Contrairement à ses prédécesseurs, la génération actuelle des romanciers n'hésite pas à se frotter aux grands traumas historiques. © ULLSTEIN BILD/BELGAIMAGE

Mots pour maux

Délaissant le formalisme, les romanciers français contemporains se portent au chevet du monde et des êtres pour leur prodiguer les premiers soins, observe le critique Alexandre Gefen. La littérature comme art et comme thérapie.

A quoi sert la littérature ? A se divertir. A s’évader. Mais aussi, de plus en plus, à prendre soin, à cajoler, à consoler, à réparer. C’est en tout cas la thèse d’Alexandre Gefen, directeur de recherche au CNRS. Dans un essai convaincant, Réparer le monde (1), il analyse les conditions d’émergence de cette fiction française portée sur le réel et sur l’apaisement de ses morsures.  » Ce rôle dévolu à l’empathie participe d’un tournant esthético-éthique qui consiste à utiliser le récit pour produire ce que le philosophe Paul Ricoeur nommait des identités narratives dans lesquelles nous pouvons nous reconnaître, nous  » recomprendre « , nous projeter, tant au niveau personnel que social « , écrit-il. Un changement radical de paradigme qui affecte aussi bien les sujets abordés – en gros, tous les traumas individuels et collectifs -, que les modes d’action, la littérature devenant poreuse au journalisme, au développement personnel ou encore à l’ingénierie sociale.

Pour Alexandre Gefen, dans un monde en crise, économique, sociale et morale, les écrivains se sont substitués aux prêtres.
Pour Alexandre Gefen, dans un monde en crise, économique, sociale et morale, les écrivains se sont substitués aux prêtres.© SDP

Qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille ?

De voir apparaître dans des oeuvres contemporaines un vocabulaire nouveau qui véhiculait l’idée que la littérature sert à faire du bien, à intervenir sur le monde, à sauver des personnages. Des bandeaux comme  » roman antidépresseur  » ont fait leur apparition. Ce vocabulaire de positivation était nouveau dans un champ littéraire qui était jusque-là surtout préoccupé par l’innovation, la forme, l’originalité et moins par l’effet escompté de l’oeuvre.

Quand la rupture a-t-elle eu lieu ?

Les historiens ont mis le point de bascule dans les années 1980 avec l’arrivée de l’autofiction. Avant cela, même si on trouvait bien sûr des auteurs préoccupés par l’histoire, par le sujet ou par la psychologie, c’est surtout le travail sur la forme qui était au centre des débats, comme dans le Nouveau roman.

Comment expliquer l’émergence de ce discours d’intervention sur le monde ?

J’identifie deux causes : le rejet du formalisme détaché du monde et, sur un plan plus idéologique, l’émergence de l’individualisme. Les deux sont connectés. En même temps qu’est apparue une littérature qui s’intéresse au monde, aux  » vrais  » sujets (comme les migrants ou les banlieues) s’est développée une littérature qui traite de thématiques plus personnelles, plus intimes : aider à surmonter une épreuve ou à faire le deuil, par exemple. Ce recours à la littérature comme mode d’intervention, à la place de la politique, peut être raccroché à un mode de fonctionnement néolibéral qui refuse les grandes théories idéologiques et insiste sur le travail individuel d’accommodement au monde.

(1) Réparer le monde, par Alexandre Gefen, éd. José Corti, 392 p.
(1) Réparer le monde, par Alexandre Gefen, éd. José Corti, 392 p.

Est-ce l’intérêt du public pour les enjeux du présent qui a amené les écrivains à s’y intéresser ou l’inverse ?

Il y a un facteur économique qui a pesé sur les écrivains au même moment. Ce souci de réparer a coïncidé avec le moment où de plus en plus d’écrivains, ne parvenant plus à vivre de leur plume, ont été obligés de se tourner vers les pouvoirs publics pour trouver des financements alternatifs : ateliers d’écriture, résidences, etc. Ces conditions socio-économiques ont donc imposé un rapport plus étroit au monde. D’autant que dans ce nouveau contexte, les auteurs ont été plus directement et plus souvent confrontés à leurs lecteurs. Et donc à leurs préoccupations.

La littérature formaliste n’a pas disparu pour autant…

Des écrivains qui refusent l’empathie, qui rappellent la noirceur de l’écriture, sa dimension de désordre et son rapport au Mal, il y en a toujours. Comme Régis Jauffret ou Michel Houellebecq. Mais qu’il reste de grandes écritures romantiques, une littérature qui n’a d’autre but qu’elle-même, c’est moins sûr. Hormis quelques néoformalistes astucieux de la trempe d’Eric Chevillard.

Le dernier Goncourt a couronné Eric Vuillard pour son récit des jours qui ont précédé l’Anschluss. La Seconde Guerre mondiale et la Shoah en particulier sont fort présentes dans ce courant…

Cette littérature s’est beaucoup focalisée sur les traumas. Avec l’idée qu’on peut apaiser un trauma en le symbolisant, en l’universalisant, en le rendant communicable. A l’opposé d’une certaine littérature qui a longtemps refusé de se confronter au trauma historique, car déclarée intraduisible, inexprimable, indicible, la littérature contemporaine a pris en charge directement ces traumas historiques. Par des enquêtes de terrain, par des moyens plus métaphoriques aussi. C’est un marqueur de cette littérature, qui s’intéresse à tous les traumas historiques laissés en silence par les historiens. Comme la guerre d’Algérie par exemple.

La littérature n’a pas le monopole du coeur…

L’exercice de la compassion, de l’apprentissage du langage d’autrui, ce qu’on nomme l’éducation sémantique qui va conduire à une meilleure connaissance de l’esprit d’autrui, on le retrouve aussi dans les séries télé. Il n’y a pas de raison d’opposer la littérature à des médias de divertissement grand public. Les séries télé actuelles décortiquent les grandes questions morales, existentielles ou sociales. C’est ce qui explique en partie leur succès d’ailleurs.

A quoi ressemblera la littérature demain selon vous ?

Avec la diffusion des pratiques d’amateurs à travers les ateliers d’écriture notamment, on va voir émerger une littérature plus large que la seule littérature des écrivains. Sa fonction sociale sera encore plus évidente. Cette vulgarisation ébranle la manière dont la littérature et l’art ont servi comme processus de distinction. Le fantasme d’une littérature aristocratique, élitiste, est très ébranlé par cette évolution à grande échelle.

Sans le formalisme, la langue ne risque-t-elle pas de s’affadir, de se ramollir ?

L’exigence sur le langage ne faiblit pas nécessairement, elle se déplace de l’esthétique pure à l’éthique. Le collectif Inculte par exemple (NDLR : qui regroupe plusieurs romanciers phares de l’avant-garde littéraire française comme Claro, Joy Sorman ou François Bégaudeau), qui traque le réel en mélangeant les genres, a choisi la rupture avec une tradition  » cultivée  » de la littérature et a pourtant produit de très grandes choses, formellement parlant. Comme Zone, de Mathias Enard, longue phrase de 500 pages hallucinées où défilaient toutes les atrocités du siècle dernier.

Alexandre Gefen présentera son livre à la librairie Maison CFC à Bruxelles ce samedi 17 mars à midi. www.maisoncfc.be

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