Ostracisme pour Marcel! (1)

Bernard Jeunejean

« Tu es déjà là? », s’exclama Georgette éberluée.

Il était 18 heures à peine lorsque Marcel accrocha calmement, au porte-manteau, son écharpe aux couleurs de Noiseux-sur-Berwette. Sur Radio Six-Clochers, Georgette venait pourtant d’entendre la grande nouvelle: cet après-midi, en déplacement à Grosbousville, Noiseux avait obtenu le point qu’il lui fallait pour retrouver, après seulement un an de purgatoire en 4e, le paradis de la 3e Provinciale!

Footeuse d’expérience, épouse résignée en pareil cas, Georgette connaissait en principe la musique: son vieux mari fêtait le titre « dignement », c’est-à-dire qu’il se montrait digne des dizaines de bières qui lui passaient par les mains. Elle préférait dès lors passer en solitaire une soirée paisible, en attendant une nuit qui le serait moins: à son retour tardif, Marcel trébuchait toujours quelque part entre la porte d’entrée et le bois du lit. Dans son sommeil, il beuglait toujours plusieurs fois « On est champions! » entre un ronflement et un borborygme, et parfois pire du point de vue digestif.

– Tu sais, chou, les fiestas, ce n’est plus de mon âge, soupira-t-il, en tentant un sourire décontracté comme on tente un dribble impossible…

– Là, vieil homme, tu me prends pour une vieille gourde!, interjeta Georgette. Joueur, entraîneur, comitard ou supporter, tu as toujours été bourré les soirs de titres depuis notre mariage en 1960 et c’est d’ailleurs titré-bourré que tu pourrais fort bien mourir un jour! Alors, il vient de se passer quelque chose de pas banal, et tu vas me raconter. Quitte à boire un coup, car tu n’as pas ta dose!

Le pecket servi par Georgette fit toc sur la table. Marcel, lui, fit cul sec et fondit en larmes mouillées. D’un regard embué, il désigna la cheminée de cuisine, et plus particulièrement le coin gauche sous le crucifix, où étaient accrochés onze petits cadres qu’il avait disposés en 4-3-3: les 11 photos des 11 titres obtenus, depuis sa victoire de 1951 en Cadets/série C jusqu’à celle de 1999 lorsqu’il était trésorier du club! A Noiseux comme partout ailleurs, les photos-souvenirs des titres obtenus étaient de joyeux foutoirs.

Pas question en pareils cas de photos d’équipe classiques, noyau de l’équipe exclusivement, joueurs alignés avec maillots immaculés, les plus grands debout derrière, les plus petits accroupis devant. Non: du vainqueur de la Coupe du Monde au champion de 4e Provinciale, la photo de juste après la délivrance, toute pleine du bonheur qui éclate encore, avait toujours des allures de partouze sur pelouse!

C’était un entassement de corps hilares, vautrés les uns dans les autres. Etaient accourus se joindre aux joueurs les gosses, les drapeaux, les comitards, des trompettes, des supporters peinturlurés, des écharpes, quelques supportrices délurées, parfois même un clebs en laisse qui n’en revenait pas d’être champion lui aussi. Tous les visages criaient « Ooouaaaaaaih! » au moment où le photographe avait fait sortir le petit oiseau, il suffisait de regarder pour l’entendre!

Et quelle qu’eût été, au cours des années, sa fonction dans le club, Marcel figurait, toujours braillard, sur chacune des 11 photos. Tantôt debout et bras brandis, champagne en pogne. Tantôt juste visible, parce qu’il avait traîné pour frayer un passage à sa bouille réjouie entre deux autres bouilles réjouies.

Tantôt presque à poil, seule l’écharpe aux couleurs du club masquant son intimité. Tantôt affalé sur un congénère, une bière dans chaque main. Une fois même transversal et heureux, en avant-plan de tout le groupe, dans la position du gros bonhomme de la pub pour Adecco.

– Je ne serai pas sur la 12e, pleurnicha-t-il, en tendant son godet pour que Georgette lui resserve une rasade.

– Accouche, chou, soupira-t-elle en rasadant généreusement.

– C’est à cause de l’entraîneur. Il m’a vu prendre place pour la photo, et il a menacé de s’éclipser si je restais!

– Ben dis donc, j’ignore quelle connerie tu avais encore faite, mais c’est un teigneux, celui-là! Allez, rebois un coup et déballe, Marcel. Ça va te soulager la patate, t’en as gros dessus.

(à suivre)

Bernard Jeunejean

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