« On va te flinguer »

Footballetmafia, écrit par les journalistes hollandais Tom Knipping et Iwan van Duren, s’épanche sur le trucage des matches. Sport/ Foot Magazine a interviewé ses auteurs aux Pays-Bas.

« En janvier dernier, nous avons soumis une demande à notre rédacteur en chef, Johan Derksen. Selon nous, le moment d’écrire un livre sur l’interdépendance entre football et mafia était venu. Après avoir écouté nos arguments, il a tiré une bouffée de son cigare et nous a donné carte blanche. – Veillez à ce qu’il soit prêt au moment de l’EURO.  »

C’est ainsi que débute  » Voetbal en maffia – We schieten je kapot « , le livre de Tom Knipping et d’Iwan van Duren, qui en est à sa dixième réédition, sept mois à peine après sa publication. Une raison de plus pour rencontrer les deux journalistes. Rendez-vous est pris au café-restaurant LUX de Nimègue, qui propose des déjeuners délicieux, selon Van Duren. De fait, mais le repas devient accessoire dès la première question.

Quand vous regardez le superbe but de Zlatan Ibrahimovic lors du match Suède-Angleterre, vous régalez-vous ou vous demandez-vous plutôt qui a arrangé la phase ?

Tom Knipping sourit : Nous ne le pensons pas mais un moment donné, nous ne pouvions plus regarder un match de manière normale. C’est clair : la falsification des matches est un phénomène à grande échelle. Si vous suivez par exemple un match de la Croatie ou de la Serbie, vous pouvez partir du principe qu’il a des chances d’être arrangé.

Ces falsifications tuent le football. En Bulgarie, il y a à peine deux cents personnes en vestes de cuir dans le stade, pendant un match. Les supporters normaux ne viennent plus. On assiste au même phénomène dans d’autres pays de l’Est. Je ne veux pas que cela se produise ici aussi.

Pourtant, il a déjà été prouvé que des matches de qualification pour le Mondial ont été truqués, que des matches de Ligue des Champions et d’Europa League ont été manipulés, sans parler de tous les scandales de corruption qui ont secoué pas mal de pays occidentaux. Cela fait tache d’huile.

Nous ne voulons pas voir nos stades se vider et le football dépérir parce qu’il aura perdu sa crédibilité.

Une noyade et un suicide

Vous considérez-vous comme les chevaliers blancs qui vont sauver le football ?

Knipping : L’expression est forte mais quand un journaliste remarque un événement important, il a l’obligation d’en parler. Nous pouvons évidemment nous contenter de nous installer dans la tribune pour effectuer un compte-rendu mais quand nous apprenons ce genre de choses, même sur la scène européenne, nous devons en informer nos lecteurs.

Iwan van Duren : Surtout quand Michel Platini, le président de l’UEFA, qualifie le match fixing de plus grand danger de tous les temps pour le football. Il devrait être porteur d’un message positif sur le fair-play et sur le football en tant que plaisir familial, mais même lui a déclaré qu’il y avait un grave problème.

Un moment donné, Tom et moi avons réfléchi à ce qui était important en journalisme sportif, de nos jours. Par quel type d’articles pouvons-nous faire la différence ? La réponse coulait de source, à nos yeux : la falsification des matches. Nous avons dit à notre rédacteur en chef que nous aimerions plancher sur le sujet mais que cela prendrait du temps car c’est évidemment un sujet large et complexe. Je peux vous dire que nous avons été effarés. Vraiment.

Notre livre est le résultat de cinq mois de recherches. Sept mois après sa publication, nous écrivons un nouveau livre, cette fois sur la mafia du football dans les Plats Pays. Nous nous intéressons également à la Belgique. En fait, c’est un scandale : l’affaire Ye montre que votre championnat est corrompu et le procès est toujours en cours, après tant d’années ! Franchement, je me demande si on y attache une quelconque importance. Le football réunit les gens mais s’il n’est plus intègre, en quoi pouvons-nous encore croire ? Regardez votre équipe nationale. Elle soude votre pays plus que tout le reste et l’émotion qu’elle suscite est justifiée. Il faut protéger ça.

En approfondissant le thème, nous nous sommes rendu compte que le football formait une sorte de société autonome, dotée de ses propres règles. Personne ne contrôle personne, on se refile la patate chaude. Dès qu’un problème survient, la fédération met en place une commission. Celle-ci se livre sans doute à quelque enquête et signale éventuellement le problème à l’UEFA, laquelle le renvoie à une autre instance. On va donc droit dans le mur. Or, dans le cas du match fixing, on est confronté à une criminalité lourde. Ce que je veux dire ? Quelques personnes que nous souhaitions interviewer sont brusquement mortes. Un footballeur suisse qui avait avoué certaines choses à son président et auquel nous voulions parler a été retrouvé mort dans le Rhin peu après. En Hongrie, un président était très loquace à propos de la corruption. Il a sauté d’un toit. Suicide. Cela vous montre à quel milieu on a affaire. De grosses sommes sont en jeu. Je ne parle pas de milliers d’euros mais de millions, de milliards…

Handicap asiatique

En parlant de milliards, votre livre s’en prend au championnat russe. Nos compatriotes Axel Witsel et Nicolas Lombaerts ne vont pas être ravis à sa lecture.

Knipping : La FIFpro, le syndicat international des joueurs, a publié une enquête en 2012. Il en ressort que près de la moitié des joueurs du championnat russe ont connaissance du problème et que 10 % d’entre eux reconnaissent avoir été approchés pour influencer le déroulement d’un match. Donc, si vous suivez un match en Russie, vous savez que deux des 22 joueurs présents sur le terrain ont fait l’objet d’une tentative de corruption.

La FIFpro s’inquiète du problème depuis longtemps. Il y a deux ans, elle a remarqué qu’elle recevait de plus en plus de questions des joueurs, surtout d’Europe de l’Est, à ce propos. Elle a donc réalisé cette enquête.

Ce n’est pas seulement un problème en Europe de l’Est…

Knipping : Le phénomène s’étend de plus en plus à l’Ouest. Nos championnats intéressent les bureaux asiatiques de paris, qui savent que leurs propres championnats sont truqués. Quand ils misent sur un match en Allemagne, en Finlande, en Belgique ou aux Pays-Bas, ils partent du principe qu’il s’agit de compétitions propres.

On parie sur les aspects les plus fous : la première carte jaune, le premier corner… Le handicap asiatique est très populaire et peut rapporter gros. Vous pariez sur le nombre de buts inscrits dans un match ou pendant le premier quart d’heure, par exemple. Vous pouvez effectuer ces paris sur des matches des championnats belges et néerlandais également mais généralement dans les divisions inférieures.

Van Duren : Je me suis retrouvé dans un bureau de paris à Bangkok. Tom assistait à un match des espoirs du FC Utrecht. Cela aurait aussi bien pu être une partie des espoirs du Cercle Bruges. Eh bien, je pouvais parier sur ce match. Des personnes n’arrêtaient d’ailleurs pas de téléphoner, du bord du terrain. Cela ne veut pas dire que le match était truqué mais qu’il intéressait énormément les agences de paris. Et, qui dit intérêt, dit argent. Beaucoup d’argent. Or, il s’agissait de jeunes joueurs. C’est extrêmement préoccupant. La Beneligue des dames est également intéressante pour les parieurs car personne ne s’y intéresse et les femmes ne gagnent rien. Nous avons le devoir d’alerter les fédérations concernées du péril.

Un journaliste doit informer. Je ne veux pas me contenter de parler de l’excellent travail qu’accomplit Van den Brom à Anderlecht. Je veux que les gens prennent conscience de l’ampleur grandissante du phénomène, sans que personne ne semble s’en rendre compte. (Il parcourt le restaurant du regard.) Il y a un an, si j’avais demandé aux 40 personnes présentes ici ce qu’est le match fixing, personne n’aurait pu me répondre. Maintenant, parmi eux, quelques-uns diraient qu’ils en ont déjà entendu parler. Récemment, lors d’un match d’Almere City, toute une tribune s’est retournée contre un Chinois en train de téléphoner. L’homme a dû s’enfuir pour sauver sa peau. (Rires)

Éradiquer l’arbre et les racines

Votre livre parle également des clubs qui servent au blanchiment d’argent. Ce n’est pas un sujet facile à traiter pour des journalistes…

Van Duren : Non mais quand un jeune descend de son scooter, rue Neuve à Bruxelles, s’achète un costume de 3.000 euros qu’il paie en liquide, le commerçant pourrait se demander si c’est normal. Et quand quelqu’un se présente avec un sac rempli d’argent dans un club belge, sous prétexte de l’aider, le club doit quand même se demander d’où vient cet argent ? La Fédération doit aussi poser des questions.

Knipping : On peut obtenir un poste ou même reprendre un club sans problème. Le monde du football est très facile à pénétrer parce qu’il n’y a pas le moindre contrôle. En janvier 2012, l’AZ a effectué un stage en Turquie et a disputé un match amical contre le Werder Brême, match arbitré par un Bulgare. On pouvait parier du monde entier sur ce match et il s’est d’ailleurs produit des choses bizarres. Dix minutes d’arrêts de jeu, un but allemand annulé pour une faute que personne n’avait vue… Plus tard, il s’est avéré que la FIFA avait suspendu cet arbitre à vie pour avoir jadis sifflé un tournoi illégal de jeunes en Amérique du Sud. Il n’aurait donc jamais dû pouvoir arbitrer en Turquie. Nous l’avons signalé à la KNVB, qui a transmis l’affaire à l’UEFA. Un an plus tard, nous n’avons toujours eu aucune réaction. Tout le monde pointe les autres du doigt mais rien ne bouge. Je ne serais pas surpris que cet arbitre refasse bientôt surface dans un autre camp d’entraînement…

Van Duren : Prenez ce Paul Put. Il part en vacances en Gambie et le voilà bombardé sélectionneur. C’est pourtant le même homme qui a truqué des matches en Belgique, des faits qui ont été prouvés ? Alors, je me demande comment c’est possible. Il vient de refaire surface au Burkina Faso. Ces gens surfent et poursuivent leurs activités.

Knipping : Ils devraient être suspendus dans le monde entier. Il faut éradiquer le problème et ses racines.

Van Duren : Nous sommes plongés dans cette enquête depuis onze mois et nous sommes tombés de nos chaises. En fait, le livre n’évoque que 5 % de ce que nous savons car nous ne pouvons écrire que ce qui est prouvé. Faute d’avoir pu étayer les pires chapitres, nous n’avons pu les publier. Nous respectons une éthique : pas d’écoutes téléphoniques, pas de surveillance, pas de vérification de comptes bancaires… Or, c’est nécessaire pour trouver des preuves mais nous avons nos limites. Nous ne voulons pas marcher dans les pas de la presse britannique, même si la tentation est parfois forte. Nous supplions la justice d’entrer en action. Nous sommes en mesure de lui transmettre une série d’éléments sur base desquelles elle peut intervenir.

Criminalité invisible

La justice ne fait pas son travail ?

Knipping : Le monde politique doit comprendre qu’il s’agit d’un problème sérieux.

Van Duren : Interpol affirme que ceux qui étaient impliqués dans la prostitution et le trafic de drogue se sont reconvertis dans le match fixing.

Knipping : On parle d’une criminalité invisible. Transporter un conteneur de cocaïne au port d’Anvers est beaucoup plus dangereux que falsifier un match. On court nettement moins de risques de se faire pincer et le bénéfice est à peu près identique.

Van Duren : Il est très difficile d’exercer un contrôle puisqu’il y a de multiples façons de falsifier un match. Avant, on approchait des équipes entières. La tactique est devenue plus subtile. On a même rédigé des modes d’emploi pour les gardiens sur la manière de commettre une faute sans se faire remarquer. Les arbitres sont souvent des cibles. Les fédérations devraient avoir un droit de regard sur leur vie privée. Imaginez que vous êtes arbitre. Vous êtes au bistrot et la plus belle des femmes, celle dont vous pensez qu’elle n’est pas pour votre bec, se dirige vers vous. Nous en rêvons tous, non ? Vous passez une nuit fantastique mais le lendemain, vous trouvez une vidéo dans votre boîte aux lettres. Qu’allez-vous faire si quelqu’un vous demande de donner une carte jaune à telle minute, en échange de son silence ? Vous sortez la carte en pensant être quitte mais en fait, vous ne pouvez plus faire marche arrière…

Je viens de discuter avec un criminologue, qui m’a dit que le phénomène était comparable à la manière dont on attire des femmes dans la prostitution. On les choie, tout est tout beau puis on franchit une barrière, un point de non-retour. On procède de la même manière avec des arbitres et avec de jeunes footballeurs. Ils aiment le bling bling et sont donc fragiles. Prenez les joueurs zambiens qui ont été impliqués dans le scandale en Finlande. Si cette manne leur permet d’entretenir toute leur famille, ces joueurs ont-ils le choix, une fois qu’ils sont dans le circuit ? Peut-on les condamner ?

Imaginez que votre petit frère joue au FC Brussels – un club étrange, soit dit en passant. On lui promet 500 euros s’il se place hors-jeu à trois reprises en première mi-temps – on peut aussi parier là-dessus. Il ne peut pas en toucher un mot, évidemment. Nous réunissons nos trois salaires, ce qui fait donc 3.000 euros (Sourire), que nous misons et qui nous en rapportent 30.000. Franchement, je comprends que la tentation soit grande pour certaines personnes… C’est de l’argent facilement gagné.

STEVE VAN HERPE À NIMEGUE – PHOTOS: IMAGEGLOBE

 » Gare à ceux qui veulent s’épancher : un joueur suisse a été retrouvé mort dans le Rhin et un président d’un club hongrois s’est suicidé.  » Iwan van Duren

 » Quand vous suivez un match en Russie, vous savez que deux des 22 joueurs ont été approchés pour influencer le résultat.  » Tom Knipping

 » Transporter un conteneur de cocaïne dans le port d’Anvers est bien plus dangereux que falsifier un match.  »

Tom Knipping

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