MIETTES ET PAILLETTES

La semaine prochaine, dans le décor aristocratique de Wimbledon, les grands de ce monde vont partir en quête de célébrité et de millions de dollars. Mais le tennis a également son côté sombre. Des adolescents et leurs parents sont confrontés à leurs limites financières.

A Paris, Novak Djokovic est devenu le premier joueur de tennis à dépasser le cap des 100 millions de dollars rien qu’en primes. A l’issue de son douzième grand chelem, le Serbe de trente ans, professionnel depuis 2003, en était à 89.769.371 euros. Bientôt, l’All England Lawn Tennis and Croquet Club in Wimbledon va distribuer 36 millions d’euros à l’élite. Les lauréats des tournois féminin et masculin touchent chacun 2,5 millions, soit deux fois plus que les deux finalistes. Celui qui ne passe pas le premier tour touche encore 38.154 euros.

De l’autre côté du spectre tennistique, le TC Issera de Nieuport, à 230 kilomètres à vol d’oiseau de la Mecque britannique, accueille le premier des huit Futures, des tournois à 10.000 dollars, de Flandre-Occidentale. Au tableau, 32 jeunes joueurs nomades, qui arpentent le monde en rêvant du Walhalla. Après déduction des taxes, le successeur de Filip Horansky, le Slovaque de 23 ans qui s’est imposé l’an dernier et qui est aux alentours du rang 320, gagnera 801 euros. Après sa défaite au premier tour, l’Argentin Dante Gennaro, classé 1.024e, a reçu 75 euros.

En janvier 2003, quand Djokovic a perdu le premier tour du tournoi Future de Munich face à l’Allemand Alex Radulescu, il a gagné 72 euros. Cette même année, Roger Federer aenlevé son premier tournoi de Wimbledon et est reparti avec un chèque de 720.000 euros. En treize ans, les primes des quatre grands chelems et du circuit ATP ont augmenté de manière spectaculaire.

A Wimbledon, par exemple, le vainqueur gagne 1.780.000 euros de plus, soit une augmentation de 348 %. Les primes des perdants aux trois premiers tours des grands chelems ont considérablement augmenté aussi mais rien n’a changé pour les esclaves du tennis dans les Futures et l’ATP Challenger Tour, la catégorie en dessous de l’ATP World Tour, avec un montant total qui oscille entre 40.000 et 220.000 dollars. Noblesse et mendicité…

À TERRE OU DANS DES 5 ÉTOILES

 » Mon principal souci n’a jamais concerné mon niveau ni ma motivation mais l’argent : en aurais-je assez pour tenter ma chance ? « , blogue James McGee, un Irlandais qui a effectué ses premiers pas dans le circuit en 2007, à vingt ans, et a obtenu, depuis, un diplôme en psychologie à la North Carolina State University. Son bilan, après neuf saisons pros et une saison, l’année passée, au rang 146, est maigre : 245.000 euros.

 » Les vols transatlantiques étaient trop chers. Je me suis donc cantonné aux Futures européens. Parfois, je dormais chez les gens, d’autres fois, je dormais à terre, dans la chambre d’hôtel d’un camarade, ou dans la grande salle d’une minable auberge de jeunesse. Au fil du temps, j’ai fait ma lessive moi-même car les frais de nettoyage étaient trop élevés. Je lavais mes chaussettes et mes maillots dans le lavabo avant de les pendre au balcon pour qu’ils sèchent…

Je ne pouvais pas payer un coach et je voyageais donc seul. Pouvoir courir après mon rêve pouvait paraître chouette mais après quelques mois, la réalité était bien différente.  »  » Prester en étant si seul n’est pas évident « , poursuit McGee, passé maître dans l’art de faire des valises pour Ryanair.  » J’arrivais à caser exactement 15 kilos de matériel dans une valise car je ne pouvais pas me permettre un surcoût au kilo.  »

L’histoire de McGee est typique du tennis au bas de l’échelle, où la créativité est la norme. Prenez Frederik Nielsen, le Danois inconnu qui a gagné le double de Wimbledon en 2012 avec un Anglais aussi peu illustre, Jonathan Murray.  » J’ai fait le tour du monde avec une machine pour tendre les raquettes. J’économisais 2.600 euros par an en me chargeant moi-même de cette tâche.  »

McGee tentait aussi de limiter les frais de raquettes.  » J’ai longtemps joué avec un modèle plus épais, qui durait plus longtemps, mais j’avais l’impression de jouer avec une planche. Après trois mois, je me suis blessé à l’épaule et je n’ai plus rien gagné « , raconte McGee, qui a gagné et perdu la finale du tournoi à 10.000 euros de Madrid, en juin 2011.

 » J’ai reçu un peu moins de 500 euros. Un montant scandaleusement bas. J’avais gagné dix points ATP et j’allais effectuer un fameux bond au classement. C’était de loin la meilleure semaine de ma carrière mais j’avais, une fois de plus, dépensé plus que je n’avais gagné.  »

McGee appelle ça investir dans sa carrière. Comme Kiki Bertens. Passée pro en 2009, la Néerlandaise, WTA 148 en mai 2014, a disputé les qualifications de Roland-Garros. Elle n’avait encore gagné que 248.000 euros mais en atteignant le quatrième tour, elle a empoché 145.000 euros d’un coup. Un exploit rare. L’année dernière, elle oscillait aux alentours du rang 110 et disputait des tournois à 25.000 dollars. Sa victoire à Knokke lui a rapporté… 3.452 euros. Il y a quelques semaines, sa place en demi-finale à Roland-Garros lui a valu 475.000 euros. Elle a accédé au rang 27. Les soucis se sont envolés. Pour un temps…

DORTOIR OU COUNTRY HOUSE

McGee continue à ramer. Il a chuté au rang 293 et a glané 32.000 euros durant les cinq premiers mois de l’année. La boucle est bouclée.  » J’ai besoin d’un d’entraîneur pour progresser mais je ne peux pas me le permettre. Je ne pourrais pas payer son salaire, ses déplacements, ses nuitées ni sa nourriture.  » Pas de perspectives, donc.

Les riches s’enrichissent et forment un cercle exclusif, qui vole en business class, loge dans les hôtels cinq étoiles, à moins qu’il ne loue une villa dans les environs de Wimbledon. Ou même deux country houses, comme Roger Federer l’année passée : une pour son épouse Mirka et les deux paires de jumeaux, une autre pour son équipe et lui-même. Coût du séjour de deux semaines : 39.000 euros.

Les ténors entretiennent de bonnes relations avec Joanna Doniger, la propriétaire du Tennis London, une agence immobilière qui propose un panel de 300 maisons et appartements. Elle compte Rafael Nadal, Djokovic et SerenaWilliams parmi ses clients. On peut louer une maison à quatre chambres à Wimbledon Village, entourée d’un mur élevé pour se préserver des regards indiscrets, pour 10.000 euros par semaine.

Celui qui veut se rendre à pied à l’All England Lawn Tennis and Croquet Club, comme Djokovic, doit compter sur un loyer hebdomadaire de 18.000 euros. La place ne manque pas, y compris pour son caniche Pierre, qui n’avait pu entrer en Angleterre en 2011. Ça avait crevé le coeur de Djokovic. Les vedettes ont manifestement d’autres soucis.

Andrea Petkovic, numéro 33, apprécie la convivialité de Wimbledon Village mais elle en a connu l’autre face. Il y a onze ans, lors de son premier tournoi à Londres, l’Allemande, alors âgée de 17 ans et WTA 370, a logé dans une auberge de jeunesse.  » Dans le dortoir à côté, 25 garçons ont chanté toute la nuit. Ils avaient apparemment quelque chose à fêter alors que je devais jouer le lendemain matin à 10 heures.  » Petkovic a perdu et est retournée à Darmstadt le lendemain. Sa prime ? 59 euros.

 » L’augmentation constante des primes dans les chelems a fait naître une idée fausse du tennis. Quand on observe les chiffres réels, le circuit est tout sauf un monde de glamour « , analyse Michael Bane, chercheur à la Victoria University. Il s’est penché sur les chiffres de l’ITF en 2013. 1,8 % de tous les professionnels masculins, soit 160 joueurs sur 8.874, ont gagné suffisamment pour couvrir leurs frais, contre 3,1 % (150 sur 4.862) en dames. Bane souligne :  » Cette année-là, la moitié des joueurs n’a pas gagné un centime.  »

Consternant. L’année dernière, pendant que Nadal se pavanait à Roland-Garros avec une montre exclusive de 750.000 euros, Tomas Buchhass, un Argentin de 22 ans, adressait une lettre ouverte à l’ITF, se plaignant des conditions lamentables dans un tournoi Future chilien.  » Les filets des courts d’entraînement étaient déchirés, la surface était d’une piètre qualité et a entraîné énormément de blessures. Sur certains courts, les lignes étaient mal tracées et les dimensions étaient incorrectes. C’est un manque de respect.  »

LOIN DU GLAMOUR

La fédération américaine (USTA) estime qu’un joueur doit gagner au moins 125.000 euros par an pour couvrir les frais de coaching et de voyage. L’année dernière, 126 hommes ont atteint ce montant, pas plus. En 2015, David Goffin a amassé un peu plus d’un million d’euros, ce qui le classe huitième. Steve Darcis était 149e au classement des joueurs les mieux payés, avec 91.251 euros. D’après les calculs de la fédération américaine, il a bouclé l’année en déficit…

Pourtant, les millions qu’on peut éventuellement gagner font rêver. En 2014, le jeune Américain Noah Rubin a remporté le tournoi pour juniors de Wimbledon. Il semblait promis à la gloire. Deux ans plus tard, il est au rang 166 et il n’a gagné que 151.591 euros, soit une fraction de ce qu’Eric et Melanie, ses parents, ont investi.

 » Noah a commencé à taper dans une balle quand il portait encore des langes « , raconte sa mère à Bloomberg.com. Elle avait installé une balle reliée à un fil dans le living, pour que le bébé puisse s’entraîner. Il était doué mais les leçons privées coûtaient une fortune : 130 euros de l’heure. La mère a accumulé les jobs au club de tennis, le père était tous les matins à 5 heures au bord du court où son gamin recevait sa leçon. Comme il arrivait en retard, il a perdu son emploi à trois reprises… La vie de la famille tournait autour du tennis.

Un an plus tard, à 14 ans, il a commencé à arpenter le monde avec son père, sans travail. Du Costa Rica à la France. Les frais de voyage et d’hébergement se sont élevés à 35.000 euros par an. Les grands-parents ont dû y aller de leur poche.  » C’était absurde « , raconte Noah.  » J’ai coûté des centaines de milliers de dollars à mes parents sans qu’ils sachent si je réussirais. C’est un sport cruel. La route n’est vraiment pas facile. Il faut investir beaucoup d’argent.  »

La relation d’Eric et de Melanie n’y a pas résisté. Ils ont divorcé en 2010. Ils ont dépensé 200.000 euros en frais d’avocats pour savoir qui pourrait s’occuper de la carrière tennistique du fiston – et de ses rentrées éventuelles. Le gamin n’avait pas encore quinze ans…

Les nomades du tennis vivent dans la misère, loin des paillettes et du glamour. L’année dernière, en recevant une Mercedes AMG GT S d’une valeur de 141.000 euros à Stuttgart, Nadal, royalement payé pour être l’ambassadeur de Kia, a plaisanté :  » Ce n’est pas une Kia mais c’est quand même une belle bagnole.  »

L’année dernière, Nadal a encaissé 32 millions d’euros, dont 28 via ses contrats de sponsoring. Les onze autres Espagnols du top cent se contentent de miettes. Comme Garcia-Lopez, 33 ans et numéro 53.  » Je reçois des raquettes et des vêtements de sport, c’est tout. Je dois couvrir les autres frais grâce aux primes. C’est comme ça, dans notre milieu. Les sponsors ne s’intéressent qu’à l’exposure, aux joueurs qui passent à la télévision toutes les semaines. Malheureusement, ils n’ont plus besoin de cet argent.  »

PAR CHRIS TETAERT – PHOTOS BELGAIMAGE

 » J’ai appris à faire ma lessive moi-même car les frais de nettoyage sont trop élevés.  » – JAMES MCGEE, ATP 293

 » J’ai coûté des centaines de milliers de dollars à mes parents sans qu’ils sachent si je réussirais.  » – NOAH RUBIN, ATP 149

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