» ON L’AIME OU ON LA HAIT « 

La Juventus retrouve le top européen. En Italie, cela fait déjà quelques années qu’elle est  » hors catégorie « . Qu’est-ce qui fait de la Vieille Dame un club à part ? Pour le savoir, Sport/Foot Magazine a accompagné des Italiens du Limbourg à Turin.

Il est deux heures du matin lorsque Paolo Bruno (66 ans) quitte Genk en voiture. Il passe encore prendre quelques amis et met le cap sur l’aéroport de Charleroi. Patrizio Piras (53) est déjà prêt, Vincenzo Giacomazza (60) et son fils Gaspare (29) aussi. A l’heure où Paolo quitte la maison, Gaspare termine son service au restaurant LaBotte de Genk, ouvert par son père en 1980 et aujourd’hui très fréquenté.

Gaspare prend vite une douche, enfile une veste et s’engouffre dans la voiture avec son père. L’adrénaline fait oublier la fatigue. La veille, le frère d’Andrea Pirlo, le régisseur de la Juventus, est venu lui rendre visite. C’est grâce à lui que Pirlo a tourné une petite vidéo dans laquelle il fait la pub du restaurant. LaBotte est en effet le seul restaurant de Belgique à servir les vins (rouge et blanc) d’Andrea Pirlo.

A six heures, un avion rempli pour moitié par des supporters de la Juve décolle pour Bergame. A l’aéroport, les Italiens de Belgique, de France et des Pays-Bas se congratulent chaleureusement en italien. On s’en apercevra davantage encore à Turin : la Juventus, c’est une grande famille qui rassemble les gens plusieurs fois par an. Paolo Bruno et ses amis comptent parmi les 287 membres du club de supporters GaetanoScirea, le plus grand des fan clubs de la Juventus en Belgique et le seul situé sur le territoire flamand.

Il a été fondé par Vincenzo et Patrizio au début des années 80. Patrizio en est le secrétaire et Bruno le vice-président mais aussi le coordinateur avec la Juventus. C’est lui qui prend contact avec le club italien au nom de tous les clubs de supporters en Belgique : un à Bruxelles, deux à Liège et deux dans le Borinage en plus du sien.

La décision de prendre des abonnements à la Juve n’est tombée que dans les heures les plus sombres du club, en 2006, lorsqu’il fut rétrogradé en Serie B suite au scandale des matches truqués. Aujourd’hui, le fan club possède onze abonnements pour les matches de championnat. En Coupe d’Europe, le nombre de tickets d’entrée disponibles varie.

 » Contre Dortmund, nous avons eu 85 demandes mais nous n’avons reçu que 15 tickets « , dit Bruno. C’est déjà la sixième fois cette saison que les membres du club vont voir jouer la Juve. Ils y retourneront encore une fois à l’occasion du dernier match, face à Naples.

Grazie Ryanair !

Comme Vincenzo, Paolo est né en Italie. Gaspare et Patrizio ont vu le jour à Genk. Bruno est de Bari mais il est tombé amoureux de la Juventus lorsqu’il était en internat à Asti, près de Turin, où il séjournait pendant que ses parents travaillaient en Belgique.  » Le dimanche après-midi, lorsque la Juventus jouait à domicile, nous pouvions aller au match. Après trois ans, je n’en pouvais plus : j’ai rejoint mes parents.  »

Plus tard, la famille a exploité les stations Esso du Limbourg. Depuis deux ans, Bruno est pensionné et il a plus de temps à consacrer au club de supporters que Patrizio, fils d’un Toscan et d’une Sarde, qui travaille à la KBC et a 10 bureaux de la région de Diest sous sa responsabilité.

Paolo Bruno n’a pas sa langue en poche. Andrea Agnelli, le président de la Juventus, a pu s’en rendre compte lorsqu’il a annoncé au cours d’une réunion avec les supporters qu’un bon produit devait pouvoir se vendre et qu’il allait augmenter de 41 % le prix des abonnements. Paolo a demandé et obtenu la parole.  » Je lui ai dit que les gens qui faisaient plus de mille kilomètres pour venir voir jouer leur club n’étaient pas de simples clients mais des passionnés.  »

Paolo Bruno est pourtant heureux du retour aux affaires de la famille Agnelli, qui était déjà à la tête du club en 1923 et l’a rendu populaire mais s’était retirée au début des années 90 pour ne revenir qu’en mai 2010. Depuis, Andrea Agnelli dirige le club comme une entreprise avec l’aide de son ami personnel et conseiller, l’ex-international tchèque Pavel Nedved.

