Où s’arrêtera Suarez ?

Le talentueux Argentin de 21 ans a déposé sa carte de visite dans les filets brugeois. Ce sacre annonce certainement d’autres joies.

Il suffit d’égrener trois minutes de jeu pour cerner l’importance et les progrès de Matias Suarez. A la 28e, il s’est replié sur la ligne de but et monte la garde devant le poteau droit de Silvio Proto avant de signer un raid sur son flanc. 60 secondes plus tard, l’Anderlechtois inflige un grand pont à Michael Klukowski, dévore l’aile gauche du Club Bruges comme un croissant au petit-déjeuner avant de délivrer une passe décisive à Jelle Van Damme : 0-1, le titre est en vue. Plus tard, il ne reste que quatre minutes de jeu avant le temps additionnel quand il transforme en or un assist de Lucas Biglia. Ce 0-2 offre le 30e titre à Anderlecht sur les terres de son vieux rival brugeois.

C’est la fête et ces deux moments, parmi d’autres, soulignent une fois de plus la classe de Suarez.  » C’est le plus beau jour de ma carrière « , lance-t-il. On peut le comprendre. C’était pour le moins une performance pleine d’intelligence. L’Argentin a animé son flanc, assumé sa part de boulot défensif, soigné son travail de relais et fait preuve de réalisme et de fraîcheur quand Ariël Jacobs lui demanda de quitter son couloir pour glisser à la place de Romelu Lukaku.

A Bruges, il a aussi à un ancien équipier rentré à la maison : un Argentin a vécu le drame de sa carrière et un autre est entré dans le vif du sujet… Le crépuscule pour Nicolas Frutos, les premiers rayons de soleil pour Suarez.

En juin 2008, les Mauves grillaient la politesse aux Mexicains de Santos Laguna, à La Corogne et à des clubs allemands dans le dernier sprint pour le transfert de la promesse de l’Atletico Belgrano. Anderlecht dépose 1,5 million d’euros sur la table. Ses adversaires peuvent faire monter les enchères mais une grosse carte leur fait défaut : les Bruxellois ont déjà l’accord du joueur et entretiennent de bonnes relations avec son agent, Jorge Cyterszpile. L’ancien conseiller de Diego Maradona a donné sa parole aux Belges et ne la mange pas.

Pourquoi avoir besoin d’un an pour s’adapter ?

Après une saison 2008-2009 de réglages, l’Argentin a trouvé ses marques et généreusement élargi ses horizons. Car il y a un an, l’homme de Belgrano devait se définir parmi des attaquants de pointe comme Frutos, Tom De Sutter, Stanislav Vlcek et Dmitri Bulykin. Dur, dur à 20 ans mais il avait quand même exprimé sa classe lors de quelques rencontres. Une légende raconte qu’il aurait dit après avoir visité Gand ou Bruges :  » Je ne suis pas venu ici pour découvrir de vieilles pierres mais pour réussir ma carrière.  »

Son talent ne se discutait pas et la maturation n’est plus qu’une question de temps sous la surveillance de Jacobs.  » En Belgique, on manque trop souvent de patience avec le jeune talent étranger « , souligne Paul Courant, un agent de joueurs qui connaît bien l’Amérique latine. Il y avait détecté Frutos.  » Un de mes meilleurs amis n’est autre que Mircea Lucescu, l’entraîneur des Ukrainiens de Shakhtar Donetsk. Ce club à succès brasse pas mal de grandes vedettes étrangères et sa division offensive est essentiellement composée de Sud-Américains. Ces derniers changent d’univers en débarquant en Europe. Lucescu leur donne toujours un an pour qu’ils trouvent leurs marques. Suarez a aussi eu besoin, je suppose, d’un temps d’adaptation. Anderlecht est un des seuls clubs belges qui pouvait lui offrir cette saison de rodage. C’était un choix crucial pour bien poser les fondations de sa carrière. D’autres clubs veulent tout, tout de suite : c’est impossible et cette attitude peut griller du jeune talent. On ne joue pas de la même façon en Belgique qu’en Argentine. Habitué à un jeu court, il a découvert un championnat où l’accent est mis sur l’engagement, les devoir défensifs, etc. Les différences sont énormes.  »

