« On a su créer un état d’esprit »

A 21 ans d’intervalle, Robert Waseige et Felice Mazzu ont mené les Zèbres sur la scène continentale. Lors d’un entretien-fleuve, ils exposent à la fois leur méthode et leur vision du métier.

« J’avais un a priori positif mais je suis maintenant complètement conquis « , lâche Robert Waseige à la sortie de La brasserie liégeoise. Ce lieu, situé non loin de la Maison Demoulin, son magasin de cigares attitré où il nous emmènera faire les photos, et de la gare de Santiago Calatrava, c’est lui qui l’a choisi pour recevoir Felice Mazzu qui a accepté de se déplacer à Liège. Les deux hommes ne se connaissent pas ; ils ne se sont rencontrés qu’à une seule occasion mais nourrissent l’un pour l’autre un profond respect.

Ils partagent désormais cette particularité d’avoir conduit le  » petit  » Charleroi dans la cour européenne. Waseige l’avait réalisé en 1994, Mazzu il y a quelques mois seulement. A la veille du retour des Zèbres sur la scène continentale, nous avons donc réuni les deux entraîneurs à exploits du Sporting Charleroi pour une discussion à bâtons rompus. Entre passion, anecdotes et émotion, nous avons été les témoins d’une rencontre qui a duré quatre heures.

Est-ce que Robert Waseige a servi d’inspiration à Felice Mazzu ?

Felice Mazzu : Bien sûr. Il ne se souvient pas mais j’ai fait mon stage pour mon diplôme UEFA lorsqu’il était au Standard, et mon mémoire sur la paire Genaux-Bettagno. J’avais fait votre interview dans votre bureau et c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à entraîner. Il y a plus de vingt ans !

Robert Waseige : Au moins, puisque je vais avoir 76 ans ! Ça, ça me fait plaisir. Au moins, je n’ai pas rebuté un jeune !

Vous vous rendez compte d’avoir servi de guide à toute une génération ?

Waseige : Non, je n’ai jamais voulu m’enflammer et écouter les vils flatteurs. J’ai été vite vacciné contre cela. Je ne me suis jamais reposé sur mes lauriers. Cette force de caractère de ne jamais croire que c’est acquis, c’est aussi un peu une faiblesse. Parfois, je pouvais croire que mes amis étaient mes ennemis.

Vous êtes cependant différent dans votre façon de communiquer…

Waseige : Toi, tu es un champion dans ta communication. Moi, je respectais les gens corrects. Par contre, pas les trous de balle, ces terroristes avant l’heure. Et mon humour cinglant m’a parfois fait du tort.

Mazzu : Je ne pense pas. Car votre façon de répondre couvrait toutes les questions.

 » Si je ne gueule pas plus souvent, c’est pour rester dans mon personnage  »

Voyez-vous des similitudes entre le Charleroi de 1994 et celui de 2015 ?

Mazzu : J’en vois une flagrante. Chaque équipe a explosé grâce à la révélation d’un grand joueur. A l’époque de monsieur Waseige, il s’agissait de Zetterberg (NDLR : Zetterberg avait participé à la genèse de cette équipe mais avait rejoint Anderlecht en 1993). Et aujourd’hui, c’est Kebano. Dans la même position. Zetterberg était plus créatif, un vrai donneur d’assists alors que Kebano fait tout tout seul.

En disant cela, il y a un peu de modestie sur la qualité de votre travail ?

Waseige sourit : Je crois que oui. Ce joueur qui s’est révélé n’aurait rien été sans cet état d’esprit qui permet de soulever des montagnes. Ce n’est pas un hasard. C’est tout un art, cela demande beaucoup de finesse et de bon sens de créer cet état d’esprit. Quand tu parles à Olivier Suray, cela passe au-dessus de sa tête. Il faut le convaincre ! Avec la prescription, j’apprends encore des choses maintenant. Notamment sur Marco Casto. Il faut savoir pardonner… avec du recul car au moment des faits, je te jure bien que j’étais sanguinaire !