 » La seule chose qui ne m’a pas plu, c’est quand il a décidé de ne pas faire resigner Alessandro Del Piero, voici quelques années. Del Piero savait qu’il ne pouvait plus exiger une place de titulaire et il ne le faisait pas non plus.  »

A huit heures, l’avion atterrit à Bergame, à une demi-heure de route de Milan. La voiture de location fait la file sur la Tangenziale qui relie Milan à Turin, 185 km plus loin. A 10 h 30, Paolo Bruno arrive à Turin, où nous logerons après le match. Le lendemain midi, nous reprendrons un vol de Turin à Charleroi.

Ryanair et internet ont facilité la tâche des supporters de clubs étrangers. Aujourd’hui, les déplacements à Turin sont moins chers et plus rapides. Au début, les membres du club s’y rendaient en car ou en voiture, ce qui leur prenait quinze ou douze heures par trajet. Après le match, ils rentraient directement à Genk, sans dormir. Plus tard, un vol vers Bergame leur a offert une option supplémentaire. Depuis l’ouverture d’une ligne Turin – Charleroi, trois fois par semaine, c’est encore plus simple.

Il fait chaud et il y a beaucoup de monde à Turin. Tous les hôtels du centre affichent complet. Ce n’est pas tellement la venue du Real qui provoque cet engouement, c’est le célèbre linceul de Turin, dont le corps du Christ aurait été enveloppé et qui n’est exposé qu’une fois tous les cinq ans.

La veille, l’autre club mythique de la ville a commémoré la catastrophe aérienne qui, le 4 mai 1949, a coûté la vie à la moitié de l’équipe de Torino lorsque, par mauvais temps, l’avion qui la ramenait d’un match de gala à Benfica s’est écrasé contre la colline de Superga, qui borde la ville. Chaque année, l’équipe se rend à la basilique où les noms des 31 victimes sont lus.

Dites 33

La Piazza San Carlo, le coeur de la ville, est bondée. On y manifeste contre les réformes dans l’enseignement. Trois jours plus tôt, elle avait également fait le plein lorsque des supporters enthousiastes avaient revêtu d’écharpes et de maillots blanc et noir la statue de Saint-Charles. La Juventus venait de conquérir un nouveau titre dans un championnat sans réelle concurrence.

Avant la saison, la question n’était d’ailleurs pas de savoir si elle serait championne mais quand elle le serait. Et avec combien de points d’avance elle terminerait. Les joueurs n’étaient pas revenus de Gênes pour fêter le titre, ils s’étaient contentés d’un peu de champagne dans le vestiaire avant de partir au vert pour préparer le match face au Real.

On peut en conclure deux choses : l’Europe a retrouvé une place en Italie (aucun club italien n’a atteint la finale de la Ligue des Champions depuis la victoire de l’Inter sur le Bayern en 2010) et, après quelques années d’interruption due au scandale du calciopoli, un titre de champion d’Italie est redevenu quelque chose de banal pour la Juventus.

Dans le Juventus Store de la Via Garibaldi, beaucoup trop petit, c’est la cohue. Le dernier titre n’a pas encore été ajouté au palmarès affiché sur une des colonnes mais le chiffre 33 figure déjà sur le T-shirt que Patrizio porte fièrement en sortant du magasin. Dès le premier jour, le club en a vendu trois mille. Officiellement, le club a fêté son 31e titre car ceux de 2005 et 2006 lui ont été retirés en 2006 après le scandale du calciopoli. Mais les supporters de la Juventus continuent à les comptabiliser.

A Turin, nos Italiens de Belgique ont donné rendez-vous à quelques supporters italiens de la Juventus, deux amis d’enfance de Vincenzo Giacomazza originaires d’Agrigento, en Sicile. Un d’entre eux est venu en train de Calabre et a fait seize heures de voyage. L’autre a encore travaillé comme pâtissier jusqu’à 6 h 30 du matin avant de prendre l’avion pour Turin.

Vincenzo est arrivé en Belgique en 1978. Avant cela, il avait déjà travaillé comme cuisinier sur des bateaux qui se rendaient en Amérique.  » C’est simple « , dit-il.  » Dans ma région, il n’y avait pas de travail. A Genk bien. J’ai commencé chez Ford et, un an plus tard, j’ouvrais un restaurant où je travaillais le soir.  »

Sa passion pour la Juventus lui vient de ses parents.  » Quand la Juve perdait, mon père ne dormait pas « , dit-il. Il avait seize ans lorsqu’il a assisté pour la première fois à un match de son équipe favorite avec son frère, un an plus âgé que lui. Les deux jeunes hommes s’étaient rendus à Milan, où la Juventus affrontait les rossoneri.

