» ON AURAIT DIT UN FILM DE SCIENCE-FICTION « 

Victime d’un accident de chasse en 1987, c’est un Greg LeMond miraculé qui avait remporté le Tour, deux ans plus tard, avec 8 secondes d’avance à peine sur Laurent Fignon, acquises lors du contre-la-montre de clôture. Un quart de siècle plus tard, Yvan Vanmol, ancien médecin de l’équipe de l’Américain, se souvient.

Yvan Vanmol :  » Je vois encore la tête ébahie des gens dans ce bistrot plein à craquer des Champs-Elysées. Ils n’en revenaient pas. Comme s’ils regardaient un film de science-fiction. Et pourtant, l’impossible s’est produit : Greg LeMond a transformé un retard de 50 secondes en une avance de 8 secondes tandis que Laurent Fignon s’effondrait en larmes sur la ligne d’arrivée, pratiquement piétiné par les caméramen et les photographes. Une image inoubliable.

Même moi, je n’aurais pas parié un cent sur les chances de LeMond. C’est pourquoi, après m’être promené sur les Champs-Elysées avec ma femme, je ne m’étais pas rendu à l’arrivée mais dans ce bistrot. Je n’ai revu Greg qu’à l’hôtel puis, plus tard, lors de la fête au Moulin Rouge. Pourtant, la veille, il m’avait dit qu’il allait gagner. Je croyais qu’il parlait du contre-la-montre. Non, le Tour, avait-il répondu, sûr de lui. Dans l’équipe, hormis le directeur sportif, José De Cauwer, personne n’osait y croire. D’autant que, pour une petite équipe comme ADR, deux victoires d’étape et une deuxième place, c’était déjà très bien.

Mais Greg en voulait plus. Dès le début de saison, il avait fait du Tour de France son objectif. Je veux y frapper un grand coup, avait-il dit. Après l’accident de chasse dont il avait été victime en avril 1987 – son beau-frère l’avait confondu avec du gibier – il n’était plus que l’ombre de lui-même au sein de l’équipe PDM. Tout le monde le pensait perdu pour le cyclisme, à l’exception de François Lambert, le patron d’ADR, qui lui avait proposé un contrat surtout fait de primes. Un pari censé attirer les sponsors américains mais dont tout le monde doutait, moi y compris. LeMond avait perdu sept kilos de muscles et avait encore des dizaines de plombs dans le corps.

Mais il ne manquait pas de motivation et, à la surprise générale, il avait retrouvé un niveau très acceptable dès le printemps : une dix-septième place au Circuit Het Volk, sixième à Tirreno-Adriatico, quatrième au Critérium International, un Tour des Flandres disputé jusqu’au bout. C’est alors que les ennuis avaient commencé. LeMond et plusieurs coureurs n’étaient plus payés depuis des mois. Or, Greg avait besoin d’argent car il venait de lancer une usine de vélos. Frustré et ivre – il avait abusé du Porto – il avait même refusé de prendre le départ de Liège-Bastogne-Liège. Il était alors rentré aux Etats-Unis et avait repris au Trump Tour mais après deux semaines sans entraînement, il n’y avait évidemment rien fait de bon.

Manque de respect

Au début du Giro suivant, il avait également été largué dans chaque étape de montagne. La presse n’avait plus le moindre respect pour lui. Je n’oublierai jamais qu’un journaliste français, voulant aller trouver Fignon, avait carrément bousculé LeMond. Comme si l’ex-vainqueur du Tour et du championnat du monde n’existait pas. Comme les résultats ne suivaient pas, c’était la grogne dans l’équipe également, d’autant que Greg ne donnait pas l’impression de vivre pour son sport. Il se couchait tard, avait des habitudes alimentaires bizarres : des hamburgers, des pizzas, du mexicain… Son soigneur personnel, Otto Jacome, était chargé d’aller chercher le tout et de le ramener à l’hôtel.

Cela n’arrangeait pas ses bidons. Physiquement, il n’était nulle part. De plus, il stressait à cause des problèmes financiers mais aussi parce qu’il craignait que sa fille, qui n’était pas encore née, ne souffre de trisomie 21. Après une semaine, il avait appelé son épouse, Kathy, en pleurant : J’arrête, je rentre à la maison. José De Cauwer et moi avions finalement réussi à le convaincre de rester mais cela n’avait pas été simple du tout. J’étais convaincu qu’il y avait une raison plus profonde à ses mauvais résultats. Je voulais qu’il se soumette à une prise de sang mais il avait une peur panique des aiguilles. Il ne voulait même pas prendre d’infusion de vitamines pour récupérer, ce qui était courant à l’époque. Des vitamines, j’en ai dans mon alimentation, disait-il. Après avoir fait quatre fois le tour de la pièce, il avait fini par accepter. Heureusement car l’analyse avait démontré un manque de fer flagrant.

