Nom de famille : Jean-Baptiste

Le Standardman est né en Haïti mais a été adopté, bambin, par une famille belge. La semaine dernière, pour la première fois en 20 ans, il est retourné dans son pays ravagé. Un reportage exclusif.

Une valise est portée manquante, à l’aéroport. Il s’agit du bagage de Kevin Lafrance, le jeune Français d’origine haïtienne qui se produit pour Victoria Zivkov, un club tchèque de D1. En compagnie de Réginal Goreux (Standard) et de Gary Ambroise (Tubize), il rejoint Port-au-Prince via Amsterdam et Miami pour disputer le match de qualification contre les Iles Vierges américaines.

Nous sommes mardi 30 août. L’après-midi, l’équipe dispute un match amical. Au Plaza Hôtel, une question se pose, lancinante : -Où trouver des chaussures de football pour Kevin ?

Steward Ceus résout le problème : il possède une seconde paire et sa pointure correspond à peu près à celle de son coéquipier. Le gardien des Colorado Rapids est, à l’instar de Goreux, un des nouveaux internationaux d’Haïti. Ses parents ont émigré aux Etats-Unis et il est né à New York mais possède la double nationalité. C’est la première fois qu’il revient dans le pays de sa famille. Des jeunes de France, du Portugal, de Chypre et d’Argentine sont dans le même cas. Vendredi, la campagne de qualification pour le Mondial 2014 débute et la fédération haïtienne a formé la meilleure sélection possible, dans l’espoir de se qualifier encore, 40 ans après son premier tournoi.

 » Nous devons être reconnaissants à l’égard des jeunes qui sont prêts à porter notre maillot « , déclare le sélectionneur, Edson Tavares.  » Les joueurs ne sont pas mus par l’attrait de l’argent car il n’y en a pas ici. Ils jouent gratuitement.  »

Travaille-t-il gratuitement aussi ?  » Non, mon ami. La FIFA paie la moitié de mes émoluments. « 

La ville

Réginal est né le 31 décembre 1987 en Haïti. Trois ans plus tard, il a été adopté par une famille belge. Il a effectué ses premiers dribbles pour le Berloz FC en 1994 et, deux ans plus tard, il rejoignait le Standard. Il y a réalisé son rêve en faisant du football sa carrière. Il est devenu international Espoir belge mais n’a jamais atteint l’équipe A.

 » C’est dommage « , déclare-t-il mais ça a facilité son choix en faveur d’Haïti.  » Mon pays natal m’a sollicité une première fois il y a un an mais c’était encore prématuré à mes yeux. Maintenant, je suis dans une spirale positive et je saisis l’occasion de faire partie de l’équipe-fanion d’un pays, de disputer des matches internationaux et peut-être même une Coupe du Monde. C’est une de mes grandes ambitions. Une autre est de devenir un titulaire incontesté au Standard et d’en être le capitaine. « 

Notre confrontation avec Port-au-Prince est choquante. Une route en piètre état nous conduit de l’aéroport au centre de la ville. De part et d’autre se succèdent des camps de tentes et des bidonvilles. Réginal connaît l’histoire de ses ancêtres, des esclaves arrachés à l’Afrique pour travailler dans les plantations américaines. La révolte de ces esclaves, à la fin du XVIIIe siècle, a mené à l’indépendance d’Haïti en 1804 mais aussi à un long isolement international, imposé par les puissances colonialistes. Par la suite, Haïti a subi la dictature du père et du fils Duvalier ainsi que de multiples catastrophes naturelles, dont la dernière, le séisme de janvier 2010, a coûté la vie à près d’un quart de millions de Haïtiens.

