Pain NOIR et BLANC

Pierre Bilic

La nouvelle tour de Sclessin a souvent été dans le pétrin mais le football a été le levain d’une vie étonnante.

Avec sa dégaine de basketteur de NBA, Christian Negouai, 27 ans, marque tout de suite trois points dans le regard des autres. Mais ce qui frappe le plus quand cette longue tige de 1,94 m s’installe quelque part, c’est un sourire tellement scintillant qu’il ferait la jalousie de tous les diamantaires anversois. Après avoir quitté Charleroi pour l’Angleterre en fin 2001, il revient en Belgique avec un plaisir et une ambition 24 carats.

 » C’est ici que tout a commencé pour moi « , dit-il.  » Et ça, je ne l’oublierai jamais. Si les Belges ne m’avaient pas exprimé leur confiance, alors que mon palmarès était nul, je ne sais pas ce que je serais devenu. Je vivrais probablement de manière confuse dans la zone, à Vaulx-en-Velin, près de Lyon « .

L’ancien joueur de Manchester City a goûté autrefois aux plaisirs du basket, du tennis et même de la danse classique mais c’est le football qui lui a permis de trouver sa voie. Même si ce ne fut pas toujours drôle entre le néant et l’infini, parfois très dangereux, ce qui rend ses tranches de vie encore plus belles.

Qui vous a déniché en France alors que vous étiez noyé dans l’anonymat le plus total à Vaulx-en-Velin ?

Christian Negouai : Un de mes copains, le frère d’un ancien joueur du Stade de Reims, avait le numéro de téléphone d’un agent belge. Il me l’a refilé et j’ai littéralement harcelé Franco Iovino durant un mois et demi. Je devinais que c’était mon ultime chance, le truc à ne pas rater, le dernier fil me reliant au football professionnel. Ce numéro, ainsi que celui du GSM et du fax, je les connaissais par c£ur et je ne les oublierai jamais. Je leur dois la vie. Pourtant, Franco Iovino n’a pas été facile à convaincre. Il y avait de quoi : je n’avais plus touché un ballon depuis deux ans et demi ! J’avais perdu mon temps et gaspillé mes atouts quand je fréquentais le centre de formation de Lyon.

Pourquoi n’avez-vous pas justifié les espoirs placés en vous à Gerland ?

Je suis arrivé au centre de formation de Lyon à 14 ans, en provenance de Vaulx-en-Velin. Je ne dirai pas que c’était un choc culturel, mais presque. Dans les quartiers difficiles, on apprend à ne compter que sur soi. Il faut exister, même dans un groupe, et, finalement, l’individu prime par rapport au collectif. J’étais moi et je voulais rester moi alors que je devais penser nous. Je croyais que c’était une force alors que c’était une faiblesse. A Vaulx-en-Velin, je n’avais pas appris à jouer en groupe et je devais changer mes modes de réflexion. Je n’étais pas discipliné. Qui m’aurait appris à l’être ? Personne. Ma mère vivait seule avec ses cinq garçons et sa fille. Elle avait d’autant plus de boulot avec cette famille nombreuse que mon père décida de ne pas la suivre quand elle quitta les Antilles pour la France. Au début, il a fallu s’en tirer avec les primes de la sécurité sociale avant qu’elle ne trouve de l’embauche dans un hôpital.

Que lui disait le sport ?

Rien. Mon foot, j’vous dis pas, mais elle n’avait pas le temps de s’y intéresser. Elle a vu mon premier match à… Namur. Je l’avais forcée à le faire car j’avais quand même changé de pays. D’autres gars du centre de formation étaient suivis de près par leurs parents et c’est un atout que je n’avais pas. Comme je n’habitais pas loin, j’étais externe et les tentations de la cité m’ont un peu englué. Or, dans un centre de formation, il ne faut jamais rien lâcher. Je ne m’en rendais pas compte. En débarquant à Lyon, j’avais signé un contrat de non-sollicitation d’une durée de sept ans et demi -NDLR : cela signifie que le joueur ne peut ni prendre contact dans un autre club, ni accepter un contact ; il accepte donc d' » appartenir  » à son club durant cette période-, tout comme Florian Maurice et Ludovic Giuly. Je n’ai pas tenu la distance, j’étais indiscipliné et, après trois ans, même si Lyon voulait me garder, j’ai obtenu ma liberté. Et je suis revenu à Vaulx-en-Velin, dans les profondeurs du foot français. Je n’avais que le ballon, je jouais et j’ai fait des trucs impensables car j’avais besoin de beaucoup d’argent pour moi, pour ma famille, surtout. J’ai connu des mauvaises fréquentations et c’était le toboggan vers le bas…

 » J’ai fait des choses vraiment limites  »

C’est-à-dire ?