Nous avions compensé cela par trois piqûres au cours des jours suivants. Lorsque la pluie avait chassé le pollen de l’air – LeMond était allergique – et que sa femme avait débarqué en Italie avec des nouvelles rassurantes de leur fille, il avait retrouvé à la fois le moral et ses jambes. Il avait même terminé deuxième du contre-la-montre final à Florence, derrière le Polonais Lech Piasecki, un spécialiste, mais avec une bonne minute d’avance sur Laurent Fignon, le vainqueur final. I’m back, avait-il dit, soulagé. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait à nouveau dans la peau d’un coureur.

A partir de ce moment-là, il avait établi un programme très détaillé en fonction du Tour. Après un dernier test – une septième place au Tour des Vallées Minières, en Espagne – De Cauwer m’avait téléphoné : il avait vu un très bon LeMond et sa deuxième place au contre-la-montre du Giro n’était pas le fruit du hasard.

Un guidon de triathlon

Au Tour, la véritable résurrection avait eu lieu lors du premier contre-la-montre de 73 km avec arrivée à Rennes. Victoire d’étape avec une minute d’avance sur Fignon et beaucoup plus sur les autres, plus le maillot jaune. Un succès acquis avec l’aide d’un casque aérodynamique et, surtout, d’un guidon de triathlon controversé. LeMond l’avait déjà testé au printemps avec José. Avec succès car, grâce à sa position aérodynamique, il roulait 3 km/h plus vite à pulsations identiques.

Au sein de l’équipe, pourtant, les sceptiques étaient nombreux. J’entends encore Frank Hoste demander : Comment peut-il rouler avec cela ? Il va avoir mal au dos et on va le ramasser à la cuiller après l’arrivée. Mais LeMond et De Cauwer étaient sûrs d’eux et ils avaient caché ce guidon jusqu’au premier contre-la-montre, histoire de ne pas donner des idées à la concurrence. L’UCI devait l’approuver mais José avait eu la bonne idée de le présenter à un commissaire qui sortait du lit et avait encore de petits yeux. Euh, pour nous, pas de problème.

Après tous les problèmes financiers, la première victoire de LeMond depuis son accident de chasse ainsi que le maillot jaune avaient boosté le moral des troupes. José avait dû rétribuer des coureurs de sa poche et ce n’est qu’en toute dernière minute qu’un sponsor amené par LeMond (Agrigel, ndlr) avait payé notre inscription au Tour. Mais, désormais, tous ces problèmes étaient laissés de côté. Notre seul objectif, c’était de défendre le maillot jaune.

Seul problème : nous n’avions pas l’équipe pour cela. Frank Hoste, Johan Lammerts, Eddy Planckaert, René Martens, Johan Museeuw, Ronny Van Holen et Filip Van Vooren tiraient leur épingle du jeu en plaine mais dès que ça grimpait, ils étaient trop courts. Janusz Kuum avait des jambes de grimpeur et nous l’avions épargné en vue des étapes de montagne mais il était tellement fou et égoïste qu’il avait attaqué dans les Pyrénées et fait exploser le peloton, lui et ses équipiers compris.

Van Vooren, qui avait travaillé comme un malade dans les étapes de plaine, était arrivé hors délais mais le soir, à l’hôtel, son leader lui avait fait cadeau d’un maillot jaune. Car Greg était un leader naturel et une crème d’homme que tout le groupe adorait.

Dans les cols, LeMond se retrouvait donc seul et cela lui faisait peur car il n’avait pas des cuisses de super grimpeur. Mais tout s’était passé mieux que prévu : il n’avait rien lâché dans l’étape de Cauterets et n’avait concédé que 12 secondes à Fignon dans l’étape-reine de Superbagnères.

Le Français s’était emparé de justesse du maillot jaune mais avait accusé LeMond de sucer des roues et de ne pas être un vrai champion. Greg s’en foutait. Il avait perdu le maillot jaune et pour l’équipe, c’était mieux ainsi car, après Van Vooren, nous avions perdu Kuum, Van Holen et Hoste – injustement disqualifié pour avoir été poussé par des supporters.

Rodéo dans les Alpes

Dans l’étape de Marseille, où il y avait des bordures, nous l’avions senti : Fignon et Charly Mottet, troisième au classement, étaient passés à l’offensive. Martens et surtout Museeuw, qui effectuait ses débuts au Tour, avaient alors sauvé LeMond en bouchant le trou après une course-poursuite de 30 km. Ce soir-là, à l’hôtel, Greg m’avait dit : Ce Museeuw, ce sera un grand. Il s’y connaissait, hein !

