» On aurait aussi manifesté ! « 

Les regards de Mohamed Abdel Wahed et Mohamed Elgabas sur les événements qui se produisent dans leur pays.

« Le Lierse félicite le peuple égyptien d’avoir reconquis sa liberté  » et  » L’Egypte représente l’avenir « . A son retour d’Egypte, où il avait participé aux manifestations, Maged Samy, le propriétaire du Lierse, a affiché son opinion, via les panneaux LED du stade. Les deux footballeurs égyptiens du noyau, Mohamed Dodo Elgabas (23 ans) et Mohamed Abdel Wahed (30 ans), n’ont pas hésité quand nous leur avons demandé s’ils souhaitaient évoquer pour nous la situation qui règne dans leur pays, en ce y compris les effets du départ du président Hosni Moubarak, qui a cédé le pouvoir à l’armée.

La petite colonie égyptienne lierroise a forcément suivi avec énormément de passion les bouleversements politiques : les manifs, l’impasse et puis la liesse.

Dodo Elgabas :  » Nous ne nous attendions vraiment pas au départ de Moubarak. Manifestement, le président a quand même compris que sa position devenait intenable. Ce qui m’a le plus surpris, c’est que c’est l’armée qui l’a convaincu de s’en aller. Du moins, c’est ce qu’on nous a dit. Quand j’ai téléphoné à ma famille, elle a expliqué qu’elle était en train de tout ranger car il y avait eu une grande fête, comme si l’Egypte avait gagné la Coupe du Monde. Nul ne sait ce qui va se passer maintenant. Ce qui est certain, c’est que le peuple va être très attentif à l’identité de ceux qui auront le pouvoir. S’ils ne lui plaisent pas, le peuple régira, il ne se taira plus comme avant.  »

Comment avez-vous suivi les événements de ces dernières semaines ?

Elgabas : Sur internet, par le biais de la télévision égyptienne , Al Arabiya et Al Jazeera. Durant la première semaine, la télévision égyptienne ne montrait rien et il était difficile de savoir ce qui se passait. Quand le mécontentement a gagné du terrain, elle a suivi le mouvement mais durant les derniers jours, elle n’a pu quitter son bâtiment et n’a donc diffusé que des reportages lacunaires. Nous avons donc dû nous tourner vers Al Jazeera, qui n’a pourtant pas très bonne réputation en Egypte.

Wahed : L’émir du Qatar et Moubarak ne s’entendent plus depuis des années. Donc, Al Jazeera dépeint toujours l’Egypte de manière négative dès qu’elle en a l’occasion. Tous les Egyptiens le savent.

Elgabas : Tout n’est pas tout blanc sur Al Jazeera. Lorsque, les premiers jours des manifestations, des jeunes nettoyaient les rues, la chaîne ne l’a pas montré. Par contre, quelques jours plus tard, quand il y a eu des affrontements, elle en a diffusé les images.

Vous êtes-vous tracassés pour vos familles ? Etes-vous restés en contact permanent ?

Wahed : Pendant quatre jours, nous n’avons eu aucune nouvelle, téléphoner était impossible. Ma mère était gravement malade, en plus, même si elle va déjà mieux. J’étais soulagé que ma ville natale reste paisible et ne soit pas victime de pillages.

Elgabas : La veille de la fermeture effective d’internet, j’ai appris ce qui allait se passer, sans y croire. Couper internet n’est pas une marque de démocratie ni de liberté. Or, c’est justement à ça que nous aspirons. Globalement, cela s’est bien déroulé. Ma s£ur était en voyage scolaire à Louxor. Comme il n’y avait plus d’avion pour le retour, sa classe a dû prendre le bus à destination d’Hurgada, où elle est restée quelques jours, l’armée n’autorisant aucun transport vers Port-Saïd. C’est tout. Ce fut pire au Caire et à Alexandrie. Quand les manifestations ont débordé, mon père et des voisins ont organisé des patrouilles en rue le soir, pour dissuader d’éventuels pilleurs. Il y en avait, vous savez ! Des gens qui s’emparaient d’un véhicule de police pour se faire passer pour les forces de l’ordre, par exemple.

 » En stage en Egypte en janvier, on n’avait rien remarqué… « 

Le 6 janvier dernier, vous avez quitté vos familles pour participer au stage du Lierse, qui s’est tenu au Caire jusqu’au 14. Avez-vous senti que quelque chose couvait ? Y avait-il des signes palpables de mécontentement ?

Wahed : Non, nous avons été complètement surpris. Pendant le stage, l’Egypte était encore paisible. Rien n’indiquait qu’il allait se passer quelque chose. Jusqu’à ce fameux 25 janvier.

Elgabas : La Tunisie a tout déclenché. Les Egyptiens ont compris qu’ils pouvaient eux aussi changer des choses dans leur pays car rien ne va. La situation économique de beaucoup de gens était catastrophique, la plupart d’entre eux étaient miséreux mais n’avaient pas la possibilité de s’exprimer. Les Egyptiens pensaient que les protestations ne changeraient rien. Puis, ils ont vu les Tunisiens contraindre leur président à quitter le pays et ils ont ouvert les yeux. Ils ont compris que si les Tunisiens en étaient capables, eux aussi pouvaient amener un changement. Ce fut le signal. Des actions se sont amorcées sur Facebook. La première a été une protestation pacifique. Nul n’avait l’intention de se battre ni de détruire quoi que ce soit.

Wahed : L’ambiance a été conviviale pendant trois jours, du 25 au 27 janvier. Le vendredi 28 a été la journée du revirement.

Elgabas : Jusque-là, les autorités n’avaient pas réagi. Les gens qui protestaient en rue ou Place Tahrir avaient l’impression de ne pas être entendus, puisque les autorités ne bronchaient pas. Il n’y avait aucune réaction, ni sur la place, ni à la télévision, ni à la radio. Les gens voulaient le changement. Le coût de la vie ne cessait d’augmenter, surtout l’alimentation. Le problème de l’Egypte, c’est que vous y êtes très riche ou très pauvre. 70 % des Egyptiens sont très pauvres. Il n’y a pratiquement pas de classe moyenne. Ici, en Belgique, je remarque que la majorité de la population émarge à la classe moyenne. La plupart des gens ont un travail et un revenu décent. Pas en Egypte.

C’était déjà le cas il y a deux ans, non ? Pourquoi le peuple s’est-il révolté maintenant et pas avant ?

Elgabas : Avant, la vie était moins chère. Il était possible de survivre quand on avait peu d’argent. Ce n’est plus possible car tout a augmenté. Pourtant, personne ne s’attendait à des manifestations, les autorités encore moins que nous ! Le vase a brusquement débordé. La fameuse goutte de trop… Les gens sont las de beaucoup de choses. Si vous voulez envoyer vos enfants dans une bonne école, vous devez opter pour une privée, ce qui implique le paiement de suppléments. Si vous souhaitez des soins médicaux de qualité, vous devez consulter un médecin ou une clinique privés, ce qui est très coûteux. Même ceux qui débordent de volonté, investissent dans une bonne formation et obtiennent un diplôme ne trouvent pas de travail. De nombreux employés de services de gardiennage ont un diplôme universitaire. Pour obtenir un bon poste en Egypte, il faut un piston. 70 à 80 % des personnes qui ont un emploi l’ont obtenu grâce à des relations, pas en sollicitant simplement un poste sur base de leurs compétences.

Wahed : En Belgique, celui qui travaille dur sait qu’il ira loin. En Egypte, cela ne constitue pas une garantie. Il n’est pas facile de trouver du travail. Mon père était à l’armée. Il a eu de la chance. On a une belle vie à l’armée.

Elgabas : Mais pas un bon salaire. Par contre, les militaires ont leurs clubs, leurs écoles, ce genre de privilèges. Selon les normes égyptiennes, c’est très bien. On promet depuis quelques années de fixer le salaire minimum à 150 euros par mois mais on ne l’a jamais fait.

Wahed : Celui qui gagne 300 ou 400 euros par mois en Egypte a un très bon salaire. En Belgique, cela ne représente rien mais la vie y est aussi beaucoup plus chère. Par exemple, en Egypte, on paie un euro pour quatre litres d’essence. La première fois que j’ai fait le plein ici, je n’avais pas assez d’argent et j’ai dû me rendre à la banque.

Elgabas : L’Egypte a des richesses : le pétrole et assez d’eau grâce au Nil. Nous pouvons donc produire de l’électricité et le tourisme apporte des revenus supplémentaires. Les pouvoirs publics touchent des taxes sur le transit du canal de Suez. Je crois qu’elles représentent 40 % des rentrées de l’Etat. La Belgique n’a pas de richesses naturelles mais tout le monde y vit bien. Ce genre de constat nous fait réfléchir. Plusieurs Egyptiens font partie des cent personnes les plus riches du monde. Savez-vous que le gouvernement comportait cinq ou six talentueux hommes d’affaires ? Ils ont obtenu un poste de ministre. Evidemment, ils ont d’abord pensé à leurs intérêts et à leur enrichissement personnel.

 » Plus personne ne croyait aux élections « 

Selon les normes égyptiennes, vous êtes issus d’un bon milieu ?

Elgabas : Ma famille ne vit pas mal. Mon père est médecin et nous faisons partie de la classe moyenne. Pourtant, ma mère se plaint chaque fois qu’elle va faire ses achats au marché. Imaginez ce que c’est pour les gens qui sont vraiment pauvres…

Wahed : Il y a quelques années, un kilo de viande coûtait vingt livres égyptiennes, soit environ 2,5 euros. Début janvier, ce même kilo de viande coûtait dix euros. Pouvez-vous imaginer, ici, en Belgique, que le même morceau de viande voie son prix quadrupler en l’espace de quelques années sans que les salaires n’augmentent ?

Elgabas : L’aspect économique n’a pas été le seul à jouer un rôle. L’Egypte est tellement frustrée… Prenez les élections : le président avait remporté les dernières avec 99 % des suffrages. Dans quel pays un président ou un parti s’impose-t-il avec 99 % des voix ? La plupart des gens n’allaient même pas voter. Sur 80 millions d’Egyptiens, cinq millions se sont déplacés lors des précédentes élections. Les gens savaient que ça ne servirait quand même à rien.

Wahed : Maintenant, les gens ont de l’espoir. L’espoir que les choses changent, positivement.

Elgabas : On a promis d’augmenter tous les salaires de 15 % en avril. L’Egypte en a les moyens.

Wahed : Cette seule promesse d’augmentation ne suffira pas. Il ne faut plus que des hommes d’affaires participent au gouvernement et il faut lever l’état d’urgence, qui est appliqué depuis trois ans. Cela implique que la police a le droit de vous arrêter dès qu’elle suppose qu’un problème va survenir. Et on va limiter à deux le nombre de mandats d’un président. Il ne pourra plus rester en poste 30 ans comme Moubarak. Nous voulons aussi que les tribunaux puissent examiner les résultats des élections.

Elgabas : Nous voulons aussi recevoir des informations correctes : combien gagnent les ministres, par exemple ? Rien n’est jamais clair en Egypte. Quand quelque chose se passe, nous ne savons jamais exactement quoi.

Vous paraissez quand même nourrir des sentiments mitigés à l’égard de Moubarak ?

Elgabas : Oui car Moubarak a également accompli des choses positives pour le pays. Depuis trente ans, nous vivons en paix avec nos voisins et avec les grandes nations. L’Egypte a sa place dans le monde. Durant tout ce temps, nous avons pu nous promener en rue sans craindre d’être enrôlés pour nous battre, ce qui est déjà beaucoup dans une région instable. L’ère des changements a sonné. Les manifestants de la place Tahrir ne sont pas les seuls à avoir requis des changements. Ils ont été soutenus par la majeure partie de la population. Les gens qu’on a vus n’étaient pas des mendiants mais des personnes jeunes et éduquées, qui défendaient l’intérêt général. Je peux me ranger à leurs exigences.

Wahed : Moi aussi.

Elgabas : Les gens sont devenus impatients. Le président avait promis des changements. Certains étaient prêts à patienter quelques mois, d’autres jugeaient qu’on leur avait déjà fait tant de promesses vaines que cette fois, il valait mieux protester jusqu’à ce qu’elles soient tenues. Ils ne voulaient pas seulement de l’espoir mais des faits. Entre-temps, la vie continue.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Elgabas : Ce que nous avons vu nous rend optimistes. On traite les gens différemment, avec plus de respect alors qu’avant, on méprisait Monsieur Tout-le-Monde.

Wahed : Je suis également optimiste mais on ne peut pas tout changer en un jour ni en une semaine.

L’Occident redoute que les Frères Musulmans ne dominent la révolution.

Elgabas : Je ne pense pas. Le mouvement sera équilibré. Les Frères Musulmans sont les plus connus et ils focalisent donc l’attention mais le mouvement de protestation a été porté par des jeunes de mon âge : vingt ans, voire moins. Si je n’étais footballeur, employé en Belgique, j’aurais aussi manifesté place Tahrir.

Wahed : Moi aussi mais je ne sais pas si je serais resté plusieurs semaines place Tahrir. Un moment donné, il faut reprendre le travail.

Qu’est-ce qui vous a frappé, à votre arrivée en Belgique ?

Elgabas : Tout est super organisé toute la journée, du matin à six heures du soir. La vie s’arrête. En Egypte, on ne sait jamais quand on parviendra à organiser quelque chose. Ici, vous payez 40 % d’impôts mais vous recevez beaucoup en échange : un enseignement gratuit de qualité, un suivi médical convenable et abordable. En Egypte, on ne paie que 20 % d’impôts mais on n’en voit rien. L’argent disparaît. C’est aussi ce qui fâche les gens. Certains Belges sont mécontents, jugeant qu’ils paient trop d’impôts mais ils devraient aller voir comment ça se passe dans d’autres pays.

Wahed : Un enseignement de qualité est un des problèmes de l’Egypte. Si vous voulez fréquenter une bonne université, il vous en coûte 20.000 euros par an, contre 2.000 pour une université moins réputée. Selon les normes égyptiennes, c’est énorme.

Elgabas : Où sont les talents égyptiens ? A l’étranger ! Ahmed Zewail, un scientifique, a reçu le Prix Nobel. Il travaille aux Etats-Unis. Un des meilleurs chirurgiens du monde, Magdi Yacoub, exerce en Angleterre. En Egypte, ils n’auraient pu développer leur talent au niveau qu’ils ont atteint. Je suis en colère en pensant au nombre d’Egyptiens qui doivent s’expatrier pour s’épanouir. Cela ne devrait pas être possible…

PAR GEERT FOUTRÉ – PHOTOS: REPORTERS

 » La situation économique de beaucoup de gens était dramatique. Miséreux, ils ne pouvaient s’exprimer. « 

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