» Même les chauves, les pâles et les gringalets peuvent être les meilleurs « 

Dans une Espagne où les clubs de foot et les velléités autonomistes de certaines régions divisent, le héros de la finale de la Coupe du Monde fait toujours l’unanimité.

La copie parfaite du Barça. Pas un déchet. Juste un récital. Ce que certains considèrent comme le plus beau jeu de l’histoire du football. Un mécanisme de passes que rien ne peut enrayer. Même l’anti-football, proposé en demi-finale par le Real Madrid. Voilà à quoi a ressemblé le Barça 2010-2011 et à quoi s’est apparentée la finale de la Ligue des Champions à Wembley. Le meilleur compliment vient d’ailleurs de l’adversaire.

 » C’est la plus forte équipe contre laquelle j’ai jamais coaché. Surtout à cause de LionelMessi et de cet entrejeu catalan… « , s’est exclamé Sir Alex Ferguson qui, à 69 ans, sait mieux que quiconque de quoi il parle. Manchester United, pourtant l’équipe caméléon par excellence, n’a jamais existé face à ce football parfait proposé par Barcelone. Dès le début du match, les Mancuniens ont couru après un ballon insaisissable, les défenseurs s’évertuant à dresser une muraille devant leur but. Le schéma choisi par Ferguson, avec le seul Michaël Carrick à la récupération, a été balayé.

Malgré une pression constante tout au long de la saison, Barcelone n’a lâché qu’une Copa del Rey à l’ennemi héréditaire. Pour le reste, c’est avec une besace pleine que les Blaugranas sont repartis de Wembley. Hégémonie totale sur deux compétitions : le championnat espagnol et la Ligue des Champions. Cette génération reste sur trois championnats espagnols d’affilée ainsi que deux Ligues des Champions en trois ans. Au total : dix trophées pour le Dream Team mis sur pied par Pep Guardiola.

Lui dont on ne souligne jamais assez la science tactique a pourtant une nouvelle fois osé, en finale de Ligue des Champions. En titularisant d’entrée de jeu Eric Abidal, qui a bloqué tout le flanc adverse. En laissant Javier Mascherano dans le onze alors que le capitaine emblématique Carles Puyol était rétabli. Une fois les pions mis en place, il suffisait d’attendre que le génie opère. Des pieds de Messi, qui a déjà mis une option pour un troisième Ballon d’Or d’affilée, de ceux de Xavi, métronome de cette formation, ou alors d’ Andrès Iniesta, dont le talent est proportionnel à son humilité. Six passes décisives sur l’ensemble de la compétition, dont la dernière en finale. Après Messi, c’est lui qui a subi le plus de fautes. Ultime preuve de son importance dans le jeu de Barcelone.

Vedette de toute l’Espagne

Iniesta, 27 ans, s’est révélé au monde comme l’homme au bon endroit au bon moment. A la 116e minute de la finale de la Coupe du Monde, le 11 juillet 2010. Sur le côté droit des 16 mètres adverses au Soccer City de Johannesburg. En oubliant un instant les partisanneries de clubs, les Espagnols n’auraient pas pu choisir un meilleur buteur.

Ils n’auraient pas pu être plus heureux qu’en voyant le gamin de Fuentealbilla être l’acteur du moment suprême de l’histoire de leur football. Lorsque le ballon a rebondi, Iniesta savait :  » Lorsque j’ai reçu la passe, j’ai pensé : Je dois absolument marquer. Je savais plus ou moins où j’allais placer le cuir. Le panorama devant moi était limpide « , se rappelle-t-il.  » Vous savez ce que vous avez en face de vous, votre esprit est clair. Vous êtes absolument concentré sur le but… et rien d’autre. J’étais calme et j’ai juste attendu que le ballon redescende pour le frapper du pied.  »

Effectivement, la frappe d’Iniesta fouetta vivement les filets néerlandais. Et le joueur courut vers le point de corner opposé et ôta le maillot de l’Espagne. Sans poser, sans arrogance, sans haine. Sous son maillot, il avait écrit sur un t-shirt Dani Jarque, siempre con nos otros (Dani Jarque, tu seras toujours avec nous). Jarque était un jeune espoir qui a perdu la vie en 2009 suite à une déficience cardiaque, mais en plus il était le capitaine des rivaux de l’Espanyol Barcelone. Ce but suivi d’un geste fort a rendu Iniesta encore plus populaire. C’était un hommage juste, comme dire à son infortuné camarade que c’était lui qui aurait pu inscrire ce but synonyme de titre mondial.

