» On ne se croit pas AU-DESSUS DU LOT « 

Tenants du titre arc-en-ciel, tous deux sont favoris de la prochaine édition mais Sven Nys (37) et Marianne Vos (26) ont bien d’autres points communs. Un entretien exclusif sur leurs motivations, leurs doutes et l’exercice d’équilibre difficile entre passion et obsession.

Aucun détail n’échappe à un sportif de niveau. En saluant chaleureusement son collègue, Marianne Vos remarque une croûte à sa main et elle exhibe la même en riant :  » C’est fréquent en cyclo-cross, hein ! Et ça guérit lentement.  »

Peu leur importe. Ils viennent de pulvériser leurs concurrents à Louvain et Marianne complimente Sven :  » Ton aisance, ton assurance et surtout la décontraction de ton visage…  »  » C’est lié à ma forme « , rétorque Nys,  » mais depuis toujours, j’y veille, à l’instar des coureurs de 100 mètres : en plein effort, leurs traits restent détendus. Par contre, à l’entraînement, je m’autorise à grimacer car je peux montrer que je souffre.  »

Vos :  » Encore faut-il que les jambes suivent. J’y parviens mieux en cross car je souffre moins que sur route. En course, je suis en avant et la tête que je tire n’est pas importante puisque mes rivales ne la voient pas mais avant le départ, j’essaie de dégager beaucoup d’assurance. Il m’arrive aussi de piquer quelques petits sprints, à la fois pour impressionner les autres et pour me motiver.  »

Comment faites-vous pour conserver votre rage de vaincre et votre agressivité, après tant de victoires ?

Sven Nys : J’essaie d’échapper à la presse et à certaines obligations. C’est le principal danger qui me guette avant un championnat et c’est pour ça que je suis parti à Majorque. À mon âge, il est plus difficile de faire monter l’adrénaline. Je me repasse les images de mes victoires, comme ce succès phénoménal à Kalmthout, quand, après une panne, j’ai remonté tous les concurrents comme un possédé. Ça me donne un kick.

Marianne Vos : Je le fais parfois, surtout pour me rappeler à quel point je souffre pour gagner car ensuite, la joie de la victoire me fait oublier le reste. Or, sans douleur, pas de satisfaction. Surtout dans les grandes courses, il faut passer le mur. Avec les années, j’ai appris à quel moment aller dans le rouge. Rien ne coule de source dans notre sport. On souffre même à l’entraînement.

Nys : Parfois plus qu’en course. On ne peut se surpasser en course que si on ne se dépasse pas à l’entraînement. Heureusement, on oublie vite cette douleur.

Vos : On affirme qu’il faut s’y habituer mais c’est impossible et ce n’est peut-être pas plus mal ainsi.

Les limites de l’être humain

Au fil des années, avez-vous pu reculer votre seuil de souffrance ?

Nys : Non.

Vos : Le mien a toujours été élevé, ce qui m’a permis de gagner beaucoup de courses à vingt ans. Je n’avais pas le coffre de mes aînées mais je m’accrochais à leur roue pour m’imposer au sprint. À cette époque, les autres m’obligeaient à souffrir alors que maintenant, je dois me l’imposer. Ça requiert une préparation mentale. Je suis toujours à moitié morte au mur de Huy, à la Flèche Wallonne, mais je me raisonne : ce sera bientôt fini et si tu abandonnes maintenant…

Nys : Ça fera encore plus mal.

Vos : Exactement ! Je me demande souvent jusqu’où un être humain peut aller.

Nys : C’est psychologique. Je n’ai jamais autant bavé qu’au Mondial de VTT de Fort William en 2007. Pas pour la victoire mais pour une 16e place, ma dernière chance de me qualifier pour les JO. Mes muscles étaient raides… J’ai franchi la ligne de mon premier Paris-Roubaix en pleurant, pas de mal mais de fatigue. Pourtant, j’étais fier d’avoir tenu.

Vos : J’ai déjà connu ça après un très long entraînement. J’étais épuisée et morte de faim. Il m’a fallu deux heures pour boucles les 34 derniers kilomètres. C’est à peine si je savais où rouler et j’étais trop têtue pour sonner à une porte.  » Tu te l’es infligé, Marianne, continue !  » Je ne sais plus comment je suis finalement rentrée mais une semaine plus tard, j’étais championne du monde à Tabor.

Vous êtes des bêtes d’entraînement. Quelle est la ligne de démarcation entre assez et trop ?

Nys : La méforme est souvent consécutive à des entraînements trop durs. Même à mon âge, je pèche parfois par excès mais il suffit de lever un peu le pied pour retrouver sa fraîcheur. C’est souvent mon coach, Paul Van Den Bosch, qui prend la décision, je dois dire.

Vos : Je suis pareille. Quand ça va moins bien j’ai tendance à en faire plus. Cette année, j’ai pris une bonne résolution : me ménager plus souvent car mon intransigeance m’a déjà joué des tours.

L’équilibre, un apprentissage difficile

Comme avant les Jeux de Londres, quand vous pesiez à peine 50 kilos ?

Vos : Ce n’était pas de l’anorexie mais peu importe. Je restais performante puis un moment donné, j’ai craqué. J’étais affamée. On m’a mise en garde mais je suis têtue et j’ai l’habitude de me débrouiller moi-même. Consulter un nutritionniste n’était pas évident pour moi. Trouver l’équilibre est un apprentissage difficile. Il faut relativiser son sport tout en continuant à repousser ses limites.

Nys : C’est l’essence du sport. Il est inévitable de franchir les limites. Jusqu’en 2005, je surveillais trop mon alimentation. Geert Leinders, mon médecin, est intervenu. Nous avons besoin d’une personne qui ose nous dire la vérité. J’étais convaincu que ma méthode était la seule à même de me conduire au sommet.

Vos : C’est ce feu sacré qui fait de nous des champions. Il faut juste veiller à ce qu’il ne s’étende pas. (Elle rit).

Il y a un autre parallèle entre vous : vos amis vous disent timides et introvertis.

Nys : C’est vrai même si j’ai plus d’assurance qu’il y a quinze ans. Je n’osais pas prendre de décisions, je n’étais pas autonome mais à force de rencontrer des gens, de découvrir des pays et d’être interviewé après chaque cross, j’ai changé, en partie, car je ne noue pas facilement contact et j’évite les feux de la rampe.

Vos : J’ai suivi la même évolution. Avant, il y avait deux Marianne : le killer à vélo, qui libérait son énergie en course, et l’autre, réservée, peu confiante, au quotidien. Je me suis ouverte, dans certaines limites du moins. Car je ne me vois pas animer un groupe.

En 2011, vous avez déclaré devoir vous profiler davantage en leader.

Vos : J’ai dû l’apprendre car à peine passée de juniore en élite, je suis devenue Championne du Monde sur route et en cross. A 18 ans, j’ai dû diriger des coéquipières plus âgées alors que je doutais de moi-même. Cette responsabilité m’a pesé jusqu’il y a deux ou trois ans. Maintenant, je pose des choix avec conviction et je les communique de même. Sans le cyclisme, je n’aurais sans doute pas évolué de la sorte.

Malgré votre timidité, vous tenez des discours en public.

Nys : Parler de mon sport et de ma passion ne me pose pas problème. J’ai tenu un discours de 45 minutes devant 1.500 dirigeants d’entreprise en Wallonie. Je sais comment faire passer mon message : je témoigne du respect à mes concurrents, je reste moi-même, sans tenir de rôle. Les gens apprécient ce comportement autant que mes prestations.

Vos : Au début, je me demandais quel intérêt les gens pouvaient trouver à l’agencement de mes journées. Apparemment, c’est intéressant et donc, je parle volontiers de mon métier et de moi-même. Pour toucher les gens et donner un sens à ses médailles, il faut montrer sa personnalité.

Rester soi-même

Quand l’avez-vous compris ?

Vos : Ma foi m’a souvent incitée à m’interroger. Le cyclisme est chouette mais qu’est-ce que j’apporte à l’humanité ? La question s’est posée avec acuité quand j’ai arrêté mes études de sciences biomédicales après un an pour me consacrer au cyclisme. J’ai remarqué que mes victoires pouvaient faire plaisir à des gens mais ce n’est qu’après mon titre olympique à Londres que j’ai réalisé que je pouvais les consoler, les inspirer, les motiver. Des inconnus m’ont écrit qu’ils avaient traversé beaucoup d’épreuves mais que ma médaille leur avait rendu de l’espoir et de l’énergie.

Nys : J’ai rendu visite à un patient au stade terminal, qui souhaitait me rencontrer. C’était son ultime voeu. La famille a guetté un de ses rares bons jours pour me faire venir. Je ne connaissais pas cette personne mais sa requête m’a brisé le coeur. Ce fut un moment pénible, d’autant que peu après, j’ai reçu un avis de décès.

Vos : Un sportif peut être un modèle. Avant le Mondial de Florence, quelqu’un a demandé à me toucher et a fondu en larmes. Récemment, une femme a sonné chez moi. Elle n’en croyait pas ses yeux quand j’ai ouvert.  » J’ai vécu des moments difficiles et maintenant, je vous vois.  » Je ne veux pas de piédestal mais si je peux procurer du bonheur à quelqu’un… Ça me procure encore plus de satisfactions que le cyclisme.

Est-il difficile de garder les pieds sur terre en étant idolâtré ?

Vos : Il y a de quoi planer quand, après être élue Sportive de l’Année, vous n’entendez que des compliments mais heureusement, je suis réaliste.

Nys : C’est fichu dès qu’on commence à se croire au-dessus des autres. Ce n’est pas facile mais je parviens à relativiser tout ça, peut-être parce que je n’aime pas attirer l’attention. Je n’aurai pas de mal à tourner la page à ma retraite, en 2016.

Vos : C’est une question d’éducation. Mes parents me trouvent géniale mais ils sont les premiers à me conseiller de rester moi-même.

Nys : Mon père s’enfuit dès qu’il voit une caméra et les parents de Marianne restent dans leur coin. Te suivent-ils toujours en campingcar ?

Vos : Oui, pendant la saison de cyclocross, je loge souvent avec eux. C’est très simple mais ça me plaît. Je ne leur parle pas de mes doutes ni de mes sentiments. Nous sommes très réservés.

Retirer le maximum

Sven peut s’adresser à sa famille ou à son entraîneur, pas vous. Ça ne vous manque pas ?

Vos : Non car le staff et quelques amies m’écoutent quand j’en ai besoin. Il le faut car tous les sportifs de haut niveau sont parfois en proie au doute. Ce n’est d’ailleurs pas négatif : ça nous aide à nous affûter. Je n’ai pas besoin d’un entraîneur personnel. J’en ai eu un mais il me collait aux basques au point de me dégoûter. Je ne cherche pas non plus un compagnon à tout prix car je suis attachée à ma liberté. On verra quand je rencontrerai le bon mais de toute façon, je ne veux pas d’enfants avant la fin de ma carrière. Ma vie est trop agitée.

Nys : C’est évidemment différent pour Marianne en tant que femme mais Eric De Vlaeminck m’a conseillé de ne pas en avoir avant ma retraite et je suis heureux de ne pas l’avoir écouté car Thibau a eu un impact positif sur ma carrière. Il m’aide à me défaire de mon côté obsessionnel. Il m’a aussi supplié de ne pas arrêter. Je suis son héros ! La manière dont je gère mon sport, les critiques, les défaites, font partie de son éducation. Je suis heureux de pouvoir lui inculquer ces valeurs à un âge qui lui permet de les comprendre. Il a douze ans.

Il y a deux ans, un commentateur a dit que vous deviez passer du stade du devoir à celui du plaisir. Après deux titres mondiaux, en êtes-vous capable ?

Nys : Oui. L’alliance de décontraction et de motivation qui m’a animé avant le Mondial et la façon dont j’ai profité ensuite de la fête m’ont fait comprendre que c’était comme ça que je devais appréhender mon sport. Je veux retirer le maximum de mes entraînements mais ça m’empreint d’une grande sérénité. Dimanche à Hoogerheide, je me satisferai même d’une deuxième place si je suis battu sur ma valeur alors qu’il y a dix ans, j’aurais préféré terminer dixième. J’ai trouvé mon équilibre. A 37 ans…

Marianne, à 26 ans, le devoir prime- t-il toujours ?

Vos : Parfois, même si je suis consciente de mener une vie agréable. Quand une coéquipière se plaint de la dureté de notre métier, je la rembarre :  » Va travailler de neuf à cinq dans un bureau poussiéreux !  » Je ne soupire pas à l’idée de courir, de m’entraîner, sauf peut-être quand il pleut à verses, mais ça ne m’empêche pas de sortir. Il le faut, si je veux continuer à gagner, mais surtout, après, je n’en ressens que plus de satisfaction. Comme je ne considère pas tout ça comme des sacrifices, je n’ai pas besoin de décompresser en discothèque. Je préfère dîner tranquillement en famille, revoir la course et enfourcher mon vélo le lendemain. Il n’y a rien de plus chouette, quand même ?

Nys : Absolument !

PAR JONAS CRÉTEUR – PHOTOS: IMAGEGLOBE

 » Le principal danger qui me guette, ce sont les obligations.  » Sven Nys

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