« Nous sommes intelligents »

Né à Dakar, il a grandi en France mais c’est à Londres qu’il s’est épanoui.

Il confère une nouvelle dimension au poste de médian défensif. Entretien à bâtons rompus sur l’irrésistible ascension d’Arsenal, champion anglais en titre, et la chute (provisoire) de l’équipe nationale de France.

L’élimination rapide de la France au Mondial a stupéfié le monde entier. Avez-vous finalement trouvé une explication?

Patrick Vieira (26 ans): Il n’y a pas de cause bien précise. Une volée de petits facteurs sont à la base de notre échec. Je pense notamment à la blessure de Robert Pires et de Zinedine Zidane. Le match amical disputé contre la Corée du Sud juste avant le début du tournoi nous a inutilement fatigués, comme les obligations à accomplir à notre arrivée et la préparation. A notre arrivée à Séoul, selon moi, nous n’étions pas bien, ni mentalement ni physiquement. Ce n’est pas un mystère. J’ai d’ailleurs récemment demandé un mois de repos à Arsène Wenger, le manager d’Arsenal. Tout le monde pensait que nous allions atteindre la finale. La presse et les supporters nous voyaient déjà affronter l’Argentine ou une autre équipe pour le sacre. Nous n’avons même pas passé le premier tour.

Vous en attribuez partiellement la faute à la préparation mais l’euphorie qui régnait peu avant votre départ en Asie, malgré votre défaite contre la Belgique, était déjà de mauvais augure? Déjà à ce moment, vous ne sembliez pas prêts pour le Mondial.

C’est un peu dû à l’enthousiasme. Nous partions défendre notre titre. Pendant quatre ans, nous avions évolué à un très haut niveau. L’équipe vivait sur son petit nuage rose depuis des années. Les gens nous flattaient, la presse nous encensait et nous continuions à gagner. Cette fête perpétuelle nous a donné le sentiment d’être invincibles. Nous n’étions donc pas sur nos gardes et le réveil a été très brutal. Pendant notre dernier match amical, j’étais déjà en proie à un sentiment indéfinissable. Nous ne gagnions pas et nous jouions mal. Cette impression a malheureusement été confirmée.

Que vous inspire le fait que certains internationaux ne veulent plus évoluer à leur place, comme Henry et Thuram, qui désirent jouer dans l’axe?

Si Titi estime qu’il est meilleur dans l’axe, c’est parfait, mais ses préférences sont secondaires. Il doit se plier à l’intérêt général, tout comme Lilian, que j’estime énormément comme joueur et comme homme. Mais si la France a besoin de lui à l’arrière droit, c’est là qu’il continuera à la servir.

Mentalement, ils ne sont visiblement pas prêts à jouer à une position qui ne leur convient pas.

Je ne pense pas. Je connais Lilian. C’est carrément un grand frère. Il n’est pas comme ça. »L’EURO 2000 compte plus que le Mondial 98″

A Arsenal, ces dernières semaines, Henry donne l’impression de pouvoir marquer à tout moment, ce qui n’est pas le cas en équipe nationale.

Peut-être se sent-il autrement. Il est très important pour les Gunners et ses coéquipiers le lui rappellent régulièrement. En équipe nationale, c’est un peu moins le cas. Il n’a pas le même statut chez les Bleus qu’à Londres. Il est devenu un des piliers mais on ne le reconnaît pas encore tout à fait. Il appartient aux joueurs et à Jacques Santini de changer les choses mais il doit lui-même, comme moi, assumer ses responsabilités et montrer l’exemple. Nous sommes des gens intelligents, contrairement à ce que pensent certaines personnes des footballeurs.

En caricaturant, on pourrait dire que pour vous, il y a eu la période avant 1998 et la période après.

En effet. J’ai toujours été extrêmement fier de faire partie d’un groupe aussi fort. J’ai longtemps fait banquette. J’ai émergé petit à petit. Le prix qui me tient le plus à coeur est l’EURO 2000 car j’étais sur le terrain. Pour moi, le titre européen est plus important que le titre mondial de 1998.

Vous avez éclaté à Arsenal, comme Thierry Henry et Robert Pires.

Sur le plan sportif, tout est parfaitement réglé ici. Chacun connaît sa place et ce qu’on attend de lui. L’entraîneur prend toutes les décisions. Nous n’avons affaire à personne d’autre. Je ne ressens donc pas tout le poids du club. Les gens travaillent en toute sérénité. En outre, le complexe d’entraînement et les infrastructures sont d’une classe inouïe. Notre pelouse est fantastique et nous jouons toujours dans un stade comble, avec des supporters qui nous soutiennent durant 90 minutes. Le président ne cherche pas à se mettre en évidence et ne nous accable d’aucune pression.

Et puis, il y a la vie à Londres…

Je suis fou de Londres. Je me sens bien ici. Je peux pousser mon chariot au supermarché sans être dérangé. Je peux aller boire un verre, me rendre au cinéma ou faire du shopping en toute tranquillité. Je mène ma vie comme je l’entends. J’évolue dans une atmosphère sereine, dans les meilleures conditions possibles. Les autres joueurs qui habitent ici tiennent le même discours. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un des meilleurs pays où travailler.

Y a-t-il une différence de culture par rapport à la France et à l’Italie?

Aussi. Quand je suis arrivé à Arsenal, en 1996, tout n’était pas rose. Arsène Wenger n’y était pas encore: il devait honorer son contrat avec Nagoya Grampus Eight, au Japon. J’ai dû m’habituer à la mentalité anglaise. Le talent ne manquait pas, avec des joueurs du gabarit de David Platt et Paul Merson, mais les conditions d’entraînement n’étaient pas excellentes. Wenger a opéré des changements radicaux. »A mon arrivée, l’entraîneur m’a mis dans l’équipe B »

Arsenal a connu un début de saison formidable, jusqu’à sa défaite 2-1 à Everton, le premier revers en championnat depuis le 18 décembre 2001. Une deuxième défaite et vous êtes deuxième.

Notre jeune groupe a progressé au fil des années, pour atteindre son niveau actuel. Il a de bons automatismes et il n’y a pas de clans. Nous formons un groupe homogène et solide. Nous continuons sur la lancée de la saison passée, en battant pas mal de records anglais. Arsenal a réalisé un énorme investissement pour devenir ce qu’il est mais nous devons encore franchir quelques marches pour atteindre l’élite véritable.

Quelles sont les ambitions du club cette saison?

Gagner le titre et la Ligue des Champions. La saison passée, en déplacement, nous avons été invincibles en Premiership alors qu’en Ligue des Champions, nous avons peiné en dehors de Londres. Probablement parce que nous ne nous appuyions pas sur nos propres atouts lors de ces affiches. Nous avons sans doute trop adapté notre jeu à l’adversaire alors qu’en Angleterre, connaissant nos concurrents, nous savions que nous étions meilleurs et nous gagnions. Par contre, au Bayern, nous avons joué avec le frein à main. Ce n’était pas nécessaire: nous aurions dû pratiquer notre football habituel.

Etre capitaine et être porté aux nues par les supporters vous fait-il quelque chose?

éa m’emplit de fierté. A mon arrivée ici, l’entraîneur m’a mis dans l’équipe B. Je n’aurais jamais osé rêver du brassard.

Les supporters vous sont reconnaissants de repousser les offres des autres clubs.

Peut-être. J’ai vécu tant de choses avec Arsenal… Je préfère remporter la Ligue des Champions avec lui qu’avec Manchester United ou avec le Real. Je suis parti de rien ici. Qu’y aurait-il de plus beau que de remporter le trophée le plus important avec Arsenal? D’ailleurs, j’ai une primeur pour vous: nous sommes en train de négocier la prolongation de mon contrat, qui arrive à terme en 2004, normalement. Je ne vois aucune raison de ne pas rester ici.

L’esprit de club demeure une valeur à vos yeux, à une époque où tout tourne autour du profit.

Arsenal est encore plus cher à mes yeux, avec tous ces joueurs qui ont pratiquement effectué toute leur carrière ici. Je suis mû par la même ambition que le club: devenir un des meilleurs d’Europe. Arsenal m’offre la possibilité d’atteindre cet objectif. Le club doit poursuivre sa progression, surtout avec le nouveau stade, qui peut héberger 60.000 personnes. »Wenger me connaît mieux que je ne l’imagine »

L’inauguration du stade à Ashburton Grove est prévue en 2004. Serez-vous le capitaine de l’équipe qui s’y produira?

Pourquoi pas? Un grand club a besoin d’un grand stade, avec une capacité minimale de 50 à 60.000 places. Ensuite, ce sont les titres qui font la différence.

Parlez-nous d’Arsène Wenger.

Comme tous les entraîneurs, et peut-être plus que ses collègues encore, il aime le football et passe son temps à visionner des matches et des vidéos. Wenger connaît très bien les joueurs. Il est parfaitement en mesure de jauger les points forts et les points faibles de chaque footballeur, mentalement, physiquement et tactiquement. Il a tous les chiffres en tête et reste attentif à tout. L’entraîneur me connaît certainement mieux que je ne l’imagine. Il est en quête permanente de progrès. Il est sans cesse derrière nous, il nous soutient. Wenger est un homme ouvert, intelligent et toujours prêt à discuter de toutes sortes de choses. Politique ou films, peu importe, il s’intéresse à tout. Il a des assistants mais il fait tout lui-même sur le terrain. Il est la plaque tournante des entraînements. Enfin, il respecte notre vie privée. Il ne nous dit pas ce que nous devons faire ou pas en dehors du football.

Si, pour une raison ou l’autre, il partait, ça influencerait-il votre avenir ici?

