Slipknot, des hardeurs masqués qui, en 2019, vendent des milliers de... CD. © TORKIL ADSERSEN/belgaimage

Metal hurlant

Alors que les médias n’en ont plus que pour le phénomène Angèle et que le hip-hop est partout sur les ondes, il est un genre dont on parle peu mais qui reste plus populaire que jamais et est essentiel à l’industrie musicale : le heavy metal.

Le rock est mort, vive le heavy metal ! Ce gamin turbulent, rock dur et extrême si longtemps méprisé, est en effet plus vivant que jamais. Les fans du genre (les metallheads) l’ont bien martelé l’été dernier, eux qui ont rempli deux stades Roi Baudouin pour Rammstein et envoyé trois de leurs groupes favoris au sommet de l’Ultratop. Pourtant, si l’on s’en tient aux titres les plus écoutés sur les services de streaming, on a plutôt l’impression que la planète n’en a plus que pour le rap, le R’n’B et Angèle. Le jazz, la techno, le metal ? Noyés dans le big data. Comment expliquer, dès lors, que des Rammstein, Slipknot et Tool ont pu se retrouver au sommet des charts qui comptabilisent les ventes physiques et digitales à quelques semaines d’intervalle ? Réponse : (notamment) grâce au CD.

Les chiffres étant plus transparents aux Etats-Unis que chez nous, comparons les cas du rappeur Young Thug et des nu-métalleux de Slipknot, tous les deux numéros 1 au Billboard 200 en août dernier. Le premier s’est hissé en pole position avec 131 000 exemplaires écoulés de So Much Fun, parmi lesquels il faut compter seulement 5 000 ventes physiques ( » pure album sales « ), le reste étant dû au streaming. De leur côté, les hardeurs masqués de l’Iowa ont écoulé 118 000 exemplaires de We Are Not Your Kind parmi lesquels… 102 000 ventes physiques. Des chiffres qui parlent d’eux-mêmes. Confirmation chez Caroline Music, à Bruxelles :  » Le Rammstein, c’est un carton absolu, tant en CD qu’en vinyle. Le Slipknot aussi a très bien fonctionné.  » En clair, le disque est mort, mais pas pour tout le monde. Pas pour les fans de metal !

Comment l’expliquer ? Christophe Pirenne, musicologue et professeur à l’UCLouvain et à l’ULiège a étudié la question hard rock :  » Depuis que la presse a vomi le genre de manière répétée au début des années 1980, les fans se sont construit une véritable communauté sous-culturelle. C’est un mouvement sociologique assez spectaculaire, il y a une vraie fidélité des fans de metal à leurs groupes et à leur style de musique, une sorte de solidarité qui s’exprime dans la manière de s’habiller ou dans le fait d’acheter des disques, des posters, des tee-shirts… Dans ce besoin de posséder quelque chose du groupe afin de montrer son appartenance à cette communauté.  »

Rammstein :
Rammstein :  » Le carton absolu ! « © dr

 » Ma femme déteste ça  »

Fred, fan de metal depuis 1980 :  » J’écoute du metal à 80 %. J’en écoute tous les jours quand je peux, ça me rend zen. Ma femme déteste ça, si bien que j’ai aménagé une pièce dans le sous-sol de ma maison où je peux écouter ma musique à fond. Je vais aux concerts, j’achète des disques et je collectionne les objets autour d’Iron Maiden : vinyles, affiches, tee-shirts, figurines… J’ai plus de mille pièces. Depuis que je les ai vus à Forest National en 1984, c’est devenu mon groupe.  »

Le metallhead est loyal envers sa patrie ! C’est aussi ce que dit la database de Spotify qui a étudié l’attitude de ses utilisateurs selon les genres qu’ils écoutent. Il en ressort que les fans de metal sont les plus fidèles envers leur genre de prédilection, c’est-à-dire les plus à même de revenir écouter les mêmes groupes ou les groupes apparentés. Contrairement aux fans de pop ou de hip-hop, les amateurs de rock dur ne recherchent pas forcément la nouveauté, ils creusent plutôt le filon métallique à la manière d’un archéologue pour en connaître toute l’histoire et tous les recoins. En bref, les metallheads sont les fans les plus dévoués du monde.

Cela, certains groupes l’ont bien compris, qui proposent des places de concert au prix fort jusqu’au  » package VIP  » entre 500 et… 2 400 euros, des tee-shirts personnalisés et des goodies en tous genres (de la bière à l’effigie du groupe au sex-toy…), à tel point que le fan ne sait plus où donner du portefeuille :  » Contrairement à la plupart des festivals, le Hellfest (NDLR : festival metal en Bretagne) peut quasiment se passer de subsides grâce aux ventes de tee-shirts « , souligne Christophe Pirenne.

Mais qui est-il, ce metallhead prêt à se ruiner pour faire partie de la communauté ? Selon différentes études faites en France et en Belgique, le prototype du fan de metal, s’il existe, est plutôt un homme dans la trentaine, intégré socialement et avec un niveau d’études élevé. En gros, la classe moyenne bien installée, bien active. S’il n’avait ces cheveux longs, ces tatouages et ces tee-shirts noirs à tête de mort, le metallhead pourrait même passer pour Monsieur Tout-le-Monde !

Une autre initiative toute récente qui pousse le fan à dépenser son argent dans sa passion est l’oeuvre du groupe Tool, revenu cet été avec un nouvel album après treize ans d’absence. Sauf que le disque, Fear Inoculum, n’est disponible, dans sa version physique, que dans une version CD ultraluxueuse (le packaging contenant un écran HD, un câble USB et une carte MP3). Une version disponible en commande sur le site Internet du groupe à plus de 80 euros – ou de façon très limitée chez le disquaire, à 120 euros.  » Il y en avait 300 pour tout le Benelux, signale Dédé, de Caroline Music. On en a reçu quinze, qui sont tous partis dans la journée. Après, on a été en rupture de stock pendant trois semaines. C’est une démarche curieuse qui n’est pas très bien vue par les fans.  »

Le groupe libanais Blaakyum :
Le groupe libanais Blaakyum :  » Le Moyen-Orient est une terre fertile pour le heavy metal. « © dr

Une mine d’or

Une démarche critiquée, mais qui n’a pas empêché Tool d’être numéro 1. Preuve s’il en est de la dévotion des fans. Preuve aussi que ceux-ci, contrairement à ce qu’un coup d’oeil sur les classements des titres les plus écoutés sur Spotify ou Apple Music laisse d’abord penser, sont bel et bien passés au digital. Le streaming ne serait donc pas qu’une affaire de rap et de génération…

Si, selon une étude YouGov, l’achat de CD n’occupe quasiment plus que les baby boomers et la génération X (soit les plus de 40 ans), le streaming, lui, n’a finalement ni âge, ni couleur musicale. Christophe Pirenne :  » Il est difficile de faire des généralités au sujet du streaming, mais ce qu’on sait pour sûr, c’est que pour les moins de 25 ans, le fait d’acheter un CD est un mystère absolu, surtout quand l’abonnement streaming est payé par les parents. Pour les mélomanes de plus de 30 ans, il est convenu que la consommation de musique est mixte : à la fois physique et digitale.  »

Nico, fan de metal depuis 1993 :  » Le dernier Tool, je l’ai écouté en ligne sur YouTube. J’ai été déçu. Et je n’avais de toute manière pas envie de dépenser 80 euros dans un gadget. J’utilise un peu Spotify, mais pas énormément, je n’ai pas d’abonnement. Ça viendra peut-être, mais je ne suis pas encore totalement convaincu. Quitte à dépenser de l’argent pour de la musique, je préfère acheter un CD dont je sais qu’il me plaît et aller à des concerts.  »

Derrière cette déclaration laconique se cache pourtant une information de premier plan. Le metallhead, même désabusé, prend le package intégral du mélomane : il achète des disques, écoute en ligne, va aux concerts, achète des tee-shirts et des goodies et répond toujours présent . Le metallhead est une mine d’or pour l’industrie musicale. Et cette mine d’or est basée sur un concept antique, celui de la passion jamais démentie pour un groupe et un genre musical. Un genre qui, en prime, est devenu global.

Sur les sept continents

Autre information tirée des big data des services de streaming : alors que ceux-ci sont de plus en plus utilisés à travers le monde, la plateforme de distribution digitale TuneCore note qu’un genre en particulier est de plus en plus écouté : le heavy metal. Cela signifie qu’Angèle a beau être reine en Francophonie et Taylor Swift mener la danse dans le monde occidental, on aura plus de chances de tomber sur un fan de Metallica à Lima, Marrakech ou Istanbul – ce n’est sans doute pas un hasard si Metallica est le seul artiste à ce jour à s’être produit sur les sept continents (dont l’Antarctique).

C’est particulièrement vrai dans le monde arabo-musulman où le heavy metal, comme le hip-hop, est le vecteur musical privilégié pour hurler ses besoins de liberté face à l’oppression, qu’elle soit politique, sociale ou religieuse.  » Le Moyen-Orient est une terre fertile pour le heavy metal, car, tristement, le metal est lié à l’oppression et au fait de se sentir foutu, dit Bassem Deaibes du groupe libanais Blaakyum, invité d’un colloque londonien sur  » L’Art comme résistance au Moyen-Orient  » rapporté par Vice. Nous sommes énervés, nous sommes blessés et nous vivons cela à la première personne.  » A l’instar du hip-hop, le genre a en effet réussi à rester cette force subversive qui parvient, en même temps, à atteindre les masses. Et il pourrait donc jouer le rôle que le rock (au sens large) a joué pour les populations occidentales dans les sixties et celles de l’Europe communiste dans les années 1970 et 1980. Celui de vecteur d’émancipation.

 » Le heavy metal reste une musique de parias « , résume Christophe Pirenne. Lequel souligne néanmoins un problème à venir : la relève.  » C’est un genre qui a du mal à recruter parmi les millenials. De plus, les organisateurs du Hellfest craignent que dans cinq ans, il n’y ait plus assez de groupes pour jouer en tête d’affiche.  » Le metal a en effet vu ces deux dernières années ses premières troupes mettre les guitares en berne. Parmi ses premiers pensionnés : Black Sabbath et Slayer. D’autres suivront inévitablement. Alors quoi ? Retour dans les limbes comme la plupart du rock à guitares ? Ou les nouveaux maîtres du genre que sont Rammstein, Tool et Slipknot parviendront-ils à atteindre les plus jeunes ? A moins que le salut ne vienne d’ailleurs, d’Asie ou du Moyen-Orient, qui sait ? Comme on dit en jargon metal : Never say die !

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