un autre côté, je suis aussi peiné que le club en soit arrivé là. J’aurais préféré qu’on descende de deux divisions. « .

Les résultats médiocres n’ont pas amélioré les choses.  » C’est peut-être une équipe trop jeune « , estime ChristianSantos, un milieu offensif qui possède les nationalités allemande et vénézuélienne.  » Peut-être que si on n’avait intégré que deux ou trois joueurs seulement « …

Les jeunes pousses d’Aspire semblent bien loin de toutes ces polémiques. Depuis leur arrivée cet été, tout leur semble beau.

 » Dans certains pays, ils n’aiment pas les Noirs, mais ici les gens sont sympas « , glisse Anthony Bassey, qui semble s’être sérieusement rapproché d’une jeune autochtone. Il s’est installé dans un appartement avec Samuel, un Ghanéen. Répartis dans quelques appartements, les joueurs d’Aspire apprennent la vie en colocation.

 » La première année, si on te met seul, tu peux faire n’importe quoi « , explique DiagneDiawandou, un Sénégalais. Certains jours, la femme de FazliKocabas, le capitaine de l’équipe, fait aussi à manger pour Khali et Adamu. Des cours de cuisine, au club, vont être proposés.

 » Il a fallu leur apprendre à faire les bons choix au supermarché « , explique Christoph Henkel. Plusieurs fois par semaine, Khali et ses potes utilisent Internet pour communiquer avec leur famille. L’éloignement, ils n’en font pas tout un plat : tous y sont plus ou moins habitués depuis leur treize ans.

RaoulKenné, un défenseur camerounais, trouve même des vertus à la tranquillité parfois étouffante d’Eupen :  » Ici, c’est bien pour rester concentré. Si tu veux te distraire, il faut faire au moins 20 kilomètres.  » Aucun n’ayant pour l’instant le permis, les Aspire vont en train ou en bus à Liège ou à Aix-la-Chapelle quand l’envie de faire du shopping ou de quitter  » le village  » se fait trop pressante.

Des joueurs à l’abandon ?

Les problèmes, les vrais, risquent pourtant de pointer vite leur nez. Eupen va en effet bientôt devoir gérer une donne peu habituelle pour une équipe de foot : l’arrivée, chaque année, d’une flopée de joueurs de l’académie Aspire. Bartolomé Marquez le reconnaît, la situation risque de ressembler à un casse-tête :

 » S’il en arrive quinze par an, ça ne va pas être possible « , observe-t-il.  » On va se retrouver avec 80 joueurs en quelques années. Il faudra commencer à sélectionner. Mais l’objectif, ce n’est pas de faire des affaires, de vendre des joueurs. Ici, c’est une oeuvre sociale.  »

 » Il faudra faire des choix, tous les joueurs ne pourront pas rester très longtemps « , confirme Christoph Henkel. Certains pourront jouer en D1 ou en D2 en Europe. D’autres n’auront pas cette possibilité. Nous devrons trouver une autre solution pour eux.  »

La question reste : laquelle ? Comme une litanie, les dirigeants assurent ne pas vouloir laisser tomber ceux qu’ils ont recrutés.  » On sélectionne les joueurs à 13 ans, ils entrent à l’académie et on ne change plus la promo. Tu entres dans le projet, dans l’équipe, et tu y restes. Contrairement à d’autres académies, on ne les vire pas à 16 ou 17 ans « , assure le directeur sportif dans une communication parfaitement huilée.

Mais pour l’instant, aucune solution n’est envisagée pour ceux qui ne trouveront pas preneurs à l’heure de quitter la cité-dortoir. Parmi les futurs joueurs Aspire, certains pourraient-ils être naturalisés et jouer pour le Qatar ?

 » Ce n’est pas l’objectif « , répond Henkel.  » Le but, c’est que certains deviennent des joueurs de leur propre sélection nationale. Pour le Qatar, c’est bien d’avoir un bon réseau, de développer de très bonnes relations avec les pays africains qui prennent part au projet.  »

De leur côté, les Raoul, Diagne, Khali et compagnie semblent avoir conscience qu’ils ne pourront pas rester longtemps à Eupen. Tous biberonnés au jeu du Barça, ils se fantasment déjà en Catalogne.  » Le foot, c’est un sport où tu rêves toujours « , résume LionnelBatonga.

PAR YANN BOUCHEZ

 » C’est ennuyeux, ici. Il n’y a rien à faire, à part regarder la télé et dormir.  » (Khali Ali)

 » Dans certains pays, ils n’aiment pas les Noirs, mais ici les gens sont sympas.  » (Anthony Bassey)

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