Mister Loka

Complètement sous le charme du Pays des Mille et Une Nuits.

Lorsqu’il est rentré en Belgique, Luka Peruzovic a rallumé le chauffage. Le ciel s’était gonflé de nuages, au-dessus de sa coquette villa si romantique, en contraste flagrant avec le ciel bleu de l’Arabie Saoudite et de Djedda, au bord de la Mer Rouge. Luka et Katarina profitent de ces quelques semaines de congé, avant la reprise des entraînements, le 7 juillet, pour retrouver leur famille, en Belgique et en Croatie. Mais ils ne traîneront pas les pieds au moment de retourner au pays de la Mecque.

Luka Peruzovic a signé à Al Ahli à la mi-avril 2000, bien avant la fin du championnat. Katarina conservait encore de lourdes séquelles de sa rupture d’anévrisme. Quelques semaines après ce drame, l’entraîneur, déjà terrassé par ce drame familial, était limogé par Charleroi. « A cette époque, j’étais las de la Belgique. Y redeviendrai-je entraîneur? L’avenir le dira. Nous sommes abonnés à Sport/Foot Magazine et nous captons régulièrement des journaux télévisés grâce à TV5 Orient. L’offre d’Al Ahli, auquel je suis lié pour deux ans encore, m’a séduit. Je viens d’y vivre six mois merveilleux. »

Comme Katarina, qui se lève, vive, et revient vêtue d’un léger voile noir transparent, celui-là même qu’elle a dû enfiler à l’aéroport de Djedda. On est loin du lourd tchador informe qui entrave les mouvements. « Vous voyez? Ce n’est rien du tout. Pendant le Ramadan, nous devons porter un foulard, pas de voile. Seules les femmes arabes sont voilées, en public, si leur mari le veut. Chez elles, lorsqu’elles reçoivent, elles peuvent le retirer. Les étrangères ne doivent revêtir ce manteau que lorsqu’elles sortent des quartiers destinés aux étrangers, où habitent aussi des Saoudiens. Là, nous pouvons nager, nous mettre en bikini, nous habiller comme bon nous semble. Je ne peux pas conduire, mais de toute façon, je n’en suis pas encore capable. Vous savez, beaucoup de gens s’arrêtent au voile. Nous, nous avons choisi de voir les belles choses qu’offre le pays. Elles sont nombreuses. Certes, au début, c’est un peu surprenant, mais on s’habitue. »

Luka Peruzovic: Il faut respecter la loi coranique, surtout que nous sommes à proximité de la Mecque. Ce n’est pas un problème. Il n’y a pas de boîtes de nuit ni de cinéma, mais les maisons sont équipées d’antennes paraboliques et je ne consomme pas d’alcool. Il y a énormément d’étrangers. Les Philippins et les Pakistanais sont généralement des domestiques, les Européens et les Américains fournissent de la main-d’oeuvre qualifiée. Les habitants sont très gentils, très accueillants. Ce qui nous a frappés, c’est la foule qui déferle sur Djedda avant de se diriger vers la Mecque. A l’occasion de la fête du mouton, en avril, trois millions de personnes ont effectué le pèlerinage…

La chaleur est-elle supportable?

Luka: Il fait 40° tout au plus, mais nous sommes au bord de la mer. Tout est climatisé, même la terrasse! Les centres commerciaux sont ultramodernes. Le marché aux poissons m’a fasciné: toutes ces variétés, ces couleurs, ce choix, c’est inouï. Djedda est formidable.

Katarina: A l’atterrissage, je me serais crue à Paris. Toute l’année, les arbres sont ornés de guirlandes, allumées toute la nuit. C’est grandiose. Les plantes sont constamment arrosées. Nous ne manquons de rien. Je dirais même que tout est plus abondant en Arabie Saoudite car, en plus des produits et restaurants américains et européens, nous pouvons consommer des produits arabes. On trouve même des chicons. Les objets de décoration sont magnifiques, raffinés.

Comment avez-vous été accueillis?

Katarina: Merveilleusement. Le patron de Luka est un homme riche et puissant, mais aussi profondément humain. Il a ainsi demandé à Luka quels aménagements il pouvait faire réaliser à notre demeure, pour mon confort, mais Luka a refusé. Il pense à tout, il a tout expliqué, pour que je me sente bien. Son épouse, la princesse, témoigne de la même chaleur, de la même simplicité. Je suis très heureuse que, pour la première fois, le travail de Luka soit vraiment reconnu et apprécié par son employeur, les supporters et les médias. Vous savez, là-bas, les gens embrassent les princes sur l’épaule, en témoignage de respect. Et bien des supporters font de même avec Luka, qu’ils appellent Mister Loka car ils ne savent pas prononcer Peruzovic!

Qui est le patron d’Al Ahli?

Luka: Le Prince Mohammed Al Abdullah Al Faisal Al Saud, petit-fils de l’avant-dernier roi d’Arabie Saoudite. Les clubs appartiennent à l’Etat. Les supporters ont élu le Prince pour gérer le budget alloué par la fédération de football. Il y ajoute ses propres fonds. Il n’agit pas par esprit de lucre car il y perd. Il n’y a pas de transferts comme en Europe. Là, les joueurs passent d’un petit club à un grand s’ils sont doués ou les joueurs mécontents s’en vont. Le professionnalisme est une notion neuve, les joueurs restent naïfs et amateurs, mais ils changent. Le Prince le veut absolument. Je suis le premier entraîneur européen du club. Auparavant, les Brésiliens avaient la cote. Leur tempérament est sans doute plus proche de celui des Arabes, dans leur fantaisie, mais ils n’ont pas permis aux clubs de progresser. Les Européens semblent mieux réussir. Artur Jorge entraîne d’ailleurs Ittihad.

Que représente Al Ahli en Arabie Saoudite?

Luka: Il figure parmi les quatre grand clubs du royaume. Ittihad est le plus titré.

Comment se déroule la saison?

Luka: La Ligue regroupe douze clubs, qui disputent vingt-deux matches. Mais la Kings Cup est la plus importante. Le Prince rêve de la remporter. Nous avons terminé premiers de la Ligue avec 50 points, soit 13 de plus qu’Ittihad, quatrième, mais il nous a éliminés en demi-finales. C’était 0-0 à l’aller puis 4-2 au retour. Mais à la demi-heure, l’arbitre n’a pas sifflé un penalty flagrant. Il a été suspendu pour six mois! Notre première place nous permet de disputer la Coupe des Pays du Golfe, en janvier. De septembre à octobre, il y a la Coupe du Prince Fayçal. J’ai battu Artur Jorge, alors que sept de mes joueurs étaient en équipe nationale.

L’Islam vous impose-t-il des contraintes professionnelles?

Luka: Non. Nous respectons simplement les cinq prières quotidiennes. Par exemple, il y a la prière du Maghreb, au coucher du soleil. Nous commençons l’entraînement après. Une autre prière suit. Nous arrêtons l’entraînement quelques minutes, c’est tout. Les matches sont programmés en fonction des prières mais tout est bien organisé.

Et la chaleur?

Luka: En fait, les Saoudiens craignent davantage le soleil. Au début, je programmais une séance matinale, lorsque le programme des matches le permettait. Mes joueurs s’enduisaient de crème solaire. Nous effectuons dorénavant cette séance dans une salle climatisée et nous nous entraînons à l’extérieur le soir. S’il n’y a pas d’entraînement, nous prenons le petit-déjeuner ensemble à 10 heures avant de nous reposer car les Saoudiens sortent tard dans la nuit.

Vous semblez vous y plaire…

Luka: On me fait confiance, on me laisse travailler et on m’apprécie. Le Prince est content de mes services. Il me soutient. Avant de signer, j’ai hésité car j’ignorais tout de l’Arabie Saoudite. J’ai discuté avec un émissaire et j’ai eu un contact téléphonique avce le Prince. Nous nous sommes presque disputés car je voulais des garanties et lui ne voulait pas m’en donner. Je suis parti trois jours là-bas. Le club a été étonné de ma visite et du sérieux avec lequel j’étudiais tout avant de signer. Ce n’est malheureusement pas le cas de tous mes collègues. Il y a deux ans, j’étais allé à Dubai, pendant cinq jours. C’était bien différent. On m’avait remis une liste de trente joueurs mais il n’y en avait que dix sur le terrain, après un quart d’heure. J’ai demandé pourquoi. A cause de la prière. Mais pourquoi ne pas déplacer le début de l’entraînement, tout simplement?

Quel est l’encadrement?

Luka: Mijac, qui était au Standard, est mon adjoint. L’entraîneur des gardiens est brésilien mais il est en fin de contrat et j’ai choisi un Bosniaque qui travaille en Arabie depuis dix ans. Le kiné est tunisien. Le manager, un ancien joueur, est le bras droit du Prince. Il a également un adjoint. Ce n’est pas un manager à l’européenne: il s’occupe de l’organisation car nous voyageons beaucoup. Le club emploie également trois hommes pour s’occuper du matériel et du terrain. Je leur dessine la façon dont disposer les cônes, les buts et tout ça. Là, l’entraîneur est le patron. J’ai de la chance car certains clubs ont plusieurs dirigeants, qui ne sont pas nécessairement sur la même longueur d’onde. Nous avons aussi un orthopédiste et nous envoyons les cas les plus compliqués à Munich.

Et les joueurs?

J’ai 35 joueurs de champ et 5 gardiens. Il n’y a pas d’équipe réserve. A 18 ans, les meilleurs rejoignent le noyau A, les moins bons trouvent refuge dans des clubs de moindre envergure. En février, la fédération m’a invité à Ryad, en compagnie d’autres entraîneurs, pour écouter nos idées. Je ne peux pas utiliser tous mes joueurs. Je peux tout au plus aligner l’un ou l’autre jeune de temps en temps. Les joueurs sont des talents naturels. Ils ont appris à jouer dans la rue. Ils viennent généralement de milieux défavorisés, comme en Amérique du Sud. L’Arabie Saoudite ne manque pas de talents naturels mais ils ne reçoivent pas encore une formation suffisante. C’est inné: on a un bon dribble, une bonne frappe ou un volume de jeu important. Ils ont tout à apprendre et ils sont réceptifs. Il y a beaucoup de travail et c’est ce qui m’excite. Le Prince est très ouvert. Il est content de voir sur le terrain ce dont nous avons conversé. Je parle beaucoup et les gens en sont heureux car c’est nouveau: l’analyse des matches, des réflexions. Un jour, pour souder l’équipe, j’ai proposé que nous aillions nous amuser à la plage ou à la montagne. Le Prince m’a répondu: -C’est une bonne idée, venez chez moi! Il a une résidence sur la plage. Les joueurs se sont bien amusés. Nous nous sommes baignés, nous avons fait du jet-ski, nous avons mangé. Les tables débordaient de nourriture. Le Prince est un homme attentionné. Comme les femmes ne sont pas admises au palais, il nous invite, Katarina et moi, chez lui.

Katarina: Le Prince pense vraiment au bien-être de ses joueurs. Si une fête s’annonce, comme notre Noël, par exemple, il verse les salaires une semaine plus tôt, pour que les joueurs puissent effectuer leurs emplettes avant la fermeture des magasins. Personne n’y songerait en Europe.

Luka: Ils sont trop gâtés! Certains joueurs ont été formés au club et respectent les consignes. D’autres viennent de l’intérieur du pays. L’absence de ponctualité est une véritable maladie. J’essaie de changer ça en les raisonnant. J’ai imposé des amendes avec sursis. Si un joueur arrive à temps pendant un mois, il échappe à l’amende, par exemple. Mais certains viennent en retard et déboursent le montant de l’amende sans broncher! Une autre sanction consiste à les faire courir autour du terrain, ce qu’ils détestent. Mais pendant ce temps-là, je suis privé de plusieurs joueurs. Le Prince est d’accord avec moi, mais vous savez, les magasins n’ouvrent pas non plus à dix heures pile… Les joueurs qui sont ponctuels et disciplinés ne s’insurgent pas contre les autres. Certains, généralement les mêmes, ne sont pas toujours concentrés pendant l’entraînement. La saison prochaine, nous allons mettre la barre plus haut, établir des règles plus professionnelles.

Tactiquement?

Ils évoluaient en 4-4-2 sud-américain, avec deux récupérateurs. J’ai maintenu la défense à quatre mais je préfère le 4-3-3, pour jouer plus vite, davantage en profondeur. Je dois beaucoup crier pour rectifier le tir mais les résultats suivent et les joueurs s’appliquent. Le problème, c’est que je n’ai pas de relais sur le terrain. Ils ne prennent pas d’initiative, ils ne tentent pas de résoudre un problème tactique en cours de match. Mes joueurs sont très jeunes. Je dois donc préparer chaque match dans les moindres détails, les automatiser. Ils ont une large marge de progression, dans tous les domaines, mais ils sont très physiques. Deux d’entre eux ont de telles dispositions qu’ils pourraient aspirer à évoluer en Europe, à condition de s’intégrer.

Pascale Piérard

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