Il devait aussi beaucoup à son compagnon de chambrée, Johan Lammerts, qui était très organisé et très réfléchi, tout le contraire de LeMond. Il était arrivé plusieurs fois que nous devions renvoyer quelqu’un à l’hôtel parce que Greg avait oublié ses chaussures de course dans sa chambre, où régnait un chaos pas possible. Comparativement au Giro, pourtant, il se soignait mieux : il récupérait un maximum et mangeait immédiatement après chaque étape… même s’il lui arrivait d’envoyer son soigneur lui chercher un taco ou un burrito à la sauce mexicaine bien épicée. ll ne pouvait pas résister. (il rit).

Cela n’avait de toute façon pas eu d’influence puisque LeMond, encouragé par Guy Verhofstadt dans la voiture du directeur sportif, avait remporté le contre-la-montre menant à Orcières-Merlette avant de mettre une dizaine de secondes dans la vue à Laurent Fignon le lendemain, à Briançon. Mais il avait payé ses efforts le lendemain, à l’Alpe d’Huez. J’étais dans la voiture aux côtés de José De Cauwer et j’avais vu que Greg secouait de plus en plus les épaules. Cyrille Guimard, le directeur sportif de Fignon, l’avait remarqué également et avait voulu passer devant nous pour communiquer l’information à son coureur.

A l’époque, il n’y avait pas d’oreillettes. José s’était alors mis à slalomer sur la route tout en se frayant un chemin dans la foule, pour empêcher Guimard de passer. Un véritable rodéo qui n’avait été interrompu que par le jury. Laissez-le passer. Guimard avait alors rejoint Fignon, qui avait démarré aussitôt et mis 1’19 » dans la vue de LeMond sur quatre kilomètres. Un fameux coup dur mais sans les manoeuvres de José et sans la faculté de Greg à repousser ses limites – sans doute son plus grand don – cela aurait été bien pire.

Le lendemain, grâce à une attaque-surprise, Fignon avait porté son avance à 50 secondes mais LeMond était resté optimiste et cela avait été mieux encore après sa victoire dans l’étape d’Aix-les-Bains. Il n’avait certes rien repris à Fignon mais il savait qu’il restait un contre-la-montre à Paris. Chauvine, la presse française ne semblait pas en tenir compte et fêtait déjà la victoire de Fignon, pourtant très arrogant envers les journalistes – il avait même instauré un boycott.

Malgré une blessure à la selle, Fignon était sûr de l’emporter également car à la veille du contre-la-montre de Paris, alors que l’équipe Système U logeait dans le même hôtel que nous, il était venu avec Guimard pour « féliciter » LeMond : Tu reviens de loin mais il n’y a malheureusement qu’un vainqueur et c’est moi, avait-il dit. Greg avait souri poliment mais serré les poings. Il se sentait fort et il avait une arme : son guidon de triathlon.

Interdiction de communiquer l’écart

Le lendemain matin, pourtant, il était très nerveux et très concentré. Après le petit-déjeuner, il avait reconnu chaque virage, chaque bouche d’égout et chaque ligne blanche du parcours de 24,5 km, afin de savoir où il pouvait gagner une fraction de seconde, mais il avait interdit à José de lui communiquer les écarts avec Fignon. Il voulait juste pédaler le plus fort possible et voir où ça allait l’amener.

Le fait que LeMond ait tenu parole (il avait dit : Je gagnerai le Tour) deux mois à peine après s’être traîné comme une loque au Giro démontre bien qu’on peut arriver à quelque chose avec de la volonté, beaucoup de talent et sans dopage. Mais la plus grande leçon que je retiens de toute cette histoire, c’est que le succès est très relatif et que, dans cette société, tout va très vite.

Au Giro, les journalistes ignoraient Greg. Au Tour, ils se mettaient à genoux (y compris le Français qui l’avait piétiné) pour l’interviewer. Un contraste immense entre la fragilité et la déification des « vedettes ». Il faut être terriblement fort mentalement pour vivre avec cela et c’est peut-être bien le plus grand mérite de LeMond : il est toujours resté aimable et sobre. Reconnaissant, aussi. Car lors d’un critérium d’après Tour, il m’offrit un maillot jaune dédicacé. Un beau souvenir d’un sportif incroyable mais, surtout, d’un homme bien. « 

PAR JONAS CRETEUR

 » Frustré et ivre, à cause d’une consommation abusive de Porto, il avait refusé de prendre le départ de Liège-Bastogne-Liège et était alors rentré aux Etats-Unis.  »

 » Au Giro, les journalistes ignoraient Greg. Au Tour, ils se mettaient à genoux pour l’interviewer.  »

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