MON FRÈRE, CE HÉROS

Bruno Govers

Séparés pendant un lustre en raison de la guerre civile au Sierra Leone, ils ne se quittent plus depuis leurs retrouvailles.

Ils sont nés d’un même père mais d’une mère différente. Ils ont été élevés par une aïeule commune à Freetown, capitale de la Sierra Leone, avant que le football et la guerre civile ne les séparent. Cinq ans, ils sont restés sans la moindre nouvelle l’un de l’autre. Depuis 2001, ils sont à nouveau réunis et ne se quittent plus. Au point d’avoir épousé, à peu de choses près, la même trajectoire sportive : le RWDM d’abord, puis le Sporting Charleroi et, à présent, le FC Brussels. Où ils espèrent avoir l’occasion de jouer ensemble en Première au cours du second volet du championnat. Avant de remettre le couvert, un jour, avec les Leone Stars, leur onze national.

Quels souvenirs avez-vous gardés de votre jeunesse au pays ?

Ibrahim Kargbo (23 ans ) : Au même titre que le troisième fils de la famille, Kevin, hélas porté disparu en raison des troubles qui ont secoué le pays à la fin des années 90, nous avons été élevés par notre grand-mère, Foudia. Nous l’appelions tous respectueusement Mum parce qu’elle a réellement fait office de maman pour nous dès notre plus jeune âge. Comme la plupart des enfants, nous ne jurions que par le seul et unique football, que nous pratiquions nu-pieds en rue ou sur des terrains vagues. Mes frérots et moi, nous faisions toujours partie de la même équipe et, malgré la différence d’âge par rapport à nos adversaires, nous l’emportions toujours (il sourit). Les Kargbo brothers étaient tout simplement imbattables.

Sydney Kargbo (19 ans) : Ibou, c’était le modèle à suivre. A l’image de Kevin, j’étais plein d’admiration pour l’aîné, qui était doué pour tous les sports. Notre papa, un militaire de carrière, se signalait très régulièrement en remportant des combats de boxe. Il avait dans l’idée de faire de nous des champions du ring, mais seul Ibrahim était prédestiné à marcher sur ses traces. S’il n’avait pas fait du football son métier, il aurait sûrement pu gagner sa vie sur un ring. Moi, je n’avais manifestement pas ce don. Par contre, je n’étais pas du tout maladroit, balle au pied. Conjointement avec Ibou, je me suis affilié aux CRS Rangers puis au FC Edwards. Avant que nos chemins ne se séparent puisqu’il a mis le cap sur la Suède.

Comment, dans la famille, avait-on réagi au départ de l’aîné, âgé à ce moment-là de 14 ans à peine ?

Sydney : Tout le monde était très fier. A cette époque, en 1996, les joueurs de la Sierra Leone ne jouissaient pas encore de la même cote que ceux d’autres nations africaines comme le Nigeria et le Ghana, entre autres. Le décalage était plus important encore à l’échelon des jeunes où rien n’était réellement structuré par rapport à ces deux pays. Seuls des internationaux, repérés lors des matches des Leone Stars, à la Coupe d’Afrique des Nations notamment, faisaient l’objet d’un transfert vers l’une ou l’autre compétition européenne. C’était le cas de Lamine Conteh au Beerschot, par exemple. Mais à l’échelon des Espoirs ou des Juniors, c’était le néant. Jusqu’au jour où un entraîneur suédois décida d’emmener tous les moins de 16 ans en Scandinavie. Par bonheur, Paul Kpaka et Ibou étaient du nombre. Cet honneur a rejailli sur nos familles respectives.

Ibrahim : L’homme qui était à la base du changement se nommait Roger-Palme Greene, détaché par son pays dans le cadre d’une aide au développement en Sierra Leone. Il avait à sa charge la sélection nationale des Scolaires et était convaincu que la plupart d’entre nous avaient un avenir en Europe, à condition d’y bénéficier de l’encadrement adéquat. Confié au manager Jan Tonquist, j’ai été casé tour à tour à Osters Växjö, puis à Degerfors avant d’aboutir à Feyenoord. La suite, tout le monde la connaît, sans doute : suite à un accord de coopération entre le club de Rotterdam et le RWDM, j’ai abouti au stade Edmond Machtens en même temps que Paul Kpaka. Après la faillite du club, je suis passé tour à tour à Charleroi, puis à Malatyaspor avant de revenir à Molenbeek, où Sydney m’a rejoint entre-temps.

Pablo

C’est la deuxième fois, en vérité, que vous vous retrouvez à la rue Malis ?

Ibrahim : Exact. Pendant l’hiver 2001, j’ai un jour été cueilli à l’entraînement par une personne qui prétendait que Sydney se trouvait au même moment à Zaventem. Je n’en croyais absolument rien, dans la mesure où, depuis cinq ans, je n’avais plus eu la moindre nouvelle de lui en raison de la guerre civile qui avait embrasé le pays dès la fin de l’année 96. A partir de cet instant, entre ma famille restée au pays et moi, il n’y eut plus rien. Ce fut une période terrible, la plus effroyable de ma vie. D’un côté, j’étais dans l’ignorance la plus totale concernant leur sort. De l’autre, eux-mêmes ne pouvaient s’imaginer ce qu’il était advenu de moi. Car, dans l’intervalle, en dépit d’une situation difficile à vivre, j’avais réussi à faire mon chemin. De mon premier point de chute en Suède, j’avais rallié successivement les Pays-Bas, puis la Belgique. Aussi, je ne comprenais pas comment mon frère avait bien pu retrouver ma trace, puisque quand on s’était parlés la dernière fois, j’étais encore dans le nord de l’Europe. Afin d’en avoir le c£ur net, je me rappelle avoir demandé à celui qui était venu me chercher au stade, de me mettre d’abord en contact, par téléphone, avec mon frère. A mes yeux, j’allais être assuré que c’était bel et bien lui s’il me déclinait son surnom. Pour lui, j’étais Nesta, alors que Sydney se faisait toujours appeler Pablo, par référence à Thiam, le défenseur guinéen qui était son idole. Quand je l’ai entendu dire : – Nesta, c’est moi, Pablo, ce fut comme une délivrance pour moi. Je me suis empressé de régler ses papiers à l’aéroport, puis on a passé des heures ensemble à évoquer cette longue éclipse de cinq ans.

Sydney : Au départ, le conflit était limité aux campagnes, mais dès 1997, la lutte armée s’est étendue à l’ensemble du territoire. Les rebelles du Front Révolutionnaire Uni (RUF) se sont mis à saccager tout sur leur passage, tuant ou mutilant ceux qui leur tenaient tête. Pour nous, il n’y avait d’autre alternative que de fuir et de se cacher. La maman d’Ibrahim avait un emploi à la prison de Freetown. Sous la menace, elle a été contrainte à ouvrir des cellules où se trouvaient des rebelles. Accusée d’avoir favorisé leur fuite, elle a échappé à la vengeance en se réfugiant en Guinée Conakry. Kevin, lui, est tombé entre les mains du RUF et l’incertitude plane toujours, aujourd’hui, sur le sort qui lui a été réservé. Comme nous n’avons hélas plus eu de nouvelles de lui pendant tout ce temps, nous nous sommes fait une raison : à l’instar de tant d’autres innocents, il a dû tomber sous les balles. Ma s£ur, Haja, a été marquée aussi par ces années de guerre. Si elle a eu la vie sauve, elle restera traumatisée jusqu’à la fin de ses jours par les scènes de viol qu’elle a vues et subies. Personnellement, j’ai eu énormément de chance. Je suis effectivement parvenu à traverser les lignes ennemies pour me réfugier loin, très loin de la capitale. Pendant quatre ans, je n’ai pas vécu, mais survécu. Je me terrais le jour, en n’osant pas m’aventurer pour trouver de la nourriture, de peur de tomber entre des mauvaises mains. La nuit, j’essayais de trouver vaille que vaille quelque chose à manger. Parfois, j’y arrivais, parfois pas. Il va sans dire qu’il ne fut plus question de football durant tout ce temps. Tout ce qui importait, c’était de sauver sa peau. En 2001, lorsque le calme est enfin revenu, j’ai pu bénéficier du soutien d’un étranger pour monnayer un billet d’avion à destination de l’Europe. J’étais convaincu, a priori, qu’ Ibou était toujours en Suède. Suite à la lecture d’un article sur la situation de nos différents internationaux, j’ai appris qu’il avait pas mal bourlingué avant d’atterrir au RWDM. Ces retrouvailles fuent le plus beau jour de ma vie. Je revoyais enfin celui qui, plus qu’un frère, faisait figure pour moi d’exemple à suivre. Et même de héros compte tenu de tout le chemin qu’il avait accompli depuis lors.

Ibrahim : Le véritable héros, ce n’est pas moi, mais lui. Par la force des choses, j’étais planqué en Europe alors que les miens étaient exposés à la guerre. Je ne sais pas si, dans les mêmes conditions, j’aurais trouvé la force pour surmonter toutes ces épreuves. Si Sydney est fier de moi, je suis encore plus fier de lui. Ce que j’ai réalisé n’est rien en regard de ce que lui a enduré.

Vincent Kompany

A l’exception d’une courte parenthèse à Malatyaspor en tout début de saison, vous avez tous deux accompli le même cheminement depuis 2001 : RWDM, Charleroi, le Brussels à présent. Est-ce pour rattraper toutes ces années loin l’un de l’autre ?

Ibrahim : Il y a une volonté de ne plus se perdre de vue, c’est certain. Mais il serait erroné de croire que nous ferons toujours cause commune. Ce n’est pas possible dans le monde du football. D’ailleurs, au moment où Sydney a débarqué au RWDM peu après son arrivée, en 2001, je lui ai conseillé de s’entraîner mais de ne pas signer de document d’affiliation dans ce club. J’avais eu vent de difficultés financières, qui se sont vérifiées par la suite, et je l’ai plutôt aiguillé vers Anderlecht, un club où j’aurais pu et dû signer plus tôt si Freddy Smets ne m’avait pas exhorté de rester plus longtemps à la rue Malis.

Sydney : Je ne suis pas près d’oublier ce stage au Sporting, puisque je me suis retrouvé dans la même équipe qu’un certain Vincent Kompany (il rit). Je n’ai cependant jamais eu l’impression que c’est moi qu’on attendait vraiment là-bas. Ibou avait fait fort, précédemment, en refusant de passer dans les rangs anderlechtois, alors qu’il y avait pourtant été chaudement recommandé par Jean Dockx. Quelque part, j’ai l’impression d’avoir payé ce refus à sa place. Par rapport aux autres, je n’avais en tout cas pas le sentiment d’évoluer dans une autre catégorie. Ce qu’ils étaient capables de faire, j’en étais tout à fait à même aussi.

Ensuite, vous êtes passés au Mambourg. Mais sans jouer une seule fois ensemble en Première.

Ibrahim : J’ai cru, à un moment donné, que nous toucherions tous deux au but. Mon compatriote Mustapha Sama avait été prié de faire ses bagages et, comme Sydney présente le même profil physique que lui avec ses 188 centimètres, je me suis dit que tôt ou tard son tour viendrait. Mais il n’a jamais eu cette chance. Pourtant, il n’était sûrement pas moins doué qu’un Stéphane Ghislain ou un Laurent Ciman.

Sydney : J’ai dû me contenter le plus souvent de rencontres avec les Espoirs ou les Réserves. Je ne pense pas avoir démérité, même face aux meilleurs. Je me rappelle même un but que j’ai inscrit sur un coup de tête face au Standard. Nous nous étions imposés 0-2 ce jour-là.

Ibrahim : L’objectif, à présent, est d’évoluer un jour dans la même équipe ici, au FC Brussels. Par rapport au début de saison, Sydney est d’ores et déjà monté en grade puisque, depuis la reprise, il fait partie du noyau A. Si on veut se produire sous le même maillot, il faudra quand même faire vite. Car Molenbeek n’est pas ma destination finale et je ne pense pas non plus que mon frangin y disputera toute sa carrière. Compte tenu de ses qualités, j’espère qu’il parviendra à s’illustrer dans un avenir plus ou moins proche dans une formation de renom. Moi-même, je n’y suis jamais parvenu. Et je n’ai pas l’impression que j’aurai cette opportunité en Belgique. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment d’être grillé aux yeux des clubs du top. Pourtant, je n’ai que 23 ans et je n’ai jamais mieux joué.

Sydney : La première fois que j’ai vu mon frère à l’£uvre en Belgique, c’était lors d’un derby bruxellois. Je n’en croyais pas mes yeux : en l’espace de cinq ans, il avait tout simplement explosé. Je ne reconnaissais plus du tout le joueur que j’avais vécu au quotidien à Freetown. Il était devenu dix fois plus fort. Aujourd’hui, il s’est encore bonifié. Si Anderlecht cherche un défenseur central, je ne comprends pas que ce club ne songe pas à lui.

La Coupe d’Afrique des Nations vient de commencer en Egypte. Sans la Sierra Leone qui, toujours privée de structures, n’avait pas participé aux éliminatoires. Quels sont vos favoris ?

Ibrahim : Le pays organisateur, l’Egypte, ira loin de toute façon. Il y a 20 ans, les Pharaons avaient organisé l’épreuve et s’étaient imposés en finale face au Cameroun. Cette fois, leur principal rival en Afrique noire devrait être la Côte d’Ivoire. J’en fais même mon favori.

Sydney : Je suis du même avis. Je dirais même plus : les Eléphants peuvent également aller loin à la Coupe du Monde. Mon rêve, c’est d’aboutir à ce niveau aussi avec les Leone Stars. En raison de la reconstruction du pays, le football a été mis en veilleuse ces dernières années. Mais tout porte à croire que nous participerons aux qualifications de la CAN 2008 et sûrement à celles menant à la Coupe du Monde 2010 en Afrique du Sud. Ce serait beau si, à cette occasion, la charnière centrale de la Sierra Leone était formée des Kargbo brothers. On peut toujours rêver, non ?

BRUNO GOVERS

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