Mazzu : On m’a appris que quand ça allait mal, vous aimiez taper sur le plus fort ou le plus ancien.

Waseige : J’astiquotais les leaders.

Mazzu : Moi, je ne suis pas un partisan de la gueulante car j’estime que je peux régler les problèmes autrement. Mais peut-être qu’un jour, ça changera. Il m’arrive de retourner une table dans le vestiaire mais cela reste très rare. Si je ne le fais pas plus souvent, c’est pour rester dans mon personnage. Car quand j’en sors, je ne me sens pas bien. Et si je ne me sens pas bien, les joueurs le voient. Mais cela ne m’empêche pas de retirer un cadre du onze. Cependant, je pense qu’il n’y a pas de bonne méthode. La meilleure, c’est d’être soi-même. Peter Maes gueule tout le temps mais ça passe, les joueurs l’aiment bien, parce que c’est son personnage.

Comment avez-vous fait pour faire de Charleroi un club européen ?

Waseige : J’ai fait de mon mieux. Au fil du temps, l’ambiance dans le club et la ville devenait de plus en plus euphorique. Il faut bien se souvenir qu’à l’époque, Charleroi était un survivant, cela ne faisait pas 10 ans que le club avait retrouvé la D1 ! Le tandem Spaute-Colson était particulièrement complémentaire et gérait bien le club. D’un côté, il y avait Colson, qui venait dans le vestiaire pour prendre la parole mais il y avait toujours un petit malin pour lui rappeler un épisode scabreux. Et là, Colson fondait et on ne l’entendait plus. Spaute n’était pas un tribun mais plutôt quelqu’un d’humble, un analyste et connaisseur du foot. Il n’aimait pas s’exprimer mais venait avec son coeur et ses tripes. Et les joueurs ressentaient cette forme d’amour. Et moi, j’étais entraîneur, un Liégeois au milieu de tout cela, et malgré cela, ils étaient venus me chercher ! J’ai essayé de former un collectif et insufflé un état d’esprit et cela a fonctionné. Je ne dis pas que parfois il ne fallait pas en raisonner certains, hein. Michel Rasquin, je l’ai engueulé plus d’une fois. Il fallait le ramener les deux pieds sur terre car quand il s’exaltait, je le voyais quitter sa position et remonter tout le terrain. Il partait comme un avion. Je me demandais où il allait s’arrêter ! En dehors de cela, c’était un joueur fantastique, un guerrier.

Mazzu : Encore une similitude avec notre équipe. Dewaest, c’est pareil. Il part à l’offensive trop souvent.

 » J’ai beaucoup de revanchards. Des joueurs qui ont rêvé d’arriver en Europe  »

Une des différences, c’est la composante régionale. L’équipe de 1994 comprenait beaucoup de Carolos, pas celle de 2015…

Mazzu : Oui, c’est vrai mais j’ai beaucoup de revanchards. Des joueurs qui ont rêvé d’arriver en Europe. Penneteau a été jeté de Valenciennes, Marcq a vécu deux descentes de suite. Il l’a très mal vécu.

Waseige : Lui, il joue comme un mort de faim.

Mazzu : Et à l’entraînement, c’est la même chose. Il se jette, c’est un chien. Tout le temps. Il a besoin de se vider les tripes pour se sentir bien.

Waseige : Ils portent leurs jambières à l’entraînement ?

Mazzu : Obligé. C’est un plus pour acquérir de l’engagement et du rythme.

Waseige : Cela apporte une dimension réelle de compétition.

Mazzu : Pourtant, malgré cela, certains ne comprennent toujours pas. Je ne citerai pas de nom mais un joueur m’a encore demandé en début de préparation pourquoi il fallait mettre ses jambières.

Qu’est-ce qui vous a marqué en play-offs ?

Waseige : Durant ces play-offs, j’ai senti une mutation dans le chef de Saglik.

