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Nafissatou d’une grande

Elle a remporté six heptathlons d’affilée, ce qui lui a valu un titre de championne olympique, du monde et d’Europe en 2016, 2017 et 2018. Nafi Thiam (25 ans) est la grande favorite pour ajouter une nouvelle médaille d’or à son palmarès aux championnats du monde qui débutent ce jeudi. Tout est dans les gênes.

En 2017, lorsque Nafi Thiam est devenue la quatrième athlète à franchir la barre des 7.000 points à l’Hypomeeting de Götzis, Ashton Eaton, le meilleur décathlonien de tous les temps, avait tweeté :  » Il y a de bonnes chances que le meilleur athlète au monde soit une femme.  » Une femme qui tend à infirmer le cliché selon lequel une heptathlonienne est bonne dans tous les domaines, mais n’est la meilleure dans aucun. Une femme  » complète et unique sur le plan morphologique et physiologique « , comme l’a décrit Johan Bellemans, le chef du service médical du Team Belgium pendant les Jeux Olympiques.

Avec son 1m87, Thiam dépasse en taille toutes ses concurrentes et ex-championnes de l’heptathlon.

Pourtant, c’est Thiam elle-même qui insiste sur le fait que l’athlète parfait n’existe pas. Et qu’elle-même n’est donc pas parfaite. Mais comment a-t-elle développé son corps qui, s’il n’est pas parfait, n’en est pas moins exceptionnel ? Quels sont ses points forts et ses points faibles ? Peut-elle encore s’améliorer ? Analyse, en six parties.

Progresser lentement

Curieusement, lorsqu’elle était adolescente, Thiam n’était pas la meilleure du monde, ni même de Belgique. Aux championnats du monde Scolaires de 2011, alors qu’elle avait 17 ans, elle a même loupé le podium. Elle a été devancée par deux Cubaines et par sa concurrente belge chez les jeunes, Marjolein Lindemans. Ce n’est qu’à partir de 14 ans que Thiam a commencé à s’entraîner  » sérieusement « , sous la houlette de Roger Lespagnard, qui est encore son coach 11 ans plus tard. Au rythme d’à peine quatre séances par semaine, car Lespagnard ne voulait pas surcharger le corps de Thiam, qui grandissait rapidement ( voir point suivant).

Il a continué cette philosophie au cours des années suivantes. Ce n’est que lorsque Nafi a eu 19 ans qu’il a ajouté deux séances supplémentaires, pour passer à six séances hebdomadaires. Le résultat ne s’est pas fait attendre : en 2013, au Championnat d’Europe Juniores, Thiam a inversé les rôles. Lindemans a dû se contenter du bronze, et elle-même s’est emparée de la médaille d’or tout en améliorant le record de Belgique Seniores qui appartenait à Tia Hellebaut. Cinq mois plus tôt, la Namuroise avait déjà amélioré le record du monde du pentathlon chez les Juniors. Six ans plus tard, elle est l’une des meilleures athlètes féminines au niveau mondial. Et pourtant, Thiam continue de s’entraîner au rythme de six séances par semaine. Elle n’accroît ce rythme que lorsqu’elle est en stage à l’étranger.

Lespagnard préfère rester prudent et n’accroîtra le rythme que lentement, pour passer progressivement à sept ou neuf séances par semaine. Il s’attend donc à ce que le corps de Thiam progresse encore en matière d’explosivité, de puissance, de rapidité… Et qu’elle continue à améliorer ses performances en décathlon, même après 25 ans. Dans la foulée de ce qu’elle a réalisé ces dernières années, car chaque saison, elle améliore un record personnel dans l’une ou l’autre discipline.

Ce volume d’entraînement supérieur pourrait permettre à Thiam d’améliorer son record personnel de l’heptathlon (7.013 points, qui date de 2017) à Tokyo, et même peut-être déjà lors des championnats du monde à Doha, et peut-être de battre le record d’Europe qui appartient à Carolina Klüft (7.032 points, en 2007, lorsqu’elle avait 24 ans). Lespagnard estime même que le record du monde de Jackie Joyner-Kersee (7.291 points, en 1988, lorsqu’elle avait 26 ans) est à la portée de sa protégée.

Grande taille

Son père Bamba, un Sénégalais, mesure 1m96. Sa mère Danièle, une Belge, mesure 1m87. Son frère Ibrahima mesure 1m96. Nafi elle-même mesure 1m87. Elle est grande et c’est génétique. Lorsque Roger Lespagnard a vu Thiam pour la première fois, lors d’une compétition de saut en longueur à Seraing, il a directement remarqué ses longues jambes. Lorsqu’elle était adolescente, c’était plutôt un problème, surtout lorsqu’elle s’est mise à grandir rapidement vers 15 et 16 ans. Les muscles ne parvenaient pas à suivre les centimètres, ce qui a provoqué des maux de dos chez Thiam, qui ne pouvait plus contrôler ses longues jambes au départ des courses. Ce n’est que lorsque son corps s’est complètement adapté, qu’elle est devenue irrésistible.