Réginal connaît également l’histoire de son adoption.  » Mes parents vivaient dans la misère et ils ont décidé de me faire adopter en Europe « , confie-t-il.  » C’est ainsi, je n’ai pas d’opinion à ce sujet. Je ne conserve aucun souvenir de ce chapitre. J’étais trop petit. On me l’a expliqué une première fois à l’âge de six ans. Le tout est de prendre les choses de la meilleure façon possible. Finalement, j’ai eu la chance de recevoir une bonne éducation, de mener une vie agréable et maintenant, j’ai le bonheur de revenir, l’espace de quelques jours. La Belgique m’a accueilli les bras ouverts mais je suis également fier d’être Haïtien. J’ai toujours ressenti cette fibre. Mon comportement dans la vie quotidienne est d’ailleurs marqué par mes racines. Je sens que je ne suis pas Belge à 100 %. Je suis très cool, ce qui se passe autour de moi ne me stresse pas. Je suis… posé, quoi. Je vis en Belgique depuis vingt ans mais Haïti reste mon pays natal. Peut-être mon c£ur est-il ici. « 

Ses parents biologiques sont toujours en vie mais il ne les a encore jamais rencontrés.  » La personne qui assure le suivi des adoptions me l’a confié. Il y a deux ans, j’ai même reçu une lettre et une photo d’eux mais je n’ai pas cherché à établir le contact. Jusqu’à présent, je me suis focalisé sur ma carrière footballistique et je n’ai guère eu le temps de voyager. Je peux les rencontrer vendredi à l’issue du match mais j’ignore encore si je vais franchir ce pas. En tout cas, rien n’est encore organisé. On verra comment tout se déroule. « 

Il ne sait pas encore grand-chose.  » Si ce n’est que mon nom de famille haïtien est Jean-Baptiste et que je suis né à Saint-Martin, mais j’ignore à quelle distance cette ville se trouve de Port-au-Prince. Je ne sais pas, non plus, combien de frères et s£urs j’ai ici.  » Il sourit.

L’entraîneur

A quatre heures et demie, un match amical est programmé contre Don Bosco, un grand club de Piétonville, qui fut déstabilisé par le tremblement de terre. Rétrogradé en D2, il est actuellement en tête du classement. Un spectateur nous raconte l’effondrement du bâtiment fédéral, la mort d’une trentaine de membres du personnel et le sauvetage du président de la Fédération de football, Yves Saint-Bart.  » Quand le séisme a eu lieu, il se trouvait dans son bureau du troisième étage, avec son ami, le sélectionneur Jean-Yves Labaze. Les deux hommes ont immédiatement dévalé les escaliers. Saint-Bart est parvenu à sortir de justesse mais Labaze est décédé, écrasé sous les ruines.  »

La joute a lieu au stade Sylvio Cator, le stade national, qui a accueilli 718 familles sous tente après le drame. Depuis, il a été dégagé et rénové aux frais de la FIFA. Celle-ci a rafraîchi les vestiaires et renouvelé l’électricité. Depuis un mois, le stade dispose d’une pelouse synthétique. Malgré ces travaux, quand le soleil s’éclipse, à six heures, la pénombre envahit le stade. Panne d’électricité !

 » Tout fonctionne encore sur générateurs et apparemment, des riverains en ont soutiré de l’électricité, provoquant une panne « , explique le camp haïtien. Les délégués de la FIFA ne confirment pas cette version : ils attendent le rapport officiel des installateurs.  » La piraterie constitue un énorme problème ici mais il s’agirait d’une défaillance technique « . On n’en décide pas moins d’avancer le match international de vendredi à 15heures, pour éviter tout problème. Haïti s’impose 2-1 face à Don Bosco. Goreux effectue ses débuts à l’arrière droit en seconde mi-temps.  » Beaucoup de joueurs étaient fatigués à cause du long vol et du décalage horaire « , commente ensuite le sélectionneur.

Nous prenons rendez-vous avec lui le soir, à huit heures, sur la terrasse du Plaza Hôtel. Il n’arrive qu’à neuf heures moins quart et présente immédiatement ses excuses.  » Il n’y avait ni viande ni poisson au repas et je ne pouvais pas laisser passer ça « . Il nous attire vers un endroit tranquille, sous les palmiers, au bord de la piscine.

Edson Tavares est originaire de Rio. Il a joué au Portugal, en Espagne et en Suisse avant de se consacrer à l’entraînement. Dans cette fonction, il a travaillé en Chine, à Oman, au Pakistan, en Jordanie, au Chili, au Vietnam et en Arabie Saoudite. Michel Renquin et Eric Gerets émargent à son cercle d’amis. Il cultive un rêve : participer un jour au tour final d’une Coupe du Monde. Vu que la prochaine se déroule dans son pays, son désir s’avive encore :  » Dans la vie, il faut toujours croire que tout est possible. Mon noyau est très valable mais l’encadrement et le professionnalisme font défaut. Les footballeurs locaux, qui forment toujours la moitié de la sélection, n’ont même pas leurs propres chaussures ! Ils ne gagnent que 30 à 40 dollars par mois et s’ils ne vivent pas sous tente, il s’en faut de peu. Le talent ne manque pas mais nous nous heurtons à un problème : la nourriture. Ils sont heureux de rejoindre l’équipe nationale car ils y reçoivent trois repas par jour. Ils sont animés d’un espoir : avoir l’occasion d’effectuer un test en Europe ou aux Etats-Unis et pouvoir s’expatrier. En début d’année, la Chine a formulé une proposition : elle allait reconstruire une toute nouvelle capitale. Tout le monde a refusé cette offre mais je me demande comment reconstruire Port-au-Prince ? Par où commencer, combien de temps les travaux dureront-ils, quel sera leur coût ? »

Jean-Jacques Pierre, qui est en fin de contrat à Nantes, après six saisons, vient nous demander les numéros de téléphone des clubs belges. Nous lui prêtons le spécial championnat de notre magazine, pour qu’il puisse les copier.

Le notaire

Le lendemain, à l’hôtel, la rumeur enfle : Michel Martelly, le président de la République va s’adresser aux joueurs vendredi soir. Nous rencontrons le président de la Fédération après midi et lui rappelons sa promesse de nous consacrer un peu de temps.

 » Bientôt « , répond-il.  » Je vais d’abord prendre un dessert « .

 » Bientôt… Quand exactement ? Dans une demi-heure, une heure ou… « 

 » Oh, accordez-moi une demi-heure « .

Vingt minutes plus tard, nous sommes de retour. Nous patientons une heure et demie, en vain. Nous téléphonons à son fils, le team manager Robert, sans plus de résultat. Tout le monde est occupé. Faute de structure et d’organisation, le stress accable tout le monde. Entre-temps, Régi a quitté in extremis le car qui mène les joueurs au stade pour la séance de l’après-midi. Il doit se rendre chez le notaire pour y signer un document attestant que dorénavant, il opte pour l’équipe nationale d’Haïti. Il rate le début de l’entraînement. Le président est venu encourager les joueurs. Vendredi, ils ne joueront pas pour rien.

 » Le président a dit qu’il consentira un effort en notre faveur si nous gagnons « .

A combien s’élève la prime ?

 » Nous ne le savons pas « . Il rit.

Sur la route le menant à l’étude du notaire, il est confronté aux dégâts occasionnés par le tremblement de terre.  » Ce qui m’a le plus touché, c’est le sourire qu’un simple entraînement de l’équipe nationale dessine sur les lèvres de notre peuple. Cela nous confère une motivation supplémentaire. Demain, nous allons vraiment nous livrer à fond. « 

L’accès à l’hôtel est barré par une lourde porte en métal surveillée par des gardes armés, qui déconseillent de mettre un pied dehors. Un jeune homme vient demander de l’aide. Il explique qu’il étudie la médecine à Saint-Domingue, la capitale de la République dominicaine, et qu’il a été agressé par deux jeunes qui lui ont collé un pistolet contre la tempe avant de lui dérober son ordinateur portable et son portefeuille.

Le matin suivant, jour du match, Goreux n’apporte pas de bonnes nouvelles.  » Je ne joue pas. Mes papiers ne sont pas encore en ordre. Mais on m’a promis que je serais qualifié mardi pour le match à Curaçao. « 

Le président

Pour des raisons de sécurité, on nous conseille d’être au stade au moins deux heures avant le coup d’envoi. Un collaborateur de la Fédération nous pilote habilement à travers le chaos de la circulation. Des hommes poussant des charrettes, des femmes portant des bidons d’eau et des boîtes de carton sur la tête se fraient un chemin entre les voitures et les cyclomoteurs. Le stade est archicomble mais le président vole le show en effectuant un  » tour de motivation  » sur les trois quarts du terrain, avant le match.