La vie des cités, quoi. J’ai fait des choses vraiment limites. C’était l’engrenage malsain. Je devais digérer le fait d’avoir échoué à Lyon alors que j’avais du potentiel. J’avais des copains dans la cité, j’étais friable mentalement. J’ai eu des petits boulots puis j’ai largué le foot durant deux ans et demi. Je me suis remis à courir avec un copain dont le frère connaissait Franco Iovino. C’était le premier pas. L’envie est revenue. Comme le manager estimait que je n’avais pas de CV, j’en ai fait un que je lui ai envoyé par fax. Comme j’étais attaquant, j’ai exagéré un peu à propos du nombre de buts.

Ce n’est pas bien de mentir…

C’était un tout petit mensonge, du marketing, quoi, car il fallait que je me vende. Je n’avais pas le choix. J’avais aussi eu, par un autre canal, un contact en Pologne. J’ai passé des tests à Cracovie mais je n’étais pas encore prêt. N’empêche, c’était déjà bien : quelque chose bougeait alors que je ne courrais que depuis deux bons mois. J’étais motivé. J’étais revenu le jour de la finale de la Coupe du Monde entre la France et le Brésil, en 1998. Deux jours plus tard, j’arrivais à la gare de Namur où Franco Iovino m’avait goupillé des essais. Le miracle, la délivrance. J’ai été bien accueilli et compris par le coach, Michel Lazaron, l’entraîneur des gardiens, Peter Kerremans, le préparateur physique, Guy Namurois, le secrétaire du club, Xavier Deleuze, Frank Defays qui jouait alors dans ce club, et surtout le président de l’époque, Armand Kaida. Beaucoup de personnes m’ont aidé en Belgique. Namur, ce fut un passage de ma vie très important, rééquilibrant. Je logeais dans un appartement des parents du président au casino de Namur. Le matin, je m’entraînais seul afin d’améliorer ma condition. Ce fut une excellente saison. J’étais heureux, bien, tranquille en D3, c’était inespéré car je revenais de si loin. C’était la première tranche de pain blanc après tout ce pain noir.

Comment les Zèbres se sont-ils intéressés à vous ?

Je marquais pas mal de buts. Jean-Paul Spaute et Gianni Millioni suivaient régulièrement Namur. Cela explique l’intérêt de Charleroi. Manu Ferrera était venu me voir pour Anderlecht : trop court pour le top belge. Le Standard fit la même analyse. En fin de saison, j’ai également passé une semaine infructueuse au Boavista Porto, au Portugal. Le Sporting de Charleroi me proposa alors un contrat de quatre ans. Je me suis blessé au stage de préparation mais, en fait, je n’entrais pas dans les plans de Luka Peruzovic. Il avait d’autres solutions offensives avec Sergio Rojas, Dante Brogno, Alexandros Kaklamanos, etc. Je suis monté un jour au jeu, le temps de rater une occasion de but monstrueuse. Le coach m’a tout de suite remplacé. Pour un premier match en D1, ce fut une crucifixion. Le public me siffla, j’étais dans le trou. Peruzovic m’avait tué. Je me suis remis avec l’arrivée de Manu Ferrera après l’intérim de Raymond Mommens. Enzo Scifo a été accueilli comme président et joueur en fin de saison 1999-2000. J’ai adoré jouer avec lui. Il avait d’ailleurs beaucoup insisté pour que je reste à Charleroi. J’étais revenu dans le coup en fin de saison. On m’avait rappelé à 17 heures, un jour de match, afin de remplacer Kaklamanos qui avait des problèmes de contrat avec le club. J’ai marqué ce soir-là et ce fut un déclic.

Et vous avez même rebondi la saison suivante dans un autre rôle sur le terrain ?

Manu Ferrera me parlait beaucoup, m’ouvrait les yeux. Tout comme Enzo Scifo, il me voyait plus comme médian défensif que comme attaquant de pointe. Ce fut une évolution tactique importante lors de ma deuxième saison à Charleroi. Je devais m’adapter à une autre fonction. Devant, je dépendais grandement du travail des autres. En tant que médian défensif, uni dans ce job à Badou Kere ou à Roberto Bisconti, j’avais le jeu devant moi. Je ratissais, je devais plus penser collectivement, défendre, jouer dans des espaces restreints, être le porteur d’eau des techniciens de l’équipe et surtout d’Enzo Scifo. Ce ne fut pas facile. J’avais, soudain, beaucoup plus de travail et de responsabilités collectives. Il ne fallait pas que je loupe cette chance. Cela m’a donné une nouvelle dimension. C’était stressant aussi. Je voulais trop en faire, je ne canalisais pas encore mon agressivité et cela m’a valu des cartons inutiles. J’ai consulté un sophrologue, José Hubert, afin de mieux gérer mes émotions. Cela me fit du bien. J’étais désormais énergique dans le bon sens du terme, sans dépasser les bornes.