Marc Degryse partage les idées de Courant :  » Dans sa situation, celle d’un jeune Argentin expatrié en Belgique, un pays dont il ne maîtrise pas la langue, rien n’est évident. Cette saison, il a connu un creux. En hiver, Suarez n’a brusquement plus eu le même rendement que précédemment. Le froid rigoureux a peut-être joué un rôle. Il n’était certainement pas habitué… Mais, avec l’âge, il apprendra à mieux gérer toutes ces circonstances, y compris celles liées au climat.  »

Le chemin parcouru est déjà impressionnant.  » Son grand rêve, c’était de s’installer aux côtés de Frutos, d’être son fournisseur de passes décisives « , note Yannick Ferrera, ancien entraîneur de jeunes et ex-collaborateur de la cellule sociale d’Anderlecht. Le neveu de Manu et Emilio Ferrera a longuement accompagné Suarez dans sa découverte des réalités du foot belge :  » Dès mes premiers contacts avec lui, j’ai relevé son énorme désir de réussir en Europe. Ce joueur est totalement focalisé sur le football. C’est son unique préoccupation. Mais il a dû adapter ce désir à un autre style de jeu, à des charges de travail à l’européenne, à un mode de vie inconnu, à de nouvelles langues, au mal du pays et à l’éloignement de sa famille. Je ne suis pas étonné par ce qu’il montre sur un terrain car il y a de la classe et de la volonté derrière tout cela. Matias est intraverti. Il garde ses émotions pour lui. Je parlais davantage avec sa mère qu’avec lui. Au début, il était venu avec un ami qui espérait trouver un club en Belgique et un représentant de son agent. Ils sont rentrés en Argentine. Matias avait surtout besoin de sa famille autour de lui. Sa mère lui a rendu visite et la naissance de son enfant a certainement constitué un déclic. Le football est son passeport pour la réussite. Ce grand timide ne cherche pas spécialement les contacts mais cela va mieux. Matias suit des cours de français et sa timidité naturelle ne sera plus un souci quand il saura exprimer le fond de sa pensée. Avec lui, j’ai bien mesuré que l’adaptation d’un jeune joueur étranger est toujours délicate. Une bonne cellule sociale, comme c’est le cas à Anderlecht, est indispensable car un jeune joueur et sa famille peuvent avoir un problème urgent à toute heure du jour ou de la nuit. Cette présence peut aussi expliquer les progrès de Matias qui n’a pas été soutenu et compris que sur le terrain.  »

Quelle est sa vraie place ?

Jacobs varie les coups avec Suarez. C’est l’objet de pas mal de débats.  » Je trouve qu’il a livré une belle saison, même s’il a connu des hauts et des bas « , estime Degryse.  » Il avait très bien commencé la saison et est en train de très bien la terminer. Entre les deux, il a traversé une période plus difficile, mais c’est logique à son âge. Par rapport à Kanu, un autre Sud-Américain du même âge, il est déjà beaucoup plus loin. Suarez est aussi très polyvalent. Il est capable d’occuper trois ou quatre positions offensives : à droite, à gauche, comme attaquant, comme soutien d’attaquant. Il crée, élabore des mouvements mais est aussi très efficace devant le but. Maintenant, on peut se demander pourquoi il a connu cette baisse de régime. Son jeune âge est, à mon avis, la principale explication même si on ne peut pas en exclure d’autres. Il y a sans doute eu une question de confiance qui a joué également. Dans sa situation, c’est peut-être plus difficile de retrouver le moral lorsqu’on constate qu’on n’a plus le même rendement que précédemment.  »

Johan Walem apporte son grain de sel :  » Cette saison, je l’ai retrouvé deux ou trois fois avec les Espoirs. Il ne faut pas dix minutes pour comprendre. Ce joueur, c’est la classe. Il détient une technique individuelle de très haut de gamme. C’est rare en Belgique. Les gens vont au stade pour admirer de tels artistes, trop rares ici. Il lit bien le jeu mais est surtout très rapide. Quand il est lancé, Matias garde le contrôle des événements. Il trouve des solutions. Pour le moment, il se rend utile à droite. Il en profite pour exprimer ses atouts. Il apprend, se positionne bien mais Matias est plus un homme d’axe. Sur le flanc, il peut réussir mais y sera quand même moins à l’aise que dans une liaison plus directe avec l’attaquant de pointe.  »

L’ex-défenseur des Diables Rouges Philippe Léonard approuve :  » Tout est une question d’animation. Suarez a trouvé un équilibre tactique. Dans le système prôné par Jacobs, il n’est pas obligé de filer sans cesse sur son flanc. Il peut attendre le bon moment tout en soignant son positionnement. Mais je n’en démords pas : Jonathan Legear est plus un joueur de couloir que lui. Jo est typiquement un ailier de débordement doté d’un excellent centre. Dès qu’il le peut, l’Argentin préfère rentrer dans le jeu que déborder. Suarez est davantage un joueur de construction que de rupture, Il a besoin d’appuis autour de lui. Pour un arrière, il n’est pas facile à neutraliser. A mon avis, s’il joue à droite, son opposant doit l’inciter à rentrer dans le jeu où son action sera entravée par les médians défensifs. Mais il faut ouvrir l’£il, et le bon, car ce technicien dispose d’une arme souvent imparable : la vitesse d’exécution.  »

Benoît Thans est d’accord :  » J’adore ce joueur. Tout a l’air si facile quand il est en possession du ballon. Il ne cesse de progresser. Et je n’oublie pas qu’il n’a que 21 ans. Est-ce que le débat de la place idéale se pose vraiment avec lui ? C’est un joueur complet. A mon avis, Jacobs lui aurait aussi trouvé une place dans d’autres occupations de terrain. Suarez a profité des blessures de Legear pour se relancer à droite. Mails il peut en faire de même à gauche ou dans l’axe. De la droite, il a l’art de rentrer dans le jeu. Ses déboulés sont plus ondoyants que ceux de Jonathan qui a jeu très direct. Je n’ai pas été étonné par son match plein à Bruges. Si Anderlecht a élevé son niveau de jeu cette saison, c’est aussi grâce à lui. Tout le monde a beaucoup parlé de Mbark Boussoufa et de Romelu Lukaku, mais la percée de Suarez est aussi intéressante que l’éclosion du jeune attaquant. Ce titre devrait constituer le premier grand déclic de sa carrière.  »

Est-il déjà prêt pour un grand championnat ?

Thans est d’ailleurs certain que Suarez se retrouvera assez vite à l’étranger :  » L’âge ne constitue pas un problème. Dans un an, à 23 ans, il pourrait se retrouver dans un grand championnat. A mon avis, la Belgique sera bientôt trop petite pour lui. Il termine juste son adaptation au football européen et a faim de succès. S’il confirme sa marche en avant, il sera difficile de le garder. Matias avait déjà montré le bout du nez en Coupe d’Europe. Si Anderlecht se qualifie pour les poules de la Ligue des Champions, il impressionnera sur la scène internationale. Ce joueur vaut déjà gros. « 

Courant ajoute :  » Il ne faut pas oublier que les Argentins sont des gagneurs. Ils ont du caractère, viennent en Europe pour réussir et sont de grands professionnels. Frutos n’avait par exemple pas hésité à poser des questions sur le staff médical d’Anderlecht. Qui d’autre que lui aurait osé le faire ? C’est typiquement argentin. C’est le pays le plus européen de cette contrée : les joueurs y sont bien formés et comprennent le football sous toutes ses facettes. Ce sont presque tous de gros travailleurs. Ils réussissent dans tous les grands championnats européens. Ce n’est pas le fruit du hasard. « 

Degryse ne nourrit aucun doute à propos du futur de l’Anderlechtois :  » Je pense qu’il est promis à un très bel avenir. C’est un joueur très intéressant. « 

Laurent Ciman l’a marqué à la culotte lors du dernier Anderlecht-Courtrai :  » A la mi-temps, Georges Leekens avait procédé à la réorganisation de notre défense. C’est ainsi que je me suis retrouvé face à Suarez. Pour moi, c’est un des joueurs les plus prometteurs de D1. Je savais qu’il disposait d’une magnifique technique. C’est un joueur élégant qui peut vous mettre dans le vent à chaque moment. Sa facilité balle au pied ne m’a pas surpris. Par contre, j’ai été éberlué par sa vitesse. Je le savais rapide mais pas à ce point-là…  »

Par Pierre Bilic

« Ce joueur, c’est la classe. (Johan Walem) »

« Il dispose d’une arme imparable : la vitesse d’exécution. (Philippe Léonard) »

« Les Argentins sont des gagneurs. (Paul Courant) »

« Une saison supplémentaire en Belgique lui fera du bien. (Laurent Ciman) »

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