Michel Martelly, le musicien pop Sweet Mickey, a été élu président de la République il y a trois mois. Son élection n’a pas surpris son ami, l’ancien international de football Zenono, qui fait partie de la génération de feu Manu Sanon (ex-international haïtien qui a joué au Beerschot) et auquel nous sommes présentés.

 » Les gens en ont marre. Depuis deux cents ans, on leur fait de belles promesses mais ceux qui s’emparent du pouvoir s’enrichissent, privilégient leur famille et leurs amis. Cette fois, les citoyens ont voté contre les politiciens traditionnels et contre les intellectuels qui ont étudié dans les meilleures universités mais qui ne lèvent pas un doigt en faveur du peuple. Michel est un artiste et un humaniste qui dit tout haut ce qu’ils pensent. Il est notre Bob Marley et en plus, il est fou de football. Il a évolué en D1 avec Don Bosco. Attaquant, il avait un sens incroyable du but. En fait, il préfère le football à la musique. Je suis joueur-entraîneur de son équipe, The Sweat Mickey Old Stars, depuis des années. Même depuis qu’il est président, il attache beaucoup d’importance au football car ici, presque tout le monde vit au rythme du ballon rond. Le football est un catalyseur de changements politiques, sociaux et économiques.  »

Nous n’admirerons pas les Iles Vierges américaines, une communauté de quelque 100.000 âmes, au prochain Mondial. Les amateurs ne parviennent pas à amorcer une seule attaque valable mais ils se défendent bec et ongles : la rencontre se termine sur le score limité de 6-0. Haïti est en fête. Pourtant, c’est un président fédéral réaliste qui nous serre dans ses bras, le long de la ligne de touche, à l’issue du match.

 » Nous voulions montrer qu’il est possible de réussir quelque chose « , confie-t-il.  » Haïti a connu de nombreuses tragédies. Depuis trois décennies, beaucoup de nos fils ont dû quitter le pays mais nous voulions démontrer que ceux qui y sont restés et ceux qui l’ont quitté n’ont pas perdu leur temps. Il est possible de redresser Haïti. Il nous faudra peut-être 40, voire 50 ans pour le muer en pays développé mais il est déjà essentiel d’offrir un peu de plaisir aux gens car ici, on ne rit pas, on est toujours triste. Le football peut être générateur d’unité. Le pays est divisé. Trois mois après les élections, nous n’avons pas encore de gouvernement mais aujourd’hui, dans les tribunes, je n’en ai rien remarqué. C’est la force du football. Evidemment, cette victoire ne doit pas nous inciter à nous croire supérieurs mais à travailler et à nous attaquer aux problèmes. Nous aurions dû jouer cinq ou six matches de préparation avec cette sélection mais nous n’en avons pas eu les moyens. « 

Il affirme être certain que, dans quatre jours, Réginal Goreux sera qualifié contre Curaçao.  » La FIFA me l’a assuré. Nous avons envoyé à la FIFA le formulaire signé par Régi mercredi et l’Union belge devait également marquer son accord. Mardi soir, il effectuera ses débuts officiels.  »

Dimanche, les Grenadiers se sont envolés pour Willemstad. Réginal a quitté son pays natal sans avoir rencontré ses parents biologiques.  » C’est une démarche que j’ai évitée « , reconnaît-il.  » Je veux revenir trois ou quatre jours, tranquillement. Plus tard.  » Car découvrir sa famille sera un moment vraiment émotionnel ?  » Peut-être. Pour le moment, je ne peux pas encore le dire. « 

PAR CHRISTIAN VANDENABEELE

 » Je suis fier d’être un Haïtien. Peut-être mon c£ur est-il ici. « 

 » Il y a deux ans, j’ai reçu une lettre et une photo de mes parents biologiques mais je n’ai pas cherché à établir de contact avec eux. « 

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