Marcel est D’HUMEUR MORNE

Ça venait de se passer en match amical d’avant saison. Sagement assis dans la jolie petite tribune de Villers-sur-Moffioule, Marcel et Georgette suivaient un match de leur fils aîné. Vint la phase où Jean-Pierre û c’était son prénom û se fit prendre en sandwich alors qu’il filait au but, et sans que l’arbitre réagisse.

 » Il est pris entre deux hommes, referee ! « , hurla d’instinct Georgette, en mère poule pas contente et en bondissant de son siège en plastique : car Jean-Pierre, tout trentenaire qu’il fût, serait toujours son petit garçon…

Du groupe des supporters adverses, fusa la réplique à laquelle il fallait s’attendre :

 » Jalouse ! « , claironna un gros joufflu hilare, et l’hilarité se répandit dans la tribune.

Georgette se rassit en riant un peu jaune. C’est seulement alors qu’elle réalisa l’apathie double de Marcel. Il n’avait pas ronchonné lors de la faute non sifflée, ni non plus réagi lors du quolibet rigolo : alors qu’en temps normal, c’est-à-dire s’il avait bu ses bières, ça lui aurait plu d’électriser le bazar en jouant les défenseurs de la dame insultée. Seulement voilà : depuis quelques semaines, Marcel n’avait plus goût à rien, ni à la  » chopinette  » en buvette,… ni d’ailleurs au reste ! Finalement, s’avoua Georgette, c’est