Un voyage de 1600 km aller, vingt-quatre heures dans chaque sens. Il a emmené son fils pour la première fois lors de la finale de la Coupe d’Europe face à Ajax, remportée par la Juve en mai 1996. Gaspare avait alors neuf ans.

S’agit-il du match le plus important auquel le quatuor ait assisté ?  » Non « , disent-ils, la voix sombre.  » Nous étions à Juventus – Liverpool au Heysel. Ce n’est qu’après le match que nous avons appris ce qui s’était passé.  »

Juventus Stadium

Le succès actuel de la Juventus n’est pas seulement dû à de bons choix sur le plan sportif, il est également lié au nouveau stade, le tout premier stade privé d’Italie. Il a été transformé et est exploité par le club. Le Juventus Stadium a ouvert ses portes en août 2011 à la place du triste Stadio Delle Alpi, à douze kilomètres du centre-ville.

Le contraste est énorme. Le stade est désormais entouré d’un centre commercial flambant neuf avec un supermarché, des restaurants, un musée et 4.000 places de parking. En cinq ans, le chiffre d’affaires généré par le stade a triplé. En 2010-2011, le chiffre d’affaires de la Juventus était de 153 millions. Cette saison, il sera vraisemblablement de 305 millions, soit près du double.

Sur la même période, le déficit annuel a été ramené de 95 millions (2010-2011) à 6,7 millions. A terme, la Juventus tend vers un chiffre d’affaires de 350 à 400 millions. Actuellement, le Real (549 millions), le Bayern (487 millions), Barcelone (485 millions) et Manchester United sont encore loin devant mais Agnelli veut faire de la Juventus le cinquième club mondial en termes de chiffre d’affaires.

Dans le nouveau stade, il n’y a plus de piste d’athlétisme, toutes les places offrent une visibilité parfaite et on peut pratiquement toucher les joueurs. Depuis son ouverture, le stade a pratiquement toujours affiché complet. En réalité, avec ses 41.000 places, il est déjà bien trop petit pour un club qui ambitionne de briller en Ligue des Champions mais cela contribue à faire de la Juventus un produit bon et rare. Pour le match face au Real, le ticket le plus cher coûtait plus de mille euros mais la demande avait décuplé par rapport à l’offre.

Malheureusement, il en va de même pour la presse. Il y a de la place pour 300 journalistes et 90 caméras mais pas pour un journaliste belge. Pourtant rentrée bien à temps, notre demande d’accréditation a été refusée par le service de presse. En dernière minute, pourtant, une place est disponible. Là encore, on voit qu’à la Juventus, tout le monde se connaît. Nous récupérons le ticket d’un fan malade. Mais en Italie, à cause de la violence, il faut présenter un document d’identité portant le même nom que celui sur le ticket.

Nous prétendons avoir oublié notre passeport à l’hôtel. Le contrôleur nous regarde étonné et appelle un supérieur qui réfléchit et nous regarde d’un air entendu comme pour dire : J’ai compris mais vous n’avez pas l’air dangereux. (Ce qui est vrai). Allez-y !. Même quand on a déjà vécu pas mal de matches à l’étranger, une rencontre à la Juventus, ça coupe le souffle. Le Juventus Stadium est un véritable temple du football, moderne et confortable. Mais surtout, l’ambiance y est terrible.

Lorsqu’on lance l’hymne du club, Juve storia di un grande amor, composé par Paolo Belli en 2007, ce n’est pas seulement la curva sud mais tout le stade qui chante. Ça donne la chair de poule mais il faut se boucher les oreilles. S’il est vrai que le Club Bruges est venu voir ce stade pour s’en inspirer, les supporters blauw en zwart peuvent se réjouir.

Un resto à 100 euros

La Juventus aligne une équipe très expérimentée (seuls deux joueurs ont moins de 28 ans) et livre un très bon match. Après la victoire (2-1), c’est du délire parmi les fans. Ces gars ont encore soif de victoires. Seuls Carlos Tevez (avec Manchester United) et Andrea Pirlo (avec Milan) ont déjà remporté la Ligue des Champions.