Le saut en hauteur, une des disciplines prisées par Nafi Thiam.
Le saut en hauteur, une des disciplines prisées par Nafi Thiam.© BELGAIMAGE

Avec son 1m87, Thiam dépasse en taille toutes ses concurrentes et ex-championnes de l’heptathlon. La principale concurrente actuelle de Thiam, Katarina Johnson-Thompson, lui rend également quatre centimètres (1m83). Cette grande taille constitue un avantage en saut en hauteur, où Thiam peut utiliser ses longues jambes comme levier. Ce n’est pas un hasard si c’est sa discipline préférée. Avec 2m02, elle a même réalisé la deuxième meilleure performance mondiale de 2019.

Curieusement, Thiam est même plus grande que les meilleures athlètes spécialisées en saut en hauteur. Sur toutes les filles qui ont franchi la barre des 2 mètres cette année, seule Vashti Cunningham (1m86) est à peu près de même taille. Maria Lasitskene, presque invincible cette saison, lui rend sept centimètres (1m80). Tia Hellebaut (1m82) était, elle aussi, plus petite que Thiam.

En saut en longueur, l’autre discipline dans laquelle la championne olympique de l’heptathlon figure dans le Top 10 mondial (en 9e position), la différence de taille entre elle et les meilleures spécialistes du monde est même encore plus grande. Aucune, parmi les cinq meilleures sauteuses en longueur, ne dépasse le 1m75. Le nombre de centimètres n’est donc pas une condition indispensable pour briller dans ces disciplines. La force de Thiam, c’est qu’elle combine ses 187 centimètres avec d’autres qualités physiques.

Coordination/proprioception

Même si l’athlétisme a toujours été son sport préféré, la jeune Nafi a aussi pratiqué d’autres sports, notamment lors des stages d’été de l’Adeps : le badminton, le judo, le patin à roulettes, la voile… De 11 à 13 ans, elle a même joué au basket au BC Alsavin Belgrade et au RCS Bouge. En combinant tout cela avec des disciplines athlétiques, Thiam est parvenue à contrôler son corps de façon exceptionnelle et à développé une très bonne proprioception (la perception de la position des différentes parties du corps). C’est très important pour les sauts et les lancers qui constituent – ce n’est pas fortuit – les disciplines dans lesquelles Nafi excelle le plus.

Selon Lespagnard, c’est en partie grâce à cela que Thiam peut corriger les petites erreurs techniques qu’elle commet, y compris en compétition, car elle sent parfaitement ce qu’elle a mal fait. Il estime que son élève aurait encore mieux maîtrisé sa technique et son corps s’il avait pu commencer à s’en occuper à 12 ans plutôt qu’à 14 ans, car cet à cet âge-là que les jeunes emmagasinent le mieux les mouvements spécifiques dans leur cerveau.  » Pour les courses, et surtout pour le saut en hauteur, Nafi avait copié le style de sa mère ( une ex-athlète, ndlr). Or, ce style était incorrect. Il a fallu du temps pour tout corriger.  »

Explosivité, puissance & élasticité

Lorsque Lespagnard a jeté un premier regard sur Thiam, il a été étonné par son explosivité et sa souplesse.  » Elle le doit à des tendons et à des articulations élastiques, comme c’est aussi le cas chez les nageurs « , explique-t-il. La championne olympique n’a pas une force brute, elle est plutôt finement musclée, bien balancée sur tout le corps. En termes scientifiques : elle a un corps à la fois ectomorphe (allongé, élancé, avec peu de graisse) et mésomorphe (athlétique et musclé). Ce n’est pas un hasard si elle a des gênes d’Afrique de l’Ouest dans son ADN, hérités de son père sénégalais.

Car, insiste Lespagnard :  » Ce n’est pas le volume de muscles qui est important, mais la qualité.  » Afin de réaliser des mouvements à la fois puissants et explosifs, de manière détendue mais malgré tout rapide, comme c’est le cas au lancer du javelot, au saut en hauteur ou au lancer du poids.  » Le cerveau donne ces impulsions. Il faut y travailler dès le plus jeune âge.  » Et cela porte ses fruits, car peu d’heptathloniennes lancent le javelot aussi loin que Thiam. Un mouvement  » tchak « , comme le décrit son coach. Seul problème : cette force explosive doit être canalisée, afin d’éviter une surcharge ( voir point suivant).

Avantage supplémentaire : Nafi a de grands pieds (elle chausse du 42), ce qui lui confère une grande stabilité. Toute l’énergie et toute la force qu’elle donne à chaque mouvement trouvent leur origine à ce niveau-là. Elle tire beaucoup moins profit de l’élasticité de ses tendons et de ses articulations, et de ses grands pieds, dans les deux courses les plus longues de l’heptathlon, le 200 et le 800 mètres. Ce sont les deux disciplines dans lesquelles elle brille le moins, parce que, selon Lespagnard, il lui manque les capacités  » cardiopulmonaires  » (coeur et poumons). Surtout en comparaison de Katarina Johnson-Thompson, très rapide sur ses pieds avec des records personnels de 22.79 sur 200 mètres et de 2.07.64 sur 800 mètres. C’est beaucoup plus rapide que Thiam, qui a couru en 24.37 et en 2.15.24. C’est dans ce domaine-là que l’athlète belge peut encore le plus progresser.

Blessures

Malgré la charge de devoir combiner sept disciplines, Thiam est restée relativement épargnée par les blessures. Au début de cette année, pendant un stage en Afrique du Sud, elle a pour la première fois souffert d’une blessure musculaire sérieuse : une déchirure de six centimètres au mollet. Elle a alors dû se reposer pendant six semaines et recommencer sa préparation. Mais, comme elle avait déjà acquis une base solide depuis début octobre, elle a rapidement pu reprendre le fil.

Son point faible, on le sait, est son coude droit, auquel elle s’était blessée un mois avant les Jeux de Rio (petite déchirure ligamentaire). Cette ancienne blessure lui a encore joué des tours cette année, après une compétition de javelot en mai. Puis lors de l’heptathlon de Talence, où elle a dû renoncer après deux essais au javelot, à cause d’une trop grande irritation. Alors qu’elle était bien partie pour battre le record d’Europe, une Thiam émue a pris la décision radicale – et la plus rationnelle – de ne prendre aucun risque dans la perspective des championnats du monde. Elle a ensuite effectué sa revalidation sous la direction de Lespagnard et du kiné Ludovic De Preter (le kiné habituel du Standard).

Le traitement a porté ses fruits, de sorte que Thiam peut envisager une prestation de haut vol à Doha, à condition de bien se reposer et d’effectuer des exercices destinés à renforcer ses muscles, comme cela avait été le cas à Rio (où elle avait même lancé très loin). La douleur était certes présente, mais si Thiam parvient à lancer de façon correcte sur la plan biomécanique, soutenue par des tapes, cela ne devrait pas porter préjudice à la suite de sa carrière. Et cela devrait lui rapporter un deuxième titre mondial consécutif.

Stéphanie Scheirlynck :
Stéphanie Scheirlynck :  » Aujourd’hui, Thiam sait parfaitement ce qu’elle peut manger, à quel moment et en quelle quantité. « © BELGAIMAGE

Régime adapté

Après une 11e place aux championnats du monde 2015, le management de Nafi Thiam a contacté la spécialiste en alimentation sportive Stéphanie Scheirlynck.  » À l’époque, Nafi logeait encore en kot, et devait faire ses courses elle-même. Elle pouvait à peine cuisiner et se contentait donc d’un régime estudiantin « , explique Scheirlynck.  » Je ne peux pas dire qu’elle ne mangeait pas sainement, mais son alimentation n’était pas adaptée à une sportive de haut niveau. En concertation avec Nafi, je lui ai donné des conseils et j’ai établi un schéma pour les jours d’entraînement et pour les deux jours de compétition. Afin d’équilibrer sa balance énergétique avant, pendant et après l’épreuve.

L’heptathlon est exigeant et ce n’est pas simple : il y a souvent peu de temps entre les différentes disciplines. On commence souvent tôt le matin et on termine tard le soir. Les conditions climatiques peuvent changer également…Avec des snacks légers que l’on digère facilement – fruits séchés, bananes, biscuits… -, des gels énergétiques, des boissons énergisantes et des shakes de récupération riches en protéines, on essaye de favoriser la récupération de Nafi et d’éviter au maximum les fringales. Le soir précédant le début de l’heptathlon, elle doit aussi ingurgiter suffisamment de glucides sous forme de pâtes, de riz ou de pain.

En dehors des compétitions, l’alimentation de Nafi est aussi adaptée au volume d’entraînement de la journée, et aux spécificités : musculation, rythme cardiaque, séance technique ou une combinaison des trois. Elle sait parfaitement ce qu’elle peut manger, à quel moment et en quelle quantité. Je ne dois pas lui envoyer tous les jours un menu. Et Nafi ne va jamais tout peser au gramme près. Il lui arrive aussi de faire un petit écart, en s’offrant un donut ou une autre friandise, lorsque les circonstances le permettent.

Ce n’est pas interdit, lorsqu’on le fait avec modération. ( elle rit) Tous les trois ou quatre mois, je contrôle le poids de Nafi, son pourcentage de graisse et sa masse musculaire. ( Scheirlynck ne peut pas dévoiler les chiffres, c’est un secret professionnel, ndlr) Nafi ne peut par exemple pas devenir trop musclée, les muscles doivent rester fonctionnels pour l’heptathlon. On procède aussi à des tests sanguins afin de pouvoir remédier aux éventuelles lacunes. Mais il n’y a pas de grandes adaptations. »

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