Mazzu : Il arrive à maturité. Je ne suis pas encore certain qu’il est arrivé au stade où il peut jouer 90 minutes de manière constante. Il faut le gérer différemment. Actuellement, il fait le ramadan. Je lui permets d’être un peu moins bien car j’ai toujours respecté les cultures de chacun. J’espère qu’il me le rendra.

Waseige : Et puis, il y a le cas Coulibaly. Il met 5 buts. C’est étonnant et dans la foulée, il est transféré à Gand. Fantastique pour lui ! Cependant, je n’oublie pas l’apport de Fauré en première partie de saison.

Mazzu : Kebano a explosé grâce à Fauré qui a fait reculer les défenseurs et a permis à Kebano de profiter des espaces. La bonne série a été réalisée avec le tandem Fauré-Kebano ! Parfois, les journalistes sont trop axés sur les individualités. Alors que c’est un collectif qu’il faut juger, voir si toutes les pièces s’imbriquent.

Waseige : Un bon attaquant est toujours important. Lors de mon 2e passage à Charleroi, Malbasa m’a apporté énormément ! Pourtant, à l’époque, il avait été voir Colson et lui avait demandé s’il devait partir. Colson lui avait répondu – pourquoi ? Et il avait répondu : – Vous avez engagé Waseige et il ne m’aime pas. Colson avait alors rétorqué – Mais c’est Waseige qui a insisté pour que tu restes ! Les joueurs ne comprennent pas quand ils ne jouent plus et sur ma fin de règne au FC Liège, il n’était plus titulaire à 100 %. Il croyait qu’il ne le serait pas à Charleroi. Mais un attaquant comme Malbasa, c’est précieux : c’est rare d’avoir un joueur qui va autant au charbon et qui est un vrai buteur. D’ailleurs, toi, tu n’as jamais eu un buteur mais des attaquants capables de briller par phases.

 » Mon papa n’était personne jusqu’à l’année passée. A présent, on l’arrête en rue  »

Mazzu : L’état d’esprit du groupe a compensé cela.

Waseige : Et cela se remarque. C’est beau à voir jouer. Depuis deux ans, à part le Standard, je ne rate aucun match d’une autre équipe : Charleroi.

Mazzu : On a beaucoup travaillé l’état d’esprit. Ne jamais rien lâcher. Contre Gand, en play-offs, on gagne 2-1 à la 93e minute. Si on n’a pas l’état d’esprit, on est battus car on a été dominés.

Waseige : Il faut saisir ces moments. Le but de Kebano, j’ai trouvé cela génial. D’autant plus qu’il rate son penalty en phase classique. S’il ne s’appelle pas Kebano, il était fini aux yeux du public carolo.

Mazzu : J’ai joué là-dessus. Avant ma théorie, je l’ai appelé pour lui dire – Tu te souviens de ton penalty manqué. Aujourd’hui, tu me donnes la victoire à la dernière minute. Et c’est arrivé. Je suis peut-être fou mais je crois en ce genre de choses

Waseige : Moi aussi, je me raccrochais à cela.

Mazzu : Lorsque j’étais entraîneur au White Star, on dispute un 1/8e de finale de Coupe contre Lokeren. J’avais dit au défenseur Desaer qu’une zone était inoccupée sur corner et qu’il devait marquer dans cette zone. Bam, but de Desaer dans cette zone ! Je ne suis pas magicien. Simplement, le fait de leur dire quelque chose fait que les joueurs vont tenter cette chose.

Waseige : Ce n’est pas un don divinatoire. Il s’agit de conforter le joueur dans ses croyances.

Quel fut votre sentiment le jour où vous devenez européen ?

Waseige : Une joie profonde, dans l’instant présent. Car j’avais déjà compris que rien n’est définitif en football. Peut-être était-ce une erreur de ne pas profiter davantage de ces moments-là ? Par contre, pour un homme du cru, cela doit être un plaisir particulier même si cela te donne davantage de responsabilités désormais.

Mazzu : Je me suis d’abord souvenu d’où je viens. Avoir été deux ans entraîneur en D1 alors que je n’ai pas été un grand joueur, c’est déjà magnifique. Quand je suis arrivé à Charleroi, il s’agissait déjà du plus grand bonheur de ma vie professionnelle. Je me demandais à quelle sauce j’allais être bouffé par les joueurs, la presse, etc. Ma première satisfaction est donc de voir que je vais débuter ma 3e saison à Charleroi. Je mesure qu’on a offert quelque chose aux gens mais ce qui supplante tout, c’est que cela a été fait dans la ville de mes parents. Mon papa n’était personne jusqu’à l’année passée. Aujourd’hui, quand il va faire ses courses, il est arrêté. Ça, ça va au-delà de tout. Peut-être lui ai-je procuré deux ans de plus de bonheur ? Pour lui qui a été dans la mine, qui a énormément travaillé, c’est un juste retour des choses.

Waseige : C’est beau ce que tu dis. Tu as beaucoup d’humilité mais est-ce que je me trompe si je dis que tu as découvert l’ambition.

Mazzu : Oui, en quelque sorte. Je suis quelqu’un de réservé au départ, un homme en manque de confiance. Et là, je me suis retrouvé à parler devant un groupe, à convaincre des gens de me suivre. Je suis en train de me créer.

 » Je garde un sentiment de tendresse pour ce public adorable  »

Waseige : Et dans quelques années, tu donneras des conférences !

Mazzu : La qualification européenne ne change pas ma vie mais je suis heureux de ce qui se passe. Ai-je fait quelque chose d’extraordinaire ? Non, d’autres entraîneurs l’ont réussi avant moi. Par contre, sur le plan familial, là, j’ai réalisé quelque chose d’extraordinaire.

Waseige : Tu ne pourras cependant pas empêcher le foot belge de regarder Charleroi avec d’autres yeux. Même en Flandre, ils ont désormais du respect pour le Sporting.

Waseige : Non. C’est quand même avec moi que l’équipe s’est qualifiée. Après, que cela se passe avec ou sans moi, cela n’a plus beaucoup d’importance. J’avais fait le choix de retourner au Standard. Peut-être en avais-je marre de faire 200 kilomètres tous les jours et me suis-je laissé tenter par la possibilité de travailler près de chez moi.

Quel regard portez-vous sur le Charleroi actuel ?

Waseige : Je tire mon chapeau à Mehdi Bayat. Carolos are back est un magnifique programme. Tout le crédit en revient aussi au président Debecq. Lui, il ne joue pas la comédie. Il est heureux, ça se voit et ça fait boule de neige. Et puis, il y a ce public adorable pour lequel je garde un sentiment de tendresse.

Mazzu : Quand je suis arrivé de D2, j’ai été accueilli comme si j’avais 11 années de D1 derrière moi. Ils n’ont pris en compte que le fait que j’étais Carolo. Pour eux, ça suffisait.

Waseige : Comme quoi, le foot d’aujourd’hui peut encore accoucher de beaux scénarii… même si j’imagine que tu ne fais pas cela pour les yeux de la princesse.

PAR STÉPHANE VANDE VELDE – PHOTOS : BELGAIMAGE/ LAMBERT

 » Le président Debecq ne joue pas la comédie. Il est heureux et ça se voit. Ça fait boule de neige.  » Robert Waseige

 » J’ai peut-être procuré deux ans de bonheur à mon papa. Et ça, ça va au-delà de tout.  » Felice Mazzu

 » D’une époque à l’autre, Charleroi a chaque fois explosé grâce à la révélation d’un grand joueur. Autrefois, c’était Zetterberg. A présent, c’est Kebano.  » Felice Mazzu

 » Charleroi, c’est beau à voir jouer. Depuis deux ans, à part le Standard, je ne rate aucun match du Sporting.  » Robert Waseige

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