 » L’ensemble de notre équipe a coûté moins cher que Gareth Bale « , dit Patrizio.  » GiuseppeMarotta, le directeur sportif, a fait du bon boulot. Nos joueurs les plus chers sont Tevez et ArturoVidal, qui ont coûté respectivement 15 et 12 millions. Pirlo est venu pour rien, PaulPogba (qui devrait reprendre cette semaine) aussi, StephanLichtsteiner n’a coûté que quelques centaines de milliers d’euros.  »

L’époque à laquelle la Juventus dépensait des sommes folles pour des joueurs est révolue. Face au Real, le médian Stefano Sturaro (22), que l’on n’attendait pas au coup d’envoi, fut la révélation. Il est arrivé de Gênes au mercato d’hiver pour cinq millions d’euros.

Andrea Pirlo, le génie de l’équipe, n’a pas livré un très bon match mais personne ne lui en veut. De même, les fans soutiendront toujours GianluigiBuffon, quoi qu’il arrive.  » Nous n’avons pas oublié qu’après le scandale, les meilleurs joueurs sont partis « , dit Paolo Bruno. Mais Del Piero, Buffon et Nedved sont restés, ils ont mouillé leur maillot en D2 pour aider le club.

Puis Pirlo est arrivé. Je dis toujours qu’il est la lumière de la Juventus. Lorsqu’il a débarqué, le club était toujours dans l’ombre. C’est lui qui a éclairé le chemin et nous avons été champions un an plus tôt que prévu alors qu’on parlait de saison de transition. Après deux septièmes places, nous avons raflé le titre lors de la dernière journée au terme d’un coude-à-coude avec l’AC Milan de MassimilianoAllegri. Ce fut une fête incroyable.  »

L’arrivée d’Allegri et le départ soudain de PaoloConte divisèrent les fans. Le premier jour de stage, Conte, trois fois champion, était toujours sur le terrain. Mais il s’en alla rapidement. En douze heures, Giuseppe Marotta lui trouva un remplaçant.  » J’étais en vacances et j’ai failli faire une crise cardiaque quand on m’a annoncé le nom du nouvel entraîneur « , dit Vincenzo Giacomazza. Il s’agissait de l’homme qui avait offert le titre à Milan.

Le premier jour, la voiture dans laquelle il se trouvait avec des administrateurs fut attaquée par une centaine d’ultras mais aujourd’hui, Allegri fait l’unanimité.  » Il s’est bien débrouillé « , dit Paolo Bruno.  » Il n’a pas changé trop de choses et a imprimé sa griffe progressivement. Avec Conte, les joueurs étaient constamment tendus. Sous Allegri, ils sont plus relax. Conte n’était pas content de l’équipe, il voulait acheter de grands joueurs mais la situation budgétaire du club ne le permettait pas.

Il disait qu’on ne pouvait pas s’offrir un resto à 100 euros quand on n’en avait que dix en poche. Cette phrase a motivé les joueurs, ils veulent montrer que ce n’est pas Conte mais eux qui ont remporté des matches. La Juventus ne dépend pas d’un ou deux joueurs. Notre force, c’est l’équipe.  »

Les années noires de 2006 à 2008 ont marqué le club et les supporters. Paolo Bruno se souvient que certains membres ont quitté le fan club.  » Ils disaient qu’ils ne supporteraient plus jamais la Juventus mais quelques années plus tard, certains sont revenus au local. Je ne leur ai cependant plus vendu de carte de membre. Pour moi, plus jamais, c’est plus jamais.  »

Lui, il n’a jamais douté.  » On supporte son club dans les bons mais aussi dans les mauvais moments.  » Quand on est supporter de la Juventus, on ne se fait pas que des amis non plus.  » Je peux le comprendre « , dit Paolo Bruno.  » Les autres sont jaloux. Moi aussi, j’en voulais à l’Inter lorsque nous étions dans le trou et qu’il gagnait tout. La Juventus suscite des réactions extrêmes. En Italie, on dit : Juventus, ama o odi. La Juventus, on l’aime ou on la hait. C’est l’un ou l’autre.  »

PAR GEERT FOUTRÉ, ENVOYÉ SPÉCIAL À TURIN – PHOTOS : BELGAIMAGE

 » Andrea Pirlo, c’est la lumière de la Juventus. Lorsqu’il est arrivé, le club était dans l’ombre. C’est lui qui a éclairé le chemin.  » Paolo Bruno

 » L’ensemble de notre équipe coûte moins cher que Bale.  » Patrizio Piras

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