Il ne partira pas pour une raison ou l’autre. Les gens qui ont observé Arsenal avant son arrivée et ensuite ont remarqué que le club a complètement changé. Son départ entraînerait pas mal de bouleversements. »Je n’ai jamais eu de contact avec le président »

Le président, Peter Hill-Wood, a récemment suscité l’émoi en déclarant n’être pas sûr de pouvoir vous conserver. N’en êtes-vous pas chagriné?

Ce n’est que du blabla. J’entends ce refrain depuis trois ans. Je ne me laisse pas énerver par ça car je sais que je suis toujours à Arsenal malgré tout. Le club connaît mon avis et vice-versa. éa suffit. La seule chose qui pourrait me tracasser est l’opinion des gens qui lisent ça dans le journal.

Pourtant, Hill-Wood l’a vraiment dit.

Sans doute. Je dois admettre que ça ne me fait pas plaisir. Je n’ai toutefois aucune relation avec le président. Quand je négocie mon contrat, c’est avec le vice-président, David Dein. Je ne peux que me répéter: je n’ai aucune raison de partir. Nous allons bientôt trouver le temps de tout arranger.

Arsenal collectionne les titres. Comprenez-vous que vous faites partie d’une équipe qui écrit une page d’histoire et que votre contribution est importante?

C’est ce qu’il y a de plus merveilleux. Pour moi, faire partie des grands joueurs d’un club déjà légendaire est en soi un objectif. Je voudrais que les gens se souviennent de ce que j’ai représenté pour le club, quand je viendrai voir un match dans 15 ans. En Angleterre, on attache encore de l’importance à ça. On respecte le passé.

Vous avez déjà acquis une notoriété éternelle à Highbury, ce qui est un peu paradoxal à votre position. Vous êtes un joueur de l’ombre. Comment expliquez-vous votre popularité?

Je joue en confiance depuis mon arrivée, ce qui met en évidence mes atouts. La conquête du ballon, gêner les adversaires. J’entre davantage en possession du ballon, j’ai l’occasion de dribbler et de jouer franchement. Donc, on me remarque. Je joue de manière décontractée. Le public apprécie mon style. Par exemple, il applaudit un bon sliding. Il y a de vrais connaisseurs dans la tribune. Mon rôle peut sembler ingrat, puisque je travaille pour les autres. Je permets à mes coéquipiers de briller. Mais récupérer un ballon, le passer à Dennis Bergkamp qui le cède à Thierry Henry, lequel marque, c’est vraiment fantastique. Je savoure de tels moments. Je connais mes qualités et mon rôle.

Votre position de médian défensif évolue. Vous passez régulièrement un homme, voire deux. Est-ce voulu par le football moderne?

On ne peut plus prétendre au numéro six si on est seulement capable de défendre. Le six doit pouvoir jouer, marquer, délivrer des passes décisives, des assists. J’adore cette place. Elle a tout. Elle me permet d’avoir souvent le ballon, d’attaquer, de défendre, de tackler, de marquer…

En équipe nationale, vous êtes le successeur de Didier Deschamps. Que vous a-t-il appris?

Avec les années, j’apprécie de plus en plus sa vision du jeu. Il lisait le jeu défensif un rien plus vite que le joueur moyen. Didier anticipait toujours. Il était aussi très présent dans le vestiaire. Il nous unissait. Nous le regrettons. Il parlait tout le temps. C’est le genre d’homme qui se déplace pour vous dire bonjour. Didier donnait aussi de précieux conseils à la mi-temps. Il ne parlait pas pour rien: ses propos étaient justifiés. Je l’admirais beaucoup pour ça.

Sa décision de devenir entraîneur à l’AS Monaco, l’année dernière, vous a-t-elle surpris?

Pas du tout. L’équipe nationale l’a remplacé sur le terrain mais pas dans le vestiaire. Il expliquait les choses avec décontraction et pertinence. A Arsenal, pendant plusieurs années, ce rôle a été dévolu à Tony Adams, une forte personnalité et un capitaine fantastique.

Vous restez très fier de vos origines sénégalaises. Vous avez même lancé un projet en faveur des jeunes. De quoi s’agit-il exactement?

Le projet s’appelle Diambars, ce qui signifie « champion ». L’initiative vient de Jimmy Adjovi-Bocco, l’ancien joueur du RC Lens. Avec Bernard Lama, l’ancien gardien du PSG et de la France, il me l’a présenté. Ce n’est pas unique en football. Nous offrons à des jeunes la chance d’échapper à la misère grâce au sport tout en leur permettant d’apprendre un métier. Jimmy a trouvé des entreprises du nord de la France qui font venir ces jeunes et leur donnent une formation, à côté du football. Les meilleurs joueurs peuvent rester. Deux ou trois sur dix réussiront. Maximum. Je m’occupe des sept ou huit autres. J’espère pouvoir poursuivre ce projet et le développer. A la fin de ma carrière, je pourrai y investir plus de temps. Je l’espère vraiment. Le Vieira du terrain est différent du Vieira de la vie.

Iwan van Duren, ESM

« Jouer demi-défensif me permet de tout faire sur un terrain: j’adore »

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