MUSEEUW et BOONEN : les fauves de la 100e

La centième édition de l’Enfer du Nord a sacré l’épique solo de Johan Lion des Flandres et vu un jeune lion campinois faire ses griffes.

Printemps 2002 : au vélodrome de Roubaix, après avoir brandi un pavé, pour la troisième fois de sa carrière, Johan Museeuw sert la main de son compatriote, de quinze ans son cadet, debout sur la marche à sa gauche et superbe troisième.

 » Un jour, tu seras à ma place « , lui murmure-t-il. Il s’adresse à Tom Boonen, qui, ravi du compliment, refuse pourtant toute comparaison avec son idole, ancien champion du monde. Lorsque la presse l’interroge, il rétorque :  » Moi, un second Museeuw ? Je préférerais être le premier Tom Boonen « , rétorque-t-il, regorgeant d’assurance.

Dix ans plus tard, cette poignée de mains symbolique fait figure de moment charnière dans l’histoire du cyclisme belge. Même si, durant l’été 2002, Museeuw, âgé de 36 ans, s’adjuge une onzième Coupe du Monde à Hambourg et qu’il faut encore patienter trois ans avant que Boonen ne remporte sa première classique, c’est le prélude à la passation de pouvoir entre les deux meilleurs coureurs belges des deux dernières décennies.

Les premières lignes de ce prélude ont été rédigées un mois et demi plus tôt, à la Classic Haribo. Après trois kilomètres, un groupe de 35 coureurs s’échappe. Parmi eux, Johan Museeuw et Tom Boonen, le grand espoir de 21 ans d’US Postal. Intrigué par ce néophyte campinois, le Flandrien se place dans sa roue pendant une demi-heure, sans se faire remarquer. Il observe la musculature de Boonen, sa position à vélo, son coup de pédale.  » C’est un véritable athlète, taillé pour les classiques « , conclut Museeuw avant de filer à 70 kilomètres de l’arrivée, avec quatre autres coureurs. Il est dernier de ce petit groupe à Marseille. Six minutes plus tard, Tom Boonen remporte le sprint du peloton suivant.

Le samedi suivant, le Circuit Het Volk inaugure la saison belge. Roger De Vlaeminck vient de déclarer que les jeunes coureurs sont des peureux et c’est un Tom Boonen furieux qui écartèle le peloton au Vieux Quaremont. Dans sa roue, Johan Museeuw. Peu après, au pied du Mur, le coureur de Balen écarte brutalement Museeuw et Paolo Bettini.  » J’ai tout autant qu’eux le droit d’entamer la montée au premier rang « , déclare ensuite Boonen. L’audacieux débutant reste un moment en tête avec Bettini mais cède du terrain dans la finale.

Un jour plus tard, il est septième de Kuurne-Bruxelles-Kuurne. Les compliments pleuvent.  » Je n’ai pas vu beaucoup de néo pros signer de telles performances. Dommage qu’il ne roule pas dans mon équipe « , s’ exclame Museeuw. Boonen savoure cet intérêt et ne fait pas mystère de ses ambitions.  » Mon rêve ? Gagner Paris-Roubaix et le Mondial. J’ai toujours rêvé être un coureur polyvalent.  » La presse se régale de cet enthousiasme et bombarde le jeune coureur révélation du printemps.

En mars, pour écarter le nouveau phénomène des feux de la rampe, US Postal expédie Boonen aux Etats-Unis, où il roule le Redlands Bicycle et la Sea Otter Classic. Le Campinois ne retrouve son public qu’aux Trois Jours de La Panne mais là, malgré sa jolie septième place, les projecteurs sont braqués sur Johan Museeuw. Le roi des classiques pavées s’est bien rétabli de son accident à moto d’août 2000. Il détient à nouveau sa forme d’antan et est bien décidé à accrocher à son palmarès un quatrième Tour des Flandres.

Boonen aussi rêve d’un coup d’éclat mais il a placé la barre trop haut. S’il pilote avec bravoure son coéquipier Lance Armstrong sur les pavés, il ne parvient pas à rééditer son numéro du Circuit. Au Taaienberg, quand Museeuw et Peter Van Petegem se détachent, il est contraint de les laisser filer. Boonen franchit la ligne d’arrivée en 24e position, après un sprint massif pour la septième place. Il accuse 2min37 de retard sur le vainqueur, Andrea Tafi, qui a mis à profit la rivalité opposant Museeuw à Van Petegem pour s’échapper et boucler seul les ultimes kilomètres du Ronde.

Museeuw, qui termine deuxième, ne peut dissimuler sa déception. Il fond en larmes dans les bras du soigneur Dirk Nachtergaele. Peu après, Museeuw explique à la presse réunie qu’il souhaitait prendre congé du peloton sur une quatrième victoire et qu’il va réfléchir, avec sa femme Véronique, avant de prendre ou non le départ de Gand-Wevelgem. Cependant, il se tâte encore :  » Puis-je raccrocher sans une ultime victoire ?  » Après un bon massage et un dîner en compagnie de sa famille et de Patrick Lefevere, le manager de Domo, Museeuw connaît la réponse à sa question : c’est non. Dès le lendemain, il se focalise sur Paris-Roubaix.

Pour l’exploit

Tom Boonen, au service de George Hincapie, termine Gand-Wevelgem en septième position. Cette performance l’incite à rêver et à relever la barre.  » Je veux réaliser un exploit à Paris-Roubaix. Ce que ce sera ? Vous le verrez bien. Rendez-vous dans l’Enfer du Nord « , déclare le Balenois, qui en ajoute une couche la veille de Paris-Roubaix, alors qu’il est allongé sur la table de massage de Freddy Viaene.  » Freddy, sais-tu qui montera sur le podium demain ? Moi ! « . Viaene revoit la scène :  » Il pensait vraiment ce qu’il disait.  »

Dirk Demol, le directeur d’US Postal, a accordé un rôle libre à Boonen mais ce cadeau s’accompagne d’une mission spécifique. Demol :  » Tom devait participer à une échappée précoce. Je lui ai expliqué qu’il pouvait prendre le sillage des autres, qu’il ne devait pas trop forcer dans les tronçons pavés et qu’ainsi, il pourrait aller loin, comme moi quand j’ai gagné cette course en 1988 au terme d’une échappée monstre.  »

Pendant ce temps, dans le camp Domo, un Johan Museeuw extrêmement concentré se prépare à l’Enfer du Nord. Son entourage le sait : c’est un bon présage car plus le Lion des Flandres est tranquille, plus il est dangereux. Il ne laisse absolument rien au hasard, surtout pas le matériel.  » Il est aussi maniaque que Lance Armstrong « , confie son ancien mécanicien, Chris Van Roosbroeck, qui a aussi travaillé avec le Boss pendant des années.  » Johan m’a fait monter des tubes de 177,5 millimètres pour disposer d’un plus grand levier sur les pavés. J’ai également dû relever son guidon d’un centimètre. Pendant la reconnaissance du parcours, il s’est beaucoup soucié de la pression des pneus, comme un spécialiste de cyclocross. Il a pédalé, faisant gonfler et dégonfler les pneus jusqu’à ce qu’il trouve la pression exacte. Ce n’était pas un luxe car des précipitations abondantes avaient mué l’Enfer en tranchée de boue.  »

Museeuw reste fidèle à ses autres rituels.  » Le jeudi, à la fin de l’entraînement, je remplissais deux bidons avec de l’eau bénite de l’abbaye de Gistel. Le dimanche matin, je répandais cette eau sur mes roues, dissimulé dans un coin, à l’abri des regards « , se souvient Museeuw.

 » Johan était très superstitieux « , confirme Dirk Nachtergaele.  » Le samedi soir, je devais salir son cuissard tout neuf. Il passait toujours la nuit dans la même chambre d’un modeste château situé juste en dehors de Compiègne. Johan portait son T-shirt favori, celui avec lequel il avait déjà remporté de nombreuses épreuves de Coupe du Monde, même s’il devait camoufler le nom de l’ancien sponsor. Enfin, il emmenait toujours son chapelet de Padre Pio, un talisman offert par un supporter en 1992. « 

Peu avant le départ, le rosaire a disparu. Museeuw panique. Il est inondé de sueur froide.  » Accompagnés des autres coureurs, nous avons fouillé tout le bus « , explique Wilfried Cretskens, un de ses coéquipiers d’alors.  » Heureusement, nous l’avons retrouvé sous un siège. Il avait glissé de la poche de Johan. Cinq minutes plus tard, c’était le départ.  »

En éventail

Les 190 coureurs s’élancent sous un froid soleil qui laisse rapidement place à la pluie et à un méchant vent latéral. Après 30 kilomètres, le peloton se déploie en éventail. 33 coureurs, dont Nico Mattan, Hans De Clercq, les Domo Enrico Cassani et Max Van Heeswijk, quatre Mapei et Tom Boonen, s’échappent. Inquiet de voir Boonen sans soutien, Demol demande à Antonio Cruz et Floyd Landis de hausser le rythme du peloton. Le premier groupe a cinq minutes d’avance. Avant le célèbre Bois de Wallers-Arenberg, il ne reste que douze échappés mais Boonen tient bon. Nico Mattan est impressionné :  » On aurait dit que c’était son dixième Paris-Roubaix. Il savait exactement où rouler.  »

Hincapie, Lars Michaelsen et Steffen Wesemann rejoignent le groupe dans le Bois, suivis par Museeuw, qui ne veut pas afficher trop tôt sa forme. Après la Trouée d’Arenberg, le Lion accélère et décante le petit peloton, sans plus songer à sa chute et à sa fracture de la rotule, quatre ans plus tôt. Juste avant le Mons-en-Pévèle, Max Sciandri rejoint les sept hommes. A 40 kilomètres de l’arrivée, Museeuw s’envole, seul. Wilfried Peeters, son ancien valet, est devenu directeur sportif. De la voiture suiveuse, il le met en garde contre une grande tache d’huile.  » Ancien crossman, j’étais à l’aise. J’ai changé de braquet et j’ai accéléré, sur une impulsion. Je me sentais super bien.  »

L’attaque de Museeuw surprend Boonen, qui dérape sur l’huile.  » Le temps que j’organise la poursuite, Johan avait quinze secondes d’avance.  » Van Heeswijk et Michaelsen, les coéquipiers de Museeuw, chutent. Boonen entraîne Hincapie dans son sillage.  » J’ai crié à Museeuw de se méfier des deux hommes qui revenaient, sans lui dire qu’ils étaient équipiers, pour ne pas entamer son moral « , raconte Wilfried Peeters.

Un Museeuw couvert de boue conquiert une minute d’avance mais il souffre.  » Je roulais contre le vent. Je me suis obligé à conserver une vitesse de 45 km/h, même si j’étais dans le rouge. Je savais qu’après 240 kilomètres, personne ne pourrait pédaler plus vite.  » De fait, Museeuw creuse l’écart sur ceux que les commentateurs français qualifient de  » deux Américains « . Le c£ur d’ André Boonen se serre quand un des coureurs US Postal tombe dans la boue de Camphin-en-Pévèle.  » Ils étaient tellement crasseux que je ne pouvais pas distinguer mon fils.  » En fait, c’est Hincapie qui se relève. Dix ans plus tard, il confie :  » L’attaque de Museeuw m’avait épuisé. J’avais commis une erreur de débutant en mangeant trop peu et en choisissant des vêtements trop légers. Quand mon vélo a dérapé, je n’ai pas pu réagir. Les 18 kilomètres restants ont été les plus longs de ma carrière. Je ne sais pas comment j’ai pu terminer sixième.  »

Après une infime hésitation, Boonen décide d’abandonner son coéquipier.  » J’aurais dû m’y résoudre avant car il avait du mal à suivre ma roue.  » Les milliers de supporters belges n’apprécient pas la poursuite de Boonen.  » J’ai cru qu’ils visaient George mais ils ont continué à m’insulter et à m’asperger de bière après sa chute. Je n’ai jamais compris pourquoi. « 

 » Du sucre ! « 

Museeuw commence à se fatiguer. Il appelle Peeters :  » Du sucre, vite ! Ouvre le bidon !  » Le Lion épargne chaque goutte d’énergie, même s’il est quasi assuré de la victoire au Carrefour de l’Arbre, où il compte deux minutes d’avance. Souffrance et doute se mêlent.  » Il m’a fallu trois semaines pour récupérer de ce solo mais je me demandais aussi si c’était le moment d’arrêter. J’ai décidé d’accrocher symboliquement mon vélo à la clôture, après la ligne d’arrivée. Je devais suivre le scénario prévu pour le Ronde. J’étais tellement hanté par cette idée que j’ai raté un virage en entrant sur la piste. « 

Sous les applaudissements de milliers de spectateurs scandant son nom, Museeuw se prépare à l’adieu parfait mais, dans l’avant-dernier virage, il a un déclic.  » Mon subconscient a pris le pas sur mon cerveau. Je ne pouvais pas renoncer à la gloire. En une fraction de seconde, j’ai décidé de tendre mes dix doigts vers le ciel – un doigt par victoire en Coupe du Monde. « 

Un commentateur belge fait ses comptes :  » Dix. Le champion du monde a accompli son £uvre et il va annoncer sa retraite.  » Dirk Nachtergaele, Wilfried Peeters et Patrick Lefevere enlacent le Lion des Flandres, Bernard Hinault le félicite :  » Tu es vraiment un grand champion « . Museeuw ne pipe mot de son plan initial, jusqu’à aujourd’hui.  » Le moment idéal était passé. J’aurais détourné l’attention de ma performance en prenant congé du peloton, même si j’aurais mieux fait de suivre ma raison, compte tenu du scandale qui a suivi. Hélas, je ne puis remonter le temps.  »

Mieux que De Vlaeminck

Steffen Wesemann a remonté Tom Booen au prix d’un effort terrible et franchit la ligne trois minutes après Museeuw. Boonen est le premier néo pro à monter sur le podium d’une grande classique depuis la deuxième place d’Armstrong au Championnat de Zurich en 1992. Le Balenois fait mieux que Roger De Vlaeminckx, quatrième lors de ses débuts dans l’Enfer du Nord. Le lionceau rugit de bonheur mais avoue :  » Je suis cuit. « 

Il récupère rapidement, comme le remarque Walter Godefroot le manager de Deutsche Telekom.  » Regardez-le, il est frais alors que Hincapie et Erik Zabel ressemblent à des zombies.  » Johan Museeuw le remarque aussi quand il serre la main de son jeune compatriote, sur le podium.

Après avoir rempli tous ses devoirs et pris une douche froide dans les vestiaires du vélodrome,  » la première et la dernière fois que je me lave là « , Boonen dévoile son côté fanfaron à la presse :  » Si Hincapie avait été meilleur, nous aurions attaqué Museeuw. D’autant qu’après avoir roulé 200 kilomètres, je me demandais quand la fatigue viendrait. « 

L’assurance et la spontanéité un brin naïve de l’athlétique Campinois séduisent la Belgique cycliste. Boonen a été accueilli comme un cadeau du ciel par la presse. Quel contraste avec Museeuw, qui faisait figure de sphinx…

Roger De Vlaeminck, d’un naturel critique, se fait lyrique :  » J’aime les coureurs offensifs et il nous faut un successeur à Museeuw. Avec lui, nous voilà repartis pour quinze ans. Tom va devenir un grand. « 

Ce 14 avril 2002, les observateurs ont effectué une prédiction en or.

PAR JONAS CRETEUR

 » Avant la course, je répandais de l’eau bénite sur mes roues, caché dans un coin « 

(Museeuw)

 » Si Hincapie avait été meilleur, nous aurions attaqué Museeuw. J’étais frais après 200 km  » (Boonen)

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