 » J’ai gagné le premier titre de ma carrière à Manchester City  »

Et le joueur qui avait bricolé son CV pour quitter sa cité a été transféré en Angleterre pour 2,5 millions d’euros, le plus gros transfert jamais réalisé par Charleroi qui a pu mettre du beurre dans ses pauvres épinards desséchés. Incroyable, non ?

Ben oui, c’est le sport. J’avais marqué quelques buts en début de saison 2001-2002. Il fut question d’un intérêt de Newcastle et d’Ipswich. Plus tard, Kevin Keegan me fit venir à Manchester City qui évoluait en Division One, la D2 anglaise. Il avait besoin d’un demi défensif comme moi. J’ai découvert un autre monde. Si Manchester United a une dimension planétaire, ce n’est pas le club le plus populaire de la ville. Cet honneur revient à City. J’y ai ressenti le poids de l’histoire, l’importance du football en Angleterre. Kevin Keegan y jouit d’un prestige unique. Nous avons été champions cette année-là avec la présence d’Ali Benarbia à la construction. J’ai gagné le premier titre de ma carrière à Manchester City. J’étais au top, je gagnais bien ma vie alors que Vaulx-en-Velin n’était pas loin dans le film de ma carrière. Financièrement, j’ai été prudent. J’avais connu la dèche et cela m’a aidé à gérer mon argent. Le passage à Manchester City a tout changé pour moi. Ma mère habite désormais dans un autre quartier. J’ai surtout placé mes économies dans l’immobilier.

Après la montée en Premiership, ce fut la tuile en début de saison 2002-2003…

En été, j’ai ressenti une gêne au genou gauche. Cela avait déjà été le cas en cours de saison. A Charleroi, j’avais parfois forcé. Comme cela marchait pour moi, j’y ai souvent joué sous infiltration. Je devais tenir. J’ai payé la note alors que Manchester City avait progressivement engagé des stars pour tenir la route en Premiership : Claudio Reyna, Steve McManaman, Robbie Fowler, Nicolas Anelka. Pendant ce temps-là, j’ai été opéré des deux genoux en même temps à Anvers. A gauche, c’est le tendon rotulien qui cédait et, à droite, j’avais un problème de tendinite chronique. Je suis resté sur le flanc durant 18 mois. C’était frustrant d’être un des spectateurs de cette équipe alors que j’aurais pu être un de ses acteurs. Je me suis souvent senti seul malgré le soutien de mes équipiers. J’ai pu faire une croix sur les saisons 2002-2003 et 2003-2004. En janvier dernier, j’ai été prêté durant trois semaines à Coventry mais je me suis blessé (élongation) en match de FA Cup. J’ai finalement terminé le championnat 2004-2005 à Manchester City. Je n’ai pris part qu’à deux matches en Premiership, la saison passée. Tout aurait pu être différent sans mes blessures. Si l’expérience fut intéressante en Angleterre, ce fut un échec sportif. Je suis différent, plus complet qu’avant. Nicolas Anelka, par exemple, m’a aidé et avec Ali Benarbia nous avons beaucoup parlé de football, de tactique, de placement.

Il s’agira d’exploiter tout cela au Standard…

Tout à fait. Je connais le Standard, sa popularité et ses exigences. Le groupe est formidable et visera haut. Il y avait déjà eu des contacts la saison passée. J’ai un petit retard physique et je n’ai pas voulu prendre de risques en raison d’une douleur aux adducteurs. Cela ne devrait pas me poser de problèmes. Le staff médical du Standard est formidable. Avec Guy Namurois, le préparateur physique, Emile Mpenza s’est relancé à Sclessin. Je sais que je suis en de bonnes mains. Maintenant, ce sera à moi de jouer, de m’imposer. J’ai l’avantage de bien connaître le championnat belge. Je suppose que Dominique D’Onofrio m’utilisera d’abord à la récupération, au centre du terrain, mais, en tant qu’ancien attaquant, j’aime bien aussi me pointer dans le rectangle adverse. En partant de loin, je peux exploiter les espaces, me lancer dans les brèches et percuter de la deuxième ligne. On verra mais je suis heureux d’être en Belgique, c’est mon deuxième pays. J’adore…

Alors, je vais vous tester. Qu’est-ce que la Belgique fête le 21 juillet ?

La fête nationale. De plus, la Belgique célèbre le cent soixante-quinzième anniversaire de son existence et les 25 ans du fédéralisme.

Bravo mais pour que ce soit parfait, vous auriez dû dire cent septante-cinquième anniversaire. Ce n’est pas grave, vous pouvez rester…

Merci.

Pierre Bilic

 » Si les Belges ne m’avaient pas fait confiance malgré un CV nul, je ne sais pas CE QUE JE SERAIS DEVENU « 

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