» Mon Challenge, c’est ma vie « 

La mort brutale de Junior Malanda a ravivé les souvenirs de bien trop d’autres victimes de la route. Edhem Sljivo fut l’une d’entre elles, il y a près de 30 ans. L’ex-joueur de Liège s’en est sorti mais porte encore aujourd’hui de lourdes séquelles. Il revient sur cet événement et ses conséquences. Dans l’espoir d’une véritable prise de conscience.

Le destin a tout donné au plus célèbre numéro 8 de l’histoire du FC Liège, Edhem Sljivo : les rires et les larmes, la lumière et l’obscurité, les projets et les regrets. Le 17 décembre 1986, alors qu’il fait beau dans son existence, une vague scélérate, comparable à celles, énormes, qui brisent les plus grands navires, emporte tout sur son passage. Edko perd le contrôle de son véhicule qui s’enroule autour d’un poteau électrique, dernière sentinelle avant la sortie d’une autoroute, près de chez lui.

Les conséquences sont sévères : fractures aux deuxième et troisième vertèbres cervicales, aux tibias, aux chevilles, etc. Une photo de l’époque souligne une amitié qui, 28 ans plus tard, n’a pas pris une ride : Benoît Thans est au chevet du génie de Rocourt.

 » Je ne me souviens pas de l’accident « , confie-t-il.  » A ma sortie du coma, j’ai tout de suite compris : j’étais en vie mais le football, et mon intention de devenir coach un jour, c’était fini. Or, je ne savais faire rien d’autre même si j’avais eu un restaurant et un café à Liège. Ma femme est une excellente cuisinière. J’ai passé des nuits entières à réfléchir à l’avenir de ma famille.

Qu’allions-nous devenir, ma femme Jasna, moi et nos deux filles, Adisa et Téa ? J’ai alors découvert toute la chaleur de la Belgique. Je n’ai jamais été abandonné à mon sort. Et c’est peut-être dans ces difficultés que, petit à petit, je suis devenu belge dans ma tête et mon coeur. Même si je pouvais retourner régulièrement à Sarajevo (ndrl, là où il a grandi), il me serait impossible de vivre longtemps loin de Liège.  »

Les médecins étaient prudents à propos de ses chances de retrouver l’usage de ses jambes.  » Et je craignais même de ne plus pouvoir bouger le petit doigt « , insiste-t-il.  » Bon, j’étais en vie et je me suis accroché, comme un sportif. Chaque jour qui passait, c’était un match gagné. J’ai râlé, j’étais triste, j’ai souvent pleuré, j’ai eu envie de mourir mais, à l’hôpital, j’ai aussi compris que d’autres avaient eu moins de chance que moi. Eux, naufragés de la route comme moi, n’avaient plus aucune chance de retrouver l’usage de leurs jambes, moi oui.  »

Une volonté d’airain

 » Après deux mois, j’ai commencé à bouger les doigts « , poursuit-il.  » La phase de rééducation pouvait commencer : ma moëlle épinière avait été sévèrement touchée mais pas rompue. Tout dépendait désormais de moi, de ma volonté. Je ne pouvais pas redevenir l’homme d’autrefois mais j’ai tout donné pour progresser. Je dois remercier Jean Cuypers qui fut mon kiné au FC. Liégeois : sans lui, je ne sais pas si j’aurais tenu le coup. Il m’est arrivé de perdre connaissance durant certains exercices.  »

Les années ont filé comme du sable fin entre les doigts. Edko a souvent rendu visite à des accidentés de la route. Ainsi, il admire André Malherbe, martyre du Dakar qui est devenu homme d’affaires malgré sa paralysie. Edko se déplace difficilement avec ses béquilles ou sa chaise roulante mais il en faudra plus pour briser le mental de cet homme qui ne craint pas les challenges.

Le temps a jauni les pages des albums souvenirs mais cela n’empêche pas Thans d’orchestrer chaque année le Challenge Sljivo, référence européenne des tournois de football en salle.

 » Je ne remercierai jamais assez mon ami Benoît qui a succédé à Alain Darcis, le père du tennisman Steve Darcis, fondateur de cet événement « , souligne Sljivo.  » Mon Challenge, c’est ma vie. Chaque hiver, en décembre et début janvier, à Marche-en-Famenne, je suis ému, surtout en admirant des enfants qui rient de joie ou qui pleurent de chagrin après un but. Ces belles émotions du Sljivo me font penser à mes rêves de jeunesse, à Sarajevo, à tout ce que j’ai vécu grâce au football, à Bobby Charlton, à Pelé…  »

La jeunesse de Sljivo est marquée par un événement qui trouve son origine bien avant sa naissance, en 1950.  » Mon père a été fait prisonnier par l’envahisseur allemand dès le début de la Deuxième Guerre mondiale « , souligne Sljivo.  » Il a été emmené dans un camp près de Salzbourg, en Autriche. Et c’est dans ces conditions dramatiques, qu’il a rencontré une prisonnière ukrainienne qui allait devenir son épouse.

Après la libération, mon père, Mohamed, est revenu à Sarajevo avec son élue, Claudia Clara Smirnova. Nous avons cherché sa famille durant des années. En pure perte. Elle a été engloutie par le conflit. Même la Croix-Rouge n’a pas retrouvé trace des siens en Ukraine. Cela m’a évidemment marqué mais j’ai vite appris que la folie des hommes a influencé de la même façon l’histoire d’autres familles à travers toute l’Europe. Il m’est arrivé de rencontrer Plastic Bertrand dont la maman fut aussi prisonnière ukrainienne des nazis.  »

Ahmed,Mehmed, Edhem et leur soeur, Azra ont grandi dans le quartier d’Otoka, à Sarajevo, pas loin de l’endroit où Gavrilo Princip assassina l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche en 1914, un attentat qui servit de prétexte à Berlin et Vienne pour déclencher la sinistre Grande guerre. Un diplôme d’électricien en poche, Edhem donne du courant à toutes les équipes de jeunes du FK Sarajevo, grand opposant du Zeljeznicar de la même ville. Edko revient sur ces premières années football qui ont constitué un chapitre important de son autobiographie (Ma vie par Raymond Arets aux Editions Labor, en 1989)

Sur la photo avec Pelé

 » En 1966-67, le FK Sarajevo décrocha le titre en Yougoslavie et j’étais ramasseur de ballons lors de la rencontre qui opposa mon club à Manchester United, en CE1 « , se souvient-il.  » De plus, nous devions fleurir les Anglais avant ce match de novembre 1967. J’ai eu le bonheur d’offrir un bouquet au légendaire Bobby Charlton, mon idole, qui m’a souri : – Thank you. Je m’en souviens comme si c’était hier.

Charlton, Manchester, George Best ; ce football anglais que nous admirions tant, c’est toute ma jeunesse. Le FK Sarajevo résista bien dans son stade (0-0) avant d’être éliminé avec tous les honneurs au retour, 2-1. Mon club regorgeait de talents mais Manchester United remporta la CE1 cette année-là, 4-1contre Benfica avec deux buts de Sir Bobby Charlton.  »

Une autre star impressionna Edko, devenu la dynamo du milieu de terrain du FK Sarajevo à 17 ans : Pelé.  » Je me souviens d’une magnifique tournée de 40 jours en Amérique du Sud. C’était une habitude chez nous, où le championnat est en léthargie durant les trois mois d’hiver. Nous sillonnions le monde et ces longs voyages ne nous ennuyaient pas du tout, au contraire. Cela faisait partie de notre job et le football m’a permis de visiter des contrées exceptionnelles.

Je me souviens de cette expédition qui nous promena au Costa Rica, en Colombie, au Honduras, etc. Nous avons notamment pris part à un tournoi à Medellin (en Colombie) où nous avions le même hôtel que l’équipe de Santos, ce qui m’a permis de rencontrer Pelé. Nous avons échangé quelques mots et il accepta de poser pour une photo avec moi.  »

Presque un  » selfie « , un document qu‘Edko vénère comme une sainte relique. Ces tournois d’hiver lui permettent d’attirer le regard de clubs étrangers. Il fut question d’un prêt aux States, de Bordeaux, Marseille, Strasbourg, Braunschweig et, surtout, du Standard.  » Je connaissais le club de Sclessin de réputation « , intervient Sljivo.

 » Mes copains ne me disaient que du bien des Rouches, alors entraînés par Robert Waseige, venu me voir jouer à Sarajevo avec un des plus célèbres agents de joueurs de l’époque, Ljubomir Barin. Tout était quasiment signé quand ce fut soudain le silence. RogerPetit était en voyage et je me suis impatienté.  »

Le FC Liégeois grille le Standard

 » Renseigné par un autre agent, Jerko Martinic, le FC Liégeois en profita pour m’offrir les mêmes conditions que le Standard et une signature immédiate. J’ignorais la différence exacte entre Liège et le Standard, mais j’avais assez de garanties quant à la qualité du football belge. A 28 ans, en 1978, j’ai signé. un contrat de deux saisons et je ne l’ai jamais regretté.

Le FC Liégeois m’a permis de devenir international yougoslave et, par conséquent, de prendre part au Mondial 82, en Espagne. Il fallait que je m’expatrie pour vivre cela car il était plus difficile d’y arriver via le FK Sarajevo où j’ai joué avec Safet Susic, entre autres.  »

Liège, le petitParis, comme on disait parfois en ex-Yougoslavie, plaît à Sljivo, même si Rocourt est la capitale du brio et de son contraire. Les Sang et Marine chutent contre des sans grade mais atomisent Anderlecht (4-1) ou le Club Bruges, 5-2.

Philips, Broeders, Dewalque, Habrant, Hannay, De Groote, Kuypers, Lecloux, Debougnoux, Sead Susic, Sljivo, Tarek Hodzic et consorts, entraînés par Hubert Martens, Victor Wégria, JovanCurcic ou Sylvestre Takac, ne parviennent pas à se défaire de cette image d’équipe imprévisible qui lutte pour sa survie en D1 au lieu d’aligner les saisons tranquilles.

Le folklore l’emporte et si la classe d’Edko enjolive la D1, les frasques d’un surdoué comme Susic font la  » une  » de la presse sportive. Quatre jours avant le fameux match contre Anderlecht, Susic retrouve ses amis de l’Etoile Rouge à Londres. Liège le punit à son retour mais ne peut se passer de lui face aux Mauves. Ce jour-là, bien alimenté par un Sljivo de feu, il fait du petit bois avec la défense bruxelloise, indique le gardien, adverse NicodeBree qui mord un de ses doigts à pleines dents.

C’est amusant mais Sljivo ne peut pas se contenter d’anecdotes. Malgré l’arrivée de renforts comme Michel Wintacq et Matt Van Toorn, notre homme répond à l’invitation du président du PSG, Francis Borelli, en 1981 mais préfère finalement Nice et les charmes de la Côte d’Azur aux lumières de Paris. Une erreur car l’OGC Nice pique du nez.

Une carrière brisée

Un an plus tard, Sljvo débarque à Cologne, en Bundesliga :  » Avant de signer à Nice, Roger Petit me contacta mais il était trop tard : c’était la seconde fois que je passais à côté d’un transfert à Sclessin « , souligne-t-il.  » Même si Nice ne fut pas un succès, ce crochet en France m’a ensuite permis de découvrir la fabuleuse Bundesliga à 32 ans.

Quand un coach comme Rinus Michels vous veut, vous ne refusez pas. Ce championnat me convenait et il m’est même arrivé d’être élu joueur d’une journée de championnat. Michels était cependant arrivé à la fin de son règne à Cologne qui, en début 1983-84, le remplaça par le manager du club, Hannes Löhr. Du coup, je ne jouais plus assez à mon goût.  »

Robert Waseige cherchait un patron et Sljivo revint à Rocourt où une belle équipe se mettait en place. Edko l’aida à se sauver puis à gagner un ticket européen. L’avenir s’annonçait radieux. Jusqu’à ce funeste 17 décembre 1986.

PAR PIERRE BILIC

 » Après mon accident, j’ai eu envie de mourir, avant de me battre comme un sportif.  »

 » A l’hôpital, j’ai aussi compris que d’autres avaient eu moins de chance que moi.  »

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