Iniesta a failli rater de peu le Mondial sud-africain. Une blessure avait mis en danger sa participation à la phase finale et il parut d’ailleurs nerveux et incertain dans les premières rencontres de poule. Un commentateur avait d’ailleurs souligné qu’il n’osait plus tirer au but de peur d’une rechute. Heureusement, il allait frapper juste à la 116e du dernier match.  » Je ne veux pas jouer au martyr « , insiste Iniesta.  » Mais ce fut vraiment très difficile. « 

Il avait même versé des larmes et il y a peu de larmes qui touchent autant ses coéquipiers que celles d’Iniesta.  » Cette blessure fut peut-être même le moment le plus dur de toute ma carrière. Une situation vraiment difficile à vivre, sachant que la Coupe du Monde approchait, que l’horloge tournait… J’ai eu de la chance que la blessure se soit résorbée plus vite que prévu et que j’aie pu accompagner mes équipiers en Afrique. J’étais inquiet. Je voulais tellement disputer le Mondial. J’avais peur de ne pas y être. Il restait tout juste deux mois avant le match d’ouverture et ma blessure nécessitait un traitement d’environ huit semaines. Quel stress ! Mais je n’avais qu’une seule idée en tête : être prêt et arriver en Afrique du Sud dans le meilleur état de forme possible. Je savais que je ne serais pas à 100 % mais je devais me préparer. J’ai parlé avec le coach Vicente Del Bosque, avec le directeur sportif de la fédération espagnole, Fernando Hierro et à de nombreuses autres personnes. Ils savaient où j’en étais et leur soutien a été très important. Ils savaient que je serais prêt à temps.  »

Iniesta se remémore leur message. Il était simple :  » Nous t’attendrons. Sois prêt et reviens-nous en forme. Nous te faisons confiance.  » Ils ont eu raison. Iniesta a grandi tout au long du tournoi mondial. José Mourinho a eu beau dire que  » n’importe quel vieil arrière-gauche aurait pu marquer le but victorieux « , ce n’était pas juste ce goal. Lorsqu’on se penche rétroactivement sur la Coupe du Monde l’an dernier, Iniesta fut superbe dans les matches qui comptaient vraiment : contre le Chili, le Paraguay et l’Allemagne. Lors de la finale contre les Pays-Bas, et plus particulièrement lorsqu’il prit le jeu à son compte lors des prolongations, c’était extraordinaire. Et ensuite vint ce but historique.

Cette saison, Iniesta a reçu une ovation dans tous les stades ibériques. Pas juste pour son but mais parce que c’est lui. N’importe quel buteur aurait été fêté comme un champion mais aucun n’aurait été accueilli avec autant de ferveur. Lorsque Mourinho -à nouveau lui- déclara qu’Iniesta ne méritait pas de remporter le Ballon d’Or FIFA 2010, les Espagnols l’ont attaqué. Même si Special One avait partiellement des arguments, il visait directement Iniesta. Leur Iniesta. Comment osait-il ?

Trésor national

Iniesta est un trésor national, un joueur qu’il est impossible de ne pas apprécier. Lorsqu’il ne remporta pas le Ballon d’Or, tout un pays était en colère et triste. Il n’est pas flashy, ni arrogant, ni provocateur. Il est le garçon qui, comme le dirait un quotidien espagnol, ne  » casserait pas une assiette « . Au contraire, il est calme, pâle et timide en apparence. L’apparence est trompeuse, mais passez un peu de temps avec lui : c’est impossible de ne pas l’apprécier. Il y a quelques années, son coéquipier Xavi Hernandez avait affirmé qu’il ne manquait qu’une seule chose à Iniesta : une plus forte médiatisation. Depuis, l’ancien entraîneur de Barcelone, Lorenzo Serra Ferrer a ajouté :  » Dans notre société, un footballeur humble et discret ne vend pas autant que celui qui l’ouvre bien grande. Il a toujours été bon. Cela me surprend que les gens aient eu besoin de tellement de temps pour s’en rendre compte.  »

Quant à son coach actuel, Pep Guardiola, il dit simplement :  » Andrés ne se teint pas les cheveux. Il ne porte pas de boucle d’oreille. Et il n’a aucun tatouage. Peut-être cela le rend-il moins intéressant aux yeux des médias. Mais il est le meilleur.  »

Réfléchissez un peu à cette contradiction : l’humilité a fait de lui une star. Le fait d’être trop longtemps sous-estimé a encore augmenté le capital sympathie dont il bénéficie aujourd’hui comme un blogueur le résume bien :  » Je t’aime Andrés : tu as démontré que même les chauves, les pâles et les gringalets peuvent être les meilleurs « . Un problème de pigmentation de la peau lui donne ce teint pâlot et son front semble interminable, suite à une calvitie précoce. Il est tellement blême qu’un programme satirique de télévision le portraite avec un visage tout blanc et luisant. Il est décrit comme un petit garçon en pyjama qui est toujours prêt à aller se coucher.

Puyol, qui partage toujours la chambre avec lui lors des mises au vert, dit en rigolant :  » C’est dur de dormir avec lui, il produit autant de lumière qu’une luciole… « 

Depuis la Coupe du Monde, Iniesta s’est encore amélioré. Laissant derrière lui ses pépins physiques, son rendement est meilleur que jamais. C’est comme si la belle aventure sud-africaine et sa paternité récente ( Valeria est née début avril) lui avaient donné des ailes, sans toutefois qu’il ne se prenne la tête. Il parle de  » tranquillité et de maturité « , joue dans un rôle plus central en étant plus actif, plus impliqué dans le jeu, plutôt que d’occuper le front de l’attaque. Il est désormais le n°10 de Barcelone, celui qui aide à construire le jeu… et qui marque.  » C’est notre transfert de l’année « , ironise Guardiola.  » La saison dernière nous avons dû nous passer de lui durant les matches clés, et il nous a manqué. Il nous aurait été bien utile. On peut vraiment voir à quel point il a encore gagné en maturité.  »

Le fait d’être subitement devenu un people, surtout en Espagne, ne l’a pas fait dérailler. Lorsque les paparazzi ont commencé à s’intéresser de plus près à lui après le Mondial, cela n’a fait que confirmer l’impression innocente et agréable qu’il transmettait aux gens.  » Cela ne me dérange pas que des fans me suivent « , dit-il calmement.  » Mais les voir se moquer de moi quand je suis en maillot de bain, là c’est trop « , s’esclaffe-t-il.

Lorsqu’il vous dit que  » la reconnaissance que lui vouent les gens est presque plus importante à ses yeux que tous les trophées réunis « , on le croirait presque.  » J’ai toujours dit que je me sentais aimé et respecté par de très nombreuses personnes. C’est un sentiment vraiment spécial. C’est important que les suiveurs accordent de la valeur à ce que vous faites et le message que vous relayez, votre caractère comme être humain. J’essaie de faire mon job, qui consiste à jouer au foot, mais si en plus les gens m’apprécient, tant mieux. Cela me rend fier. C’est sincèrement important. Outre des joueurs de foot, nous sommes des êtres humains. Cela compte aussi, c’est essentiel à mes yeux. « 

Homme de La Mancha

José Antonio Iniesta, le père d’Andrés, porte toujours avec lui, dans son portefeuille, une photo du fiston. Une photo en salopette, quand il était gamin, seulement intéressé par le football dans la petite bourgade de Fuentealbilla dans les plaines de La Mancha, le pays de Don Quichotte. L’Espagne profonde. Le père d’Andrés était maçon dans la région, sa mère était serveuse. La ville ne compte que 1.864 habitants et la capitale régionale est Albacete. Pas vraiment l’endroit le plus hospitalier de la péninsule Ibérique, une région connue pour ses fabriques de coutellerie et pas grand-chose d’autre. Un dicton espagnol dit : Albacete, caga y vête. (Albacete, arrête-toi brièvement puis pars vite). C’est ce qu’Iniesta fit très jeune. Il se fit d’abord remarquer dans un tournoi annuel pour enfants, à 7 contre 7, dans la banlieue de Madrid. L’événement était télévisé par Canal+ mais Barcelone avait envoyé des scouts sur place qui ne purent s’empêcher de remarquer le frêle mais très talentueux enfant pâle. Iniesta, qui défendait les couleurs d’Albacete, fut élu meilleur joueur du tournoi.

A l’âge de 12 ans, il déménageait en Catalogne pour rejoindre le centre de formation du FC Barcelone. Ce ne fut pas simple tous les jours pour lui, comme en atteste le fait qu’il dormait dans le même lit que ses parents à l’hôtel lorsque ceux-ci lui rendaient visite. Il l’avoue volontiers : les journalistes sont priés de ne pas lui poser trop de questions au sujet de sa jeunesse, de peur qu’Iniesta fonde en larmes. Mais il est devenu plus fort. Son apparence douce dissimule une volonté de fer et une réelle détermination. Il est plus dur qu’on le pense. Et surtout, il a toujours été brillant sur un terrain de foot. Il avait un talent naturel. Selon la formule de Guardiola,  » il était déjà doué balle au pied lorsqu’il était dans le ventre de sa mère « .

Mais il a aussi beaucoup appris. Il parle avec admiration du style barcelonais, de son identité footballistique, de son obsession des rondos – ce jeu fait de combinaisons de passes au milieu de terrain typique au Barça. Le mantra  » démarque toi, reçois le ballon, donne une passe  » est le pilier du succès des Blaugranas et de l’équipe d’Espagne. Lorsqu’Iniesta est arrivé à Barcelone, cette identité catalane était représentée par le capitaine de l’époque, Guardiola himself. Iniesta avait un poster du meneur de jeu dans sa chambre à La Masia.

 » Lorsque je regarde le chemin accompli, je vois toujours le même joueur « , dit Iniesta en nous montrant sur un iPad un petit film de lui jouant au foot quand il était gosse. Le mouvement paraît en tous points semblable : la rapidité de la passe, la précision, le jeu de jambes très agile et tout en souplesse et rapidité. Le poids du corps en rotation qui désempare l’adversaire lorsqu’il réalise sa feinte presque imperceptible. Et puis les mouvements qu’on lui associe d’office : le passage du ballon rapidement d’un pied à l’autre, du droit au gauche puis de nouveau au droit, le mouvement de l’extérieur du pied, qui protège bien le ballon par rapport au défenseur. Pour visionner un échantillon de sa technique, il suffit de se rendre sur Google et de taper Inside the pro Andrés Iniesta et vous obtiendrez la démo de son mouvement pour éliminer en un clin d’£il son adversaire direct. Même au ralenti, le mouvement paraît extrêmement précis et rapide. Iniesta approche son adversaire, en parlant, et soudainement, cela se passe : droite-gauche-droite. Sourcillez et vous êtes dépassé. Son opposant direct l’est neuf fois sur dix.

Son toucher de balle, son accélération, sa vision du jeu, sa capacité à éviter un adversaire grâce à ce sursaut d’accélération, presque imperceptible. On comprend que Barcelone en soit tombé amoureux. Guardiola, l’ancien capitaine au Nou Camp et pivot de l’entrejeu, se souvient avoir vu évoluer Iniesta en classes d’âge et avoir dit à son sujet qu’il  » lit le jeu mieux que moi je le fais aujourd’hui « .

Lorsqu’Iniesta inscrivit le but décisif pour Barcelone lors de la Nike Cup à l’âge de 15 ans, c’est Guardiola qui lui remit le trophée.  » D’ici quelques années, je te regarderai faire les mêmes gestes depuis la tribune du stade « , avait-il confié au jeune Andrés. Et le poster dans sa chambre portait désormais un autographe et ces quelques mots :  » Au meilleur joueur que j’aie jamais vu « . Et le jour où Iniesta rejoignit le noyau pro du Barça, Guardiola lança à Xavi :  » Toi tu vas faire en sorte que je serai un joueur retraité, mais Iniesta, il va tous nous envoyer à la retraite !  » Heureusement il eut tort et les Catalans profitèrent de leurs trois joueurs ensemble sur le terrain.

Mais si le petit gars pas bien costaud peut non seulement garder le ballon dans les rangs, il peut aussi aller le récupérer dans les pieds de ses adversaires. Plus que tout autre.  » Iniesta est un footballeur complet « , dit de lui le sélectionneur Del Bosque.  » Il peut attaquer, défendre, construire le jeu et marquer des buts. « 

Juanma Lillo, ancien entraîneur d’Almeria que Guardiola crédite comme ayant eu le plus d’influence sur sa carrière après qu’ils aient travaillé ensemble au Dorados Sinaloa au Mexique, rajoute :  » Messi produit les meilleures actions, mais Iniesta est le meilleur joueur du monde. Tout ce qu’Iniesta entreprend amène à élever le niveau de jeu de ses partenaires.  »

Comme Frank Rijkaard le disait si bien :  » Iniesta distribue des friandises « . Aujourd’hui plus que jamais, malgré qu’on s’en soit vite rendu compte de son apport. En atteste Sir Alex Ferguson :  » Plutôt que de leurs attaquants, c’est de leur entrejeu qu’il faut se méfier. Une fois que Xavi et Iniesta entament leur carrousel, impossible d’en sortir.  » Il y a deux ans, Wayne Rooney avait déjà déclaré qu’Iniesta était à ses yeux le meilleur au monde…

PAR SID LOWE (ESM) – PHOTOS: REPORTERS

 » Andrés ne se teint pas les cheveux. Et il n’a aucun tatouage. Peut-être cela le rend-il moins intéressant aux yeux des médias. Mais il est le meilleur.  » (Pep Guardiola)

 » C’est dur de dormir avec lui, il produit autant de lumière qu’une luciole…  » (Carles Puyol)

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