» MOI, JE NE VENDS PAS DU VENT « 

Parmi les dirigeants du foot belge, il est incontestablement l’homme qui monte. Son désormais célèbre  » projet 3-6-9  » a ressuscité un Charleroi moribond. Et Mehdi Bayat ne compte pas s’arrêter là. L’auto-proclamé bâtisseur n’a pas prévu de date de fin pour les travaux.

« Je suis là, désolé.  »  » Je reviens, mille excuses.  »  » J’arrive tout de suite.  » Mehdi Bayat se multiplie du mieux qu’il peut. La décision de la Commission des Litiges suite à  » l’affaire Charleroi – Standard  » vient de tomber, et l’administrateur général du Sporting Charleroi doit jongler entre coups de téléphone, face caméra et trajet à organiser pour Jérémy Perbet. Le contraste est saisissant entre l’homme qui semble vivre au sprint et celui qui se pose, quelques instants plus tard, pour plus d’une heure à nos côtés, prenant le temps de peser chacun de ses mots débités avec le phrasé et le pouvoir de conviction d’un politicien. Un vrai roi de la com’.  » Les gens disent toujours que je suis un habile communicateur. Probablement, oui. Mais ce n’est pas que ça. Parce que ça pourrait être de l’esbroufe. Moi, je ne vends pas du vent. Je fais tout pour qu’on puisse accomplir notre projet.  »

Un projet, c’est ce qu’il manquait au Sporting avant la reprise du club en 2012 ?

MEHDIBAYAT : Je suis bien placé pour en parler, vu que ça fait treize ans que je suis dans la barque : ce qui a toujours manqué à Charleroi, c’est une vision. Mes prédécesseurs n’avaient pas de projet, on vivait au jour le jour sans une idée pour faire grandir le club.

Finalement, le club grandit tellement bien que voir Charleroi manquer les play-offs 1 est vu comme un échec…

BAYAT : Tout le club a été submergé par cette pression. Les joueurs, le coach, les dirigeants. Et nos supporters aussi. C’est quand même bizarre que Mehdi Bayat doit aller entre ses supporters et la police à l’entrée du stade alors que le club est à deux points des play-offs 1 à deux matches de la fin. C’est pour ça que j’ai organisé une conférence de presse pour parler de cette situation de non-crise. Communiquer, c’est notre responsabilité. On aurait pu aller se planquer et laisser libre cours aux réseaux sociaux, qui auraient pu inventer n’importe quoi, que je m’étais fait taper par des supporters par exemple…

 » IL FAUT D’EMBLÉE COUPER COURT AUX FAUSSES INFORMATIONS  »

La puissance des réseaux sociaux, c’est un paramètre difficile à gérer pour un dirigeant ?

BAYAT : Dans le monde actuel, grâce aux réseaux sociaux, le supporter n’est plus seulement connecté le jour du match. Il l’est 24h/24. Non seulement avec les autres supporters, mais aussi avec les parasites des réseaux sociaux. Ce sont les plus dangereux : ils vivent avec le seul objectif de mettre de l’huile sur le feu. Leur passion, c’est de créer des trucs pour devenir le centre d’intérêt.  » – Qui a dit ça ?  »  » – C’est lui.  »  » – Mais c’est qui, lui ?  »  » – Personne, maisil l’a dit.  » C’est pour ça qu’on a un employé à plein temps qui ne fait que vérifier ce flux d’informations permanent. Quand il y a un vrai problème, il me prévient et je communique. Parce qu’il faut couper court à ces fausses informations diffusées par des fous furieux.  »

C’est en communiquant que vous avez pu éviter la révolution après les ventes de Pollet, Kaya et Milicevic ?

BAYAT : Les supporters criaient au scandale, disaient que je ne pensais qu’à l’argent comme mon oncle. À ce moment-là, j’ai décidé d’aller à la rencontre de tous les clubs de supporters de la région. Je suis descendu dans leurs tavernes, dans leurs repaires.

Ça a dû prendre pas mal de temps…

BAYAT : Beaucoup, oui. Ma femme était très fâchée, d’ailleurs (rires). Parce que c’était deux à trois fois par semaine pendant plus d’un mois. Et ça durait des heures ! J’expliquais le projet, puis il y avait une séance de questions-réponses. Mais c’était sans filet ! À un moment, ça devenait presque une discussion de bistrot.

Et vous avez fait ça seul ?

BAYAT : La police voulait m’accompagner, parce qu’elle pensait que c’était dangereux. Mais je ne voulais pas, je n’allais pas demander du soutien à nos supporters en débarquant avec des gardes du corps. Je pense que finalement, à la première, ils ont envoyé des mecs en civil parce qu’ils avaient vraiment peur. Et puis, quand ils ont vu la tournure de la réunion, ils m’ont laissé faire seul.

Vous pensez que c’est cette proximité avec les gens qui vous a toujours permis d’échapper aux critiques ?

BAYAT : Déjà à l’époque de mon oncle, je vivais constamment ici, j’étais plus proche des Carolos. Mon oncle avait l’image du personnage dans sa tour à Bruxelles qui venait très peu et n’aimait pas Charleroi. Il critiquait  » cette ville sinistrée où le taux de chômage est le plus élevé « , comme il disait. Ma vision est différente. Je vois surtout le potentiel de Charleroi, et je suis fier d’être à la tête du club de la première ville francophone de Belgique. Et ce potentiel de croissance, il est là, croyez-moi ! 40 % du centre-ville est en train d’être rebâti, on doit en profiter en travaillant main dans la main avec la Ville. Et je pense très sincèrement pouvoir faire une comparaison avec une autre ville belge qui a une situation économique intéressante : c’est Gand.

 » POUR CHARLEROI, LA ZONE DE CHALANDISE EST ÉNORME  »

Gand a grappillé du terrain sur Bruges, vous imaginez pouvoir en faire de même face au mastodonte historique qu’est le Standard ?

BAYAT : J’ai bien analysé tout ça. Le Standard, c’est un club historique national, avec un vrai palmarès qu’il faut respecter. Si Charleroi est toujours resté un club local, c’est peut-être parce que notre armoire à trophées est toujours vide. Le Standard a des supporters partout, grâce à un héritage familial né d’une époque où le club a gagné des titres, joué des matches de coupe d’Europe… La transmission de cet engouement de père en fils lui a permis de capitaliser un certain nombre de supporters à travers tout le pays. Si Charleroi veut un jour réduire cet écart, ça passera par une vague de résultats positifs et une communication dans laquelle les gens s’identifient.

Et ça permettrait d’aller chercher du public en dehors de la ville ?

BAYAT : Entre le Standard, qui est dans sa Principauté, et Mouscron qui est plus proche de la Flandre ou de la France, la zone de chalandise sur laquelle on peut travailler est énorme. Charleroi a un potentiel de 200.000 habitants intra-muros. Presque 600.000 si on compte le grand Charleroi. Et si on regarde entre Mons et Namur, une zone sans club de football en D1, c’est plus d’un million d’habitants. Si dans cette zone, on n’est pas capable d’aller chercher des jeunes talents, des supporters, mais aussi des partenaires, c’est qu’on n’est pas doué, qu’on ne fait pas bien notre travail ! Notre but, un jour, c’est de concurrencer cette suprématie du Standard en Wallonie. Si Gand a pu le faire avec Bruges, pourquoi pas nous ?  »

Présenter ce vaste projet à tous les joueurs que vous recrutez, c’est une chose à laquelle vous tenez ?

BAYAT : C’est primordial. Parce que ma volonté, ce n’est pas d’avoir des gens qui viennent travailler à Charleroi par obligation financière. J’ai envie que tout le personnel du club soit conscient qu’il a un rôle à jouer dans ce projet, du joueur à la femme d’ouvrage. Je veux que cette flamme reste perpétuellement allumée. C’est pour ça que, quand on arrive à atteindre un objectif comme avec les play-offs 1 l’an dernier, tout le personnel du club a eu une prime. Pas seulement les joueurs.

Mais ils restent au centre du projet, alors qu’auparavant ils passaient rarement du temps au Mambour…

BAYAT : À l’époque, les joueurs venaient à Charleroi avec un seul objectif : partir tout de suite. On arrive, on saute et on repart, le tremplin. Aujourd’hui, les prêts ou les contrats d’un an, c’est fini. Les joueurs sont inscrits dans un projet à long terme, et c’est pour ça que je tiens à les rencontrer dès qu’ils arrivent, mais aussi lors des deux stages annuels qu’on organise. Ils doivent être au courant de l’évolution du projet du club. Grâce à cette nouvelle politique, on prouve aux joueurs qu’on peut nourrir leur ambition sportive et financière.

 » CETTE ANNÉE, ON DÉGAGERA UN BÉNÉFICE DE 3-4 MILLIONS  »

Charleroi n’est pourtant pas réputé pour être un des  » gros payeurs  » de la D1.

BAYAT : On ne paie évidemment pas les mêmes salaires que le top 5 belge. Ni qu’Ostende, qui vit en surrégime, avec tout le respect que j’ai pour Marc Coucke qui a sorti le club de la grisaille. Mais je peux vous dire que le Sporting est loin d’être le club qui paie le moins bien en Belgique. On a instauré un système de variables en fonction des résultats qui plaît beaucoup aux joueurs, et on n’hésite pas à prolonger un contrat à deux ou trois reprises. Le but, c’est d’essayer de faire en sorte que quand des clubs plus riches financièrement – et pas sportivement – font une offre à un de nous joueurs, on puisse lui faire valoir que la différence salariale n’est pas si énorme, et on rappelle l’importance d’un projet sportif qui grandit.

C’était le cas avec Ndongala en janvier, par exemple ?

BAYAT : Oui, Didi a accepté le discours que je lui ai tenu et a décidé de continuer au moins jusqu’en fin de saison avec Charleroi.

Il ne pouvait pas gagner le double ou le triple en allant à Gand ou au Standard ?

BAYAT : Au Standard, certainement pas. Peut-être qu’à Gand ou ailleurs, il aurait pu avoir… (il réfléchit) 50 ou 60 % de plus que ce qu’il a actuellement à Charleroi.

L’été dernier, vous aviez déjà eu des conversations assez animées avec lui et avec Kebano au sujet d’offres de transferts…

BAYAT : Un joueur de foot, c’est quelqu’un de fragile. On parle de garçons qui ont entre 22 et 24 ans et qui reçoivent une grande pression extérieure de la part de leur famille ou de leur entourage qui leur dit qu’il va gagner deux, trois fois son salaire actuel en allant ailleurs. Cette pression, elle peut faire vaciller n’importe quel être humain. Et c’est là que pour nous, comme on n’a pas cette arme financière, le projet est tellement important. Il apporte ces petites choses supplémentaires qui font qu’un joueur va s’identifier à un club, et se dire que l’argent ne fait pas tout. C’est rare, mais ça existe encore.

L’objectif, à terme, ce sera de pouvoir renverser la tendance et dépenser de l’argent pour attirer un bon joueur de D1 à Charleroi ?

BAYAT : On publie des bilans financiers extraordinaires depuis la reprise du club. Et cette année, je peux déjà vous dire qu’on publiera un bénéfice de trois ou quatre millions d’euros. Mais cette rentabilité est fragile. On est en train de mettre en place une petite trésorerie en cas de coup dur. On pourrait s’emballer et aller chercher des joueurs, ou multiplier par deux la masse salariale du club. Mais je dois rester cohérent, ne pas être en surrégime. Dans les deux ou trois prochaines années, j’aimerais pouvoir me positionner pour acheter des joueurs dans des clubs de D1 de moindre envergure, mais on ne doit pas péter plus haut que notre cul. Il faut acheter en fonction de nos moyens, sans dépendre d’une éventuelle qualification aux play-offs 1 pour rentabiliser ce transfert.

 » ON A RÉUSSI À DOUBLER L’ASSISTANCE EN 4 ANS  »

Rater les play-offs 1, ça représente quoi comme perte financière ?

BAYAT : C’est énorme ! On peut chiffrer ça aux alentours d’un million d’euros pour un club comme Charleroi. Mais le plus important, à l’heure actuelle, c’est de ne pas encore tomber dans cette obligation de résultats. Le Sporting n’est pas encore prêt pour l’assumer. Ce qui comptait pour nous, lors de la reprise, c’était de redorer l’image du Sporting, de lui redonner une crédibilité locale, dans sa ville, avant de grandir. Et quand on parle de grandir, évidemment, on parle d’ambition sportive. Les gens, de nature, sont des supporters de la victoire. Personne ne vient assister à un match de foot pour voir son équipe perdre toutes les semaines.

Moins de 8.000 supporters à domicile à trois semaines de la fin de la phase classique, c’est décevant, non ?

BAYAT : Bien sûr. Mais il ne faut pas oublier qu’à la reprise du club en 2012, on avait 4.000 personnes dans le stade. On a déjà quasiment réussi à doubler l’assistance. Et l’an dernier, en play-offs 1, le stade était quasiment plein tout le temps. On sait qu’on remplit le Mambour contre les grandes équipes et pour les belles affiches. Notre problème, aujourd’hui, il se situe au niveau du nombre d’abonnés. C’est la force des grands clubs, qui ont un très grand nombre d’abonnés qui, souvent, ne viennent même pas à tous les matches. Ces abonnés, ils ont réellement envie de voir sept ou huit matches sur les quinze à domicile mais, étant donné que tout est vendu à l’avance, ils n’ont pas le choix : ils sont obligés d’être abonnés !

L’an dernier, Charleroi a clairement bénéficié de l’effet play-offs…

BAYAT : Je pense que finalement, il faut bien être conscient de l’incroyable succès de cette formule de play-offs. C’est une réussite, c’est incroyable ! Quel autre pays en Europe s’offre autant d’intensité et d’incertitude jusqu’à la dernière journée ? Oui, il y a le problème du calendrier, mais il y a surtout du piment jusqu’au bout. Cette formule, elle est extraordinaire.

PAR THOMAS BRICMONT ET GUILLAUME GAUTIER – PHOTOS BELGAIMAGE – VIRGINIE LEFOUR

 » Je suis fier d’être à la tête du club de la première ville francophone de Belgique.  » MEHDI BAYAT

 » Sous aucun prétexte, je ne voudrais travailler à nouveau avec mon frère.  » MEHDI BAYAT

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