Marcel plastiné?!

Bernard Jeunejean

Georgette finissait par regretter son déplacement à Bruxelles. Voici trois semaines, elle s’était pourtant sentie heureuse et fière parmi les quelque mille supporters acclamant Philippe et sa minouche Elisabeth, au sortir de la maison communale d’Anderlecht (1). La petite foule communiait dans l’allégresse. Et Georgette avait pensé qu’autour de ces terrains de province que la passion de Marcel l’amenait à fréquenter, elle n’avait jamais ressenti pareille communion: sereine, unanime, festive, pacifique. Depuis lors, hélas, Marcel la harcelait d’une lubie nouvelle.

Ce lundi mémorable, Marcel avait garé à proximité de la maison communale, où il devait retrouver Georgette: lui-même, vu que l’odeur du foot lui taquinait les narines toujours et partout, il irait louvoyer du côté du Parc Astrid. Mais son sens de l’orientation n’avait jamais été à la hauteur de son sens du but, et Marcel s’était retrouvé dans un paquet de gens devant les abattoirs de Cureghem. Il crut à une exposition sur la boucherie-charcuterie à travers les âges et resta dans la queue-leu-leu, vu que son aïeul maternel avait bossé dans la bidoche à Noiseux-sur-Berwette.

Mais il découvrit autre chose: une exposition de viande HUMAINE, instructive et joyeuse, pas morbide pour un sou (2)! Marcel en sortit ébloui.

Il y avait là des dizaines de macchabées charcutés et heureux de l’être.

L’anatomiste Von Hagens, dont l’expo parcourait le monde, avait trouvé le moyen d’enrayer la putréfaction des corps en remplaçant l’eau des tissus par des matières plastiques: la plastination, qu’il appelait ça! Il mettait en situation des corps humains découpés, révélant tantôt le système digestif ou nerveux, tantôt le système musculaire ou circulatoire, tantôt telle ou telle pathologie. En 90 minutes de déambulation parmi les corps plastinés d’une nageuse, d’un joueur d’échecs, d’un coureur ou d’un cavalier, Marcel en avait plus appris SUR LE FOOTBALL que durant bien des matches. Il en savait certes un peu sur l’endurance ou l’anaérobie, le biceps crural ou la lésion méniscale, la double fracture tibia-péroné ou la rupture des ligaments croisés; mais tout cela s’était mis à vivre sous ses yeux, lumineusement, grâce à tous ces morts bénévoles!

Sans compter qu’à la vue d’un foie passablement cirrhosé, Marcel avait pu méditer à loisir sur la vanité des buvettes.

« Je sais comment je veux être quand je serai cadavre! », s’était-il exclamé en retrouvant Georgette. « Ni fleurs ni couronne, ni cercueil ni funérarium: TU ME FERAS PLASTINER EN FOOTBALLEUR, Von Hagens n’en a pas encore réalisé. Au moment précis où je frappe le ballon du coup de pied, en pleine contraction/quadriceps! Ça au moins, ce sera de l’immortalité! Dès qu’on sera rentrés, je remplirai pour Von Hagens mon formulaire de demande de plastination! »

Georgette avait candidement demandé ce qu’était « cette histoire de plasticine ». Depuis, elle avait eu trois semaines pour comprendre, et tempérer l’espoir obsessionnel de son conjoint fou: exiger pareille loufoquerie et obtenir une réponse positive du célèbre anatomiste qui croulait sous les demandes, fallait s’appeler Marcel pour oser en rêver!

Aujourd’hui, Georgette, feuilletant la page des sports, tomba sur un articulet évoquant les micro-traumatismes crâniens provoqués par le jeu de tête en football, et pouvant déboucher sur des troubles intellectuels. Elle pensa que la plastination de Marcel permettrait de visualiser pareils micro-traumatismes; son vieux footeux débile en avait forcément. Ce serait toujours ça d’instructif pour les générations futures.

(1) Voir Point de vue du 7 novembre.

(2) « Art anatomique, la fascination de l’authentique », Caves de Cureghem-Anderlecht, jusqu’au 24 février 2002. A voir absolument.

Bernard Jeunejean

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire