Mon dieu, aujourd’hui, c’est mon frère

Pierre Danvoye
Pierre Danvoye Pierre Danvoye est journaliste pour Sport/Foot Magazine.

Le 22 février dernier, Pino Scifo (42 ans) trouvait la mort dans un accident de travail.

E nzo Scifo :  » J’étais à Madrid pour le match Real-Juventus. J’étais déjà installé dans le stade quand mon GSM a sonné, à 20 h 25. C’était mon père. Il m’a dit : -Ton frère a eu un accident grave au boulot. Appelle l’hôpital de Namur. Je n’étais pas encore terrorisé. Un accident de travail, ce n’est pas nécessairement mortel. Je pensais à une jambe ou un bras cassé, ou autre chose du style. J’ai quitté mon siège et je me suis isolé dans une galerie du stade, où il y avait beaucoup moins de bruit. J’ai fait le numéro de l’hôpital mais on n’a jamais répondu. J’ai voulu rappeler mon père, téléphoner à ma femme, à ma s£ur : personne ne décrochait. Je devenais de plus en plus nerveux. J’ai alors reçu un appel de la s£ur de la femme de Pino. Elle a été directe : -Pino est mort. Je suis resté sur place en me demandant si j’avais bien compris. Deux minutes plus tard, ma s£ur m’a appelé et confirmé la nouvelle. Je suis tombé dans les pommes. Quand j’ai repris connaissance, il y avait plusieurs personnes autour de moi : des gens qui se préoccupaient un peu de mon état mais étaient surtout pressés d’aller s’installer dans leur tribune car le match avait entre-temps commencé. J’ai téléphoné à mon copain qui était dans le stade et je lui ai demandé de me rejoindre directement. Nous sommes repassés prendre nos affaires à l’hôtel, puis nous avons foncé vers l’aéroport et pris un avion privé. A 1 heure du matin, j’étais à Namur.

Là, j’ai retrouvé toute ma famille qui pleurait autour de la dépouille de Pino. Mort, lui ? Je ne pouvais toujours pas y croire, même en le voyant là-dedans. Il était nickel. On aurait dit qu’il dormait. Parfois, le dimanche, on mangeait chez mes parents, puis il faisait une sieste dans le divan : sur son lit de mort, il était exactement pareil. Son visage n’avait pas été touché. Les chocs s’étaient concentrés ailleurs : artère fémorale sectionnée, bras cassé, cage thoracique écrasée, gros coup derrière la tête. Et la chute dans une eau glacée qui n’avait rien arrangé « .

 » D’habitude, j’invite Pino quand je vais voir un match à l’étranger. Pas ce jour-là….  »

 » On m’expliquait ce qui s’était passé mais je ne comprenais rien. Alors, j’ai voulu aller me rendre compte sur place. Pino travaillait pour son beau-père, qui a une entreprise de construction et de location de machines. Il était sur un chantier près de Namur, aux commandes d’une pelle mécanique. Ce jour-là, il devait enlever les planches d’un coffrage. Un travail qui n’avait rien de compliqué. La seule difficulté, c’était le peu d’espace pour poser sa machine : un mur d’un côté, la Sambre de l’autre. Il était habitué à manipuler cette pelle, il se servait de ses manettes comme un gosse qui s’amuse sur une console PlayStation ! Il ne faisait jamais de bêtises : autant je suis fonceur, autant Pino était prudent. Mais la berge s’est soudainement dérobée et son engin a basculé dans une crevasse. Il travaillait avec la porte de la cabine ouverte. A-t-il sauté volontairement ? A-t-il été éjecté ? Je n’en sais rien. Une grosse pierre s’est détachée du muret et lui est retombée sur le thorax, et il s’est retrouvé dans l’eau. Il n’était pas seul : son collègue a plongé pour le sortir. L’eau était tellement glaciale que le gars a abouti aux soins intensifs dans le coma ! Une péniche passait à ce moment-là : le conducteur a assisté à toute la scène et appelé les secours. Comme l’hôpital est en face, ils étaient là en deux minutes. Mais Pino n’avait aucune chance, même s’il n’est pas mort littéralement sur le coup : son c£ur battait toujours très faiblement (6 pulsations/minute) et les ambulanciers se sont obstinés pendant une heure et demie pour le réanimer. Pour rien.

On me dit que son heure était venue ? Que le moment de sa mort était écrit depuis le jour où il était venu au monde ? Peut-être. Mais je n’en suis pas sûr. Je m’en veux, j’ai la haine. D’habitude, quand j’allais voir un match à l’étranger, j’invitais Pino. Ce jour-là, je ne lui ai pas proposé de m’accompagner à Madrid parce qu’il avait beaucoup de boulot. Et même en restant en Belgique, il n’aurait pas dû se retrouver à ce moment-là sur ce chantier. Son beau-père l’avait appelé tôt le matin pour lui donner congé, à cause du mauvais temps. Mais Pino avait décidé d’aller terminer ce boulot pour pouvoir ensuite passer à autre chose. Le fait qu’il travaillait pour son beau-père complique encore les choses pour sa belle-famille, évidemment « .

 » J’aurais tout donné pour mourir à sa place  »

 » Ma première réaction a été de me dire : -Pourquoi lui et pas moi ? J’aurais tout donné pour partir à sa place. Sans doute parce que je ne me sentais plus capable de vivre. Je me suis complètement replié sur moi-même. Pendant une bonne dizaine de jours, je n’ai plus voulu voir personne. Je m’isolais dans mon salon pour fuir le regard et les questions de mes enfants. Il m’arrivait aussi de prendre ma voiture et de partir dans la campagne, sans destination précise. Simplement pour être tout à fait seul, pour réfléchir et essayer de comprendre un truc qui m’échappait complètement. J’avais décidé de tout laisser tomber, de ne plus rien faire, de ne plus avoir d’objectifs. Pour moi, tout était terminé, je ne pourrais plus survivre sans Pino.

Un jour, j’ai eu un flash : je me suis fait la réflexion que j’avais toujours porté ma famille à bout de bras et que je n’avais pas le droit d’abandonner le combat comme un lâche, que mon frère n’aurait pas apprécié mon renoncement. J’ai compris que mes parents avaient plus que jamais besoin de moi. J’ai craint le pire pour eux, j’ai eu peur que la santé fragile de mon père se détériore encore un peu plus. J’ai été effrayé par ce qui risquait d’arriver à une mère qui venait de perdre ce qu’elle a de plus précieux : un fils. Perdre un parent, c’est normal ; perdre un enfant, c’est à hurler. J’ai eu peur que mes parents se laissent mourir, carrément. Pour les deux enfants de mon frère non plus, je ne peux pas laisser tomber. Il y a quelques jours, j’ai joué une partie de tennis avec mon neveu. Il s’est défoncé sur le court puis m’a sorti : -Je suis sûr que Papa aurait été fier de moi. Pour toutes ces raisons, j’ai décidé de me rebeller, de me faire violence. Je me suis dit que je devais me reprendre en mains.

J’ai décidé d’aller à la rencontre de mes joueurs à Tubize. Pour moi, ce fut une étape très difficile : pousser la porte du vestiaire et affronter de nouveau le regard d’étrangers. Mais j’ai réussi le test et j’en suis ressorti plus fort. J’ai expliqué aux joueurs comment je me sentais et je leur ai dit que je reviendrais travailler dès que je me sentirais un peu mieux. Le lendemain, j’ai assisté à l’entraînement, et le surlendemain, je suis remonté sur le terrain. Ils ont été formidables dans leur réaction. J’étais convaincu que j’avais un bon groupe ; depuis ce jour-là, je sais que j’ai un noyau extraordinaire. Le week-end qui a suivi l’accident, ils ont gagné et m’ont dédié la victoire : c’est un geste que je garderai à l’esprit jusqu’à mon dernier jour. Non, je n’ai jamais envisagé d’être sur le banc pour ce match, le lendemain de l’enterrement. Des artistes de variété le font, Patrick Sébastien est monté sur les planches pour un spectacle plein d’humour quelques heures après la mort de son fils sur la route : chapeau, mais ce n’est pas pour moi « .

 » Pino était à un tournant de sa vie  »

 » Je ne suis pas croyant. J’ai souvent fait le signe de croix pendant ma carrière de joueur : en montant sur le terrain, après avoir marqué un but, etc. Mais ce n’était pas par conviction, simplement par habitude. C’était comme un réflexe, un héritage de l’éducation catholique que mes parents m’ont donnée. Je sais qu’il y a plein de bonnes choses dans la Bible mais je ne crois pas en Dieu. Mon dieu, aujourd’hui, c’est mon frère. Il représentait tout pour moi. Pino était mon frère, mon ami, mon complice, mon confident. J’ai des souvenirs de petites disputes quand nous étions gamins, quand il me remballait parce que je le collais toujours alors que j’étais trop petit pour jouer à ses jeux. Mais, de notre adolescence puis des années qui ont suivi, je ne me souviens pas d’un seul conflit. Pas un seul ! Quand il y avait une petite brouille familiale, on se regardait avec un sourire complice qui voulait dire : -Laisse tomber, laisse-les s’arranger entre eux, ils sont assez grands, ce n’est pas notre problème.

Pino, c’était ma moitié. Nous étions en contact deux ou trois fois par jour : par téléphone ou en direct. Quand j’étais parti à Milan, j’avais fait le nécessaire pour qu’il obtienne un contrat à Saronno, le club satellite de l’Inter. Je ne voulais pas l’abandonner en Belgique, même s’il était déjà marié, et il nous avait suivis avec sa femme. C’était un beau joueur, un médian défensif technique. S’il avait eu plus de qualités physiques, il aurait aussi pu viser un bon parcours. Evidemment, on le regardait avec un £il différent dès qu’on savait qu’il était mon frère, mais il n’a jamais été perturbé par les comparaisons.

Pino était terriblement fier de ma carrière mais trop pudique pour l’avouer en public. Il ne s’est jamais senti écrasé par ma popularité. Au contraire, il rayonnait quand il pensait à ce que je réussissais. Il me disait parfois : -Putain, Enzo, quel match tu viens de nous sortir, là ! Mais il était trop discret, trop modeste pour dire du bien de moi autour de lui. Il ne voulait sans doute pas qu’on puisse lui reprocher de m’encenser pour se mettre lui-même en avant. Il m’accompagnait parfois quand j’étais invité à l’une ou l’autre réception mais, dès que nous passions la porte, il partait se caler discrètement dans un coin jusqu’au moment où la fête était finie.

Je l’ai aidé à trouver sa voie sur le plan professionnel. Il avait été chauffeur de Robert Collignon. Après cela, c’est pour lui que j’ai ouvert un restaurant à La Louvière. Il en a pris les commandes mais j’ai fini par comprendre qu’il n’était pas heureux là-bas. Un jour, il me l’a avoué et je l’ai vite rassuré : -Pas de soucis, si ça ne te plaît plus, on arrête tout. J’avais ouvert cet établissement pour lui, il était normal que je le ferme à partir du moment où il ne s’y épanouissait plus. Il en avait assez des horaires de l’horeca, il était triste de ne presque plus voir ses enfants le soir et le week-end, de ne plus pouvoir assister à des entraînements et à des matches. Il se sentait emprisonné. Après la fermeture du resto, il a donc travaillé pour son beau-père. Mais ce n’était que provisoire. Pino avait un projet pour les prochaines années : lancer une petite entreprise dans le secteur des chaînes de restauration. Quand il m’en a parlé, j’ai sauté de joie et je lui ai dit : -Je suis fier de toi, Pino. Il était à un tournant de sa vie. J’ai en tout cas la conviction de toujours avoir tout fait pour qu’il soit bien, par exemple en l’emmenant à Milan puis en lui offrant la gestion du restaurant à La Louvière. Je n’ai aucun regret sur ce plan-là, j’ai fait avec Pino tout ce qu’il était possible de faire ensemble. Si j’avais aujourd’hui des remords, je vivrais encore beaucoup plus mal « .

 » Avant, j’avais peur des cimetières ; maintenant, je pourrais y dormir : je sais que Pino est là, dans la boîte  »

 » Les premières heures de la journée sont souvent les plus pénibles. Je me lève, puis je me rends tout de suite compte qu’il me manque quelqu’un, quelque chose. Le matin, quand je me mets à table, j’imagine instinctivement qu’il va passer me dire bonjour, comme il le faisait souvent. Dans mon inconscient, je l’attends, puis je retrouve la raison et je comprends que Pino ne viendra plus jamais nous voir, nous offrir sa bonne humeur, son optimisme, ses blagues. Je n’ai jamais beaucoup rêvé la nuit, mais depuis la mort de Pino, ça m’est arrivé plusieurs fois. J’ai déjà rêvé que j’étais avec lui dans son cercueil. Aussi que nous marchions main dans la main avec plein d’enfants qui nous suivaient. Quand je me réveille, je suis très mal. Mais finalement, il vaut mieux rêver de gens qu’on adore que de gens qu’on déteste, non ?

Pino avait peur de la mort. Il m’en parlait parfois. Il fumait mais voulait arrêter, de peur d’attraper une maladie grave. Moi aussi, j’avais peur de la mort avant son départ. Quand on parlait d’accidents de voiture, je touchais du bois. Aujourd’hui, j’appréhende la mort différemment. Je sais que ça peut m’arriver à tout moment, que je peux me tuer sur la route dans deux heures ou prendre un arbre sur la tête en rentrant chez moi. Je suis conscient que je ne pourrai rien y faire et je suis beaucoup plus serein qu’il y a deux mois. Je ne demande pas à mourir mais je n’ai plus la hantise de partir très vite.

On m’a demandé si je pouvais aider à préparer la messe d’enterrement de Pino. J’ai été clair : -Laissez tomber, n’insistez pas, ça ne sert à rien. L’enterrement idéal, pour moi, aurait été une cérémonie en famille. Le strict minimum. Un hommage très discret pour un homme très discret. J’ai une anecdote à ce propos : nous avions organisé une fête surprise pour les 40 ans de Pino : il avait apprécié que tout le monde ait su garder le secret et qu’autant de personnes se soient déplacées, mais il était en même temps ennuyé qu’on lui fasse un honneur pareil, qu’on fasse de lui la star de la soirée.

On m’a suggéré de prononcer quelques mots à la messe : pas possible, pas question. On m’a dit qu’il y avait plus d’un millier de personnes dans l’église et à l’extérieur : je n’ai vu personne. Je n’avais que deux idées en tête : soutenir ma mère… et que ça se termine le plus vite possible pour que je puisse rentrer à la maison, seul face à mon chagrin. Si je suis resté, c’est uniquement pour ma mère et pour Pino. Cette messe m’a paru durer un siècle. J’avais la haine. Depuis trois jours, j’en voulais à fond à tous ceux qui essayaient de me réconforter. Je voulais qu’on me fiche la paix, point à la ligne. J’étais fâché sur tout et sur tout le monde. Depuis lors, je me suis excusé auprès de certaines personnes car j’ai pris conscience que je n’avais sans doute pas eu les bonnes réactions. Je ne suis pas étonné qu’autant de gens se soient déplacés pour cette messe. J’ai souvent entendu une remarque révélatrice : -On t’aime bien pour ce que tu as fait dans le foot, mais Pino, on l’adore carrément pour ses qualités humaines. Beaucoup de personnes de mon entourage appréciaient plus Pino que moi. Pourquoi devrais-je le cacher ? A la levée du corps, Robert Collignon m’a dit : -Même si j’avais été au bout du monde, je serais revenu aujourd’hui, tellement Pino était un gars fantastique.

Je vais régulièrement au cimetière. Seul. Avant, je ne comprenais pas les gens qui allaient tous les jours sur la tombe d’un proche. Je trouvais cela complètement inutile. J’avais même peur des cimetières. Aujourd’hui, je comprends tout à fait ceux qui y passent des heures et toutes mes angoisses ont disparu. Je pourrais y dormir. Etre physiquement près de Pino me rassure et me fait du bien. Il ne me voit pas mais je sais qu’il est là, dans la boîte « .

 » Sur son lit de mort, PINO ÉTAIT NICKEL. On aurait dit qu’il dormait  »

 » Pino et moi, ON AVAIT PEUR DE LA MORT. Aujourd’hui, je ne la crains plus  »

 » J’ai toujours PORTÉ MA FAMILLE À BOUT DE BRAS. Je dois continuer  »

 » J’ai eu peur que MES PARENTS SE LAISSENT MOURIR  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire