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Middle England

Cet été, la Premier League est devenue un sponsor important des clubs de pointe de la Jupiler Pro League. Pourquoi les clubs anglais viennent-ils faire leur marché en Belgique, dépensant près de 100 millions d’euros ?

Vous connaissez Jonathan Coe ? Ne cherchez pas dans les bases de données foot : Coe n’est pas le nouveau défenseur de Walsall ou de Shrewsbury, et encore moins celui d’Aston Villa ou de Birmingham City. Coe est un écrivain britannique, auteur de l’ouvrage Middle England. Une description humoristique de l’Angleterre moderne au XXIe siècle, avec le choc des cultures mais aussi avec un regard emprunt de nostalgie vers le passé. Vers une époque où les pubs animaient encore la vie du village, et où la quiétude de la campagne n’était pas encore  » troublée  » par des accents venus d’ailleurs. » Dans l’un des premiers chapitres du livre, Coe décrit un dialogue entre deux personnages qui philosophent au sujet de Birmingham et des Midlands.

Aujourd’hui, être Belge n’est plus un handicap mais un atout, y compris pour les petits clubs, qui ont beaucoup d’argent et n’hésitent pas à le dépenser.

 » Je pensais que les gens étaient tous petits, ici.  »

 » Petits ? Que voulez-vous dire ?  »

 » Je pensais que c’était comme cela que Tolkien avait conçu les hobbits (…) Non, sérieusement, la plupart des gens pensent tout de même que dans Le Seigneur des Anneaux, c’est Birmingham qu’on évoque.  »

Coe a le droit de se moquer de Birmingham : il est lui-même originaire de cette ville. Tout comme Tolkien. Pour les fans : chaque année, dans le village où habite l’écrivain et où ses oeuvres ont été imaginées, près de Sarehore Mill, un week-end de la Terre du Milieu est organisé.

Cette année, ce sera les 1er et 2 septembre. On a peu de chances d’y croiser Wesley Moraes, Marvelous Nakamba ou Bjorn Engels, et pourtant, ils ont récemment emménagé dans les environs. C’est là aussi qu’ils ont trouvé du boulot. À Aston Villa. Au pays des hobbits. Middle England.

Première vague

Avec tout le respect que l’on doit à Nico Claesen, Philippe Albert, Marc Degryse, NicoVaesen, Geert De Vlieger et autres Luc Nilis (également ex-Villa, soit dit en passant), la première véritable vague belge en Premier League date des années 2000, lorsque les joueurs de la génération Pékin 2008 ont émigré en Angleterre pour devenir des piliers de leur équipe.

Divock Origi
Divock Origi© belgaimage

Quelques années plus tard, en 2014, lors de la Coupe du monde au Brésil, beaucoup de Diables Rouges étaient sous contrat avec l’un des grands clubs anglais : trois à Tottenham, un à Arsenal, deux à Manchester United, un à City. Et Toby Alderweireld, Kevin De Bruyne et Thibaut Courtois commençaient seulement à emprunter la voie qui devait les mener vers les sommets…

Cinq ans plus tard, la première vague s’est retirée des plages anglaises. Marouane Fellaini est parti en Chine, tout comme Mousa Dembélé. Thomas Vermaelen est au Japon. EdenHazard et Thibaut Courtois sont désormais des vedettes du Real Madrid, Romelu Lukaku poursuivra sa carrière en Italie. Christian Benteke cherche à se recaser en France, où NacerChadli s’est déjà établi. Vincent Kompany est de retour à la maison.

Kevin De Bruyne, Simon Mignolet, Divock Origi, Michy Batshuayi et les joueurs de Tottenham sont les derniers à demeurer dans les Îles. L’un d’eux pourrait donc, encore, soulever le trophée de champion dans une dizaine de mois. Man City, Liverpool et Tottenham sont les trois principaux candidats au titre.

Pour d’autres Belges, l’espoir d’un titre n’est qu’une illusion, car Villa (Bjorn Engels), Brighton & Hove Albion ( Leandro Trossard), Burnley ( Steven Defour), Wolverhampton ( Leander Dendoncker), Watford ( Christian Kabasele) ou Leicester City ( Youri Tielemans) font partie de la Middle England de Coe. Les hobbits de la Premier League.

L’époque où Chelsea et Manchester City offraient un contrat à des dizaines de teenagers, pour ensuite les prêter, est révolue.

Des équipes du subtop, voire du bas de classement, qui ne sont pas assez riches pour faire leur marché à l’Ajax, au PSV ou chez les grands d’Europe, et qui doivent donc trouver leur bonheur ailleurs. Surtout en Jupiler Pro League. Brighton rêvait de Steven Bergwijn (PSV), mais a dû se rabattre sur Trossard. Villa rêvait de Kalvin Phillips (Leeds) mais est finalement tombé sur Marvelous Nakamba (Club Bruges). Des alternatives moins onéreuses que les premiers choix. Le RC Genk et le Club Bruges ne s’en plaindront pas.

Kevin De Bruyne face à Jan Vertonghen : deux rescapés belges en Premier League.
Kevin De Bruyne face à Jan Vertonghen : deux rescapés belges en Premier League.© belgaimage

Choix judicieux

L’été prochain, lorsque les Diables Rouges se rendront au Championnat d’Europe, les Belges d’Angleterre feront peut-être partie de la sélection de Roberto Martínez (si Defour retrouve son meilleur niveau et si Engels parvient à s’imposer). Mais les noms seront tout de même moins ronflants qu’au Brésil…

Trossard est le transfert entrant le plus onéreux de Brighton & Hove, tout comme Tielemans est celui de Leicester, et Dendoncker fait partie des transferts les plus chers de l’histoire des Wolves. Mais les plus grands clubs anglais ont laissé filer leurs Diables.

Pourtant, l’agent de joueurs Patrick De Koster estime que ce sont des choix judicieux.  » Ne pas viser directement le top anglais, où les noyaux sont énormes, mais se frayer progressivement un chemin dans des effectifs moins étoffés… La situation est différente de celle d’autrefois, lorsque De Bruyne, Lukaku ou Courtois étaient partis très jeunes à Chelsea avant d’être prêtés. Même eux ne sont pas passés directement de la Belgique au top anglais. Kevin n’a même jamais réussi à s’imposer à Chelsea.  »

On entend aussi que ces grands clubs seraient devenus plus prudents. Ils auraient changé leur fusil d’épaule. L’époque où Chelsea et Manchester City offraient un contrat à des dizaines de teenagers, pour ensuite les prêter, est révolue. D’autres agents de joueurs, que nous avons contactés, font le même constat.

En partie parce que les hautes instances du football ont modifié les règles, affirme De Koster. La limitation du nombre de joueurs sous contrat et du nombre de joueurs prêtés a changé la donne. L’agent Gunter Thiebaut :  » Les grands clubs anglais avec lesquels on discute préfèrent désormais acheter une certitude, et sont prêts à mettre le prix, plutôt qu’un joueur en devenir, qui coûte deux fois moins cher, mais dont la réussite n’est pas garantie.  »

Car, prêter des joueurs, cela coûte aussi de l’argent : il faut trouver une équipe, désigner une personne chargée de suivre l’évolution du joueur, payer (en partie) le salaire… De Koster :  » En plus, ce genre de prêt n’est pas toujours bénéfique pour la carrière d’un jeune joueur.  »

Crazy English summer

Si, les années précédentes, on attendait beaucoup des Belges au coup d’envoi de la Premier League, c’est moins le cas cette saison, si l’on en croit Kristof Terreur, un journaliste belge établi de l’autre côté de la Manche.  » On attend de Kevin De Bruyne, qui a réalisé une très bonne préparation, qu’il contribue à surfer sur la vague des succès de City, mais on parle très peu des autres.

On évoque Tielemans du bout des lèvres, parce qu’il a laissé entrevoir des perspectives intéressantes la saison dernière, mais pas plus que ça. Les vraies vedettes, comme Kompany, Lukaku et Hazard, sont parties. Et leurs successeurs sont tout de même de moindre niveau. La BBC a cependant constaté que beaucoup d’argent prenait la direction de la Jupiler Pro League et consacrera, sous peu, un reportage à ce sujet. »

Les chiffres sont, effectivement, étonnants. Il est difficile de connaître le montant exact des transferts, mais nous vous livrons tout de même ces données (forcément incomplètes, car la période de transfert n’était pas terminée lors du bouclage) : derrière les 168 millions d’euros qui ont pris la direction de la Liga (pour des joueurs de Barcelone, du Real, de l’Atlético et de Villarreal) et 200 millions qui ont pris la direction de la Ligue 1, des viviers où les clubs anglais ont l’habitude de puiser abondamment, on trouve une centaine de millions partis en direction de la Jupiler Pro League.

Pour tout dire : Anderlecht, Standard, Genk et surtout Bruges ont connu un Crazy English Summer. À titre de comparaison : pas une livre n’est partie en direction de l’Argentine, et moins de 10 millions ont pris la direction du Brésil. Quant à la Eredivisie, elle a dû se contenter de 14 millions (pour le PSV Eindhoven et le PEC Zwolle).

JPL, zone de transit

Comment l’expliquer ? Par le bon travail effectué en Belgique, insiste De Koster. Avec les jeunes (Anderlecht, Genk), mais aussi en matière de scouting (Genk, Bruges). C’est du planning à long terme, ajoute Thiebaut.  » Lorsque l’on discute avec les grands clubs belges et qu’on leur propose un joueur, il doit correspondre à un profil susceptible de donner une plus-value à la revente, un ou deux ans plus tard. Et, pour cette revente, les clubs se tournent d’abord vers l’Angleterre, où il y a toujours plus d’argent qu’ailleurs.

Un joueur de 1m60, qui possède un bon tir, n’intéressera que les Pays-Bas, plus tard. Et là-bas, il n’y a pas d’argent. Donc inutile de proposer ce genre de joueur. » Ce que les agents doivent proposer à nos clubs, c’est : jeune, rapide et athlétique. En d’autres termes : le joueur doit répondre à un profil anglais.

La Jupiler Pro League est une zone de transit, que notre situation géographique favorise. Tous les clubs britanniques ont leurs contacts et leurs scouts chez nous. Et la liberté qu’accorde notre règlement constitue un autre atout. Il n’y a pas de limitation du nombre d’étrangers (si ce n’est l’obligation de coucher les noms de six Belges sur la feuille de match), et un salaire minimum exigé pour les non-Européens est relativement bas (80.000 euros, beaucoup moins qu’aux Pays-Bas).

De plus, la génération précédente de Diables Rouges a ouvert la voie, selon Terreur.  » Avant, on doutait des joueurs belges, même des meilleurs, parce qu’ils ne venaient que de Belgique. Aujourd’hui, les dirigeants anglais ont découvert que les Belges, qui sont toujours n°1 au classement mondial de la FIFA : 1° apprennent (rapidement) la langue 2° s’adaptent très facilement 3° comprennent bien les tactiques 4° se comportent bien et n’exercent pas de pression.

Aujourd’hui, être Belge n’est plus un handicap mais un atout, y compris pour les petits clubs, qui ont beaucoup d’argent et n’hésitent pas à le dépenser. Aston Villa a reçu 100 millions pour la montée en Premier League et les a directement dépensés. » Et puis, nos agents ont appris à connaître les maisons et y ont désormais leurs entrées, car la Premier League est encore en grande partie gérée comme la Jupiler Pro League. Tout le monde se connaît, et placer des joueurs devient facile.

Pas question de brader

Les bons résultats obtenus ces dernières années dans les compétitions européennes aident également. Wesley n’aurait jamais obtenu un permis de travail en Angleterre s’il n’avait pas marqué des points en Ligue des Champions. Moussa Djenepo a bénéficié des trois buts inscrits en Coupe d’Europe, tout comme l’Europe a également aidé Nakamba à franchir la Manche.

Si, lors de la clôture du mercato, nous dépasserons les 100 millions, c’est aussi dû à l’audace dont font de plus en plus preuve les dirigeants belges. Jadis, Luciano D’Onofrio a été le premier à oser se mesurer à Everton lors des discussions concernant Fellaini. Dix ans plus tard, son exemple est suivi par tous.

En football, juillet n’est pas la période des soldes. Le RC Genk a placé la barre à 20 millions pour Trossard. Bruges n’a pas voulu vendre Wesley pour moins de 25 millions. Beaucoup de candidats se sont retirés. Pas les Anglais. Un agent :  » Les plus petits clubs ne veulent/ne peuvent, pour la plupart, pas dépenser 40 ou 50 millions d’euros pour un seul joueur, mais 20 ou 25 millions, c’est à leur portée. À ce prix-là, on peut faire de bonnes affaires en Belgique. Pas en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Et pas non plus à l’Ajax.  »

Inversement, cela a aussi des conséquences pour le marché belge. Si un joueur correspond au profil que l’on qualifie d’anglais, un club belge osera ouvrir plus largement les cordons de la bourse pour l’engager. Donc, les prix montent chez nous également. Au grand désarroi, parfois, de ceux dont la bourse est moins large et qui n’ont pas les moyens d’entrer dans la danse. Comme l’a récemment souligné un dirigeant :  » Ça devient de la folie. Notre business-model est sous pression.  »

Dans le sens inverse, des joueurs provenant de Grande-Bretagne débarquent chez nous également. Obbi Oulare est de retour, la saison dernière, Gand a loué Alexander Sorloth et Anderlecht a loué Yannick Bolasie. Cette saison, Bruges loue Percy Tau, alors que Kompany poursuit sa carrière chez nous et a convaincu Samir Nasri de le rejoindre à Bruxelles.

De Koster :  » On le doit, aussi, au bon fonctionnement des clubs belges. Les conditions de travail sont bonnes, l’adaptation est facile, les salaires sont payés en temps et heure. Lorsque, comme Nasri, on a le choix entre la Belgique, la Turquie ou un cheikh arabe qui peut vous mettre à la porte du jour au lendemain s’il se réveille de mauvaise humeur, le choix est parfois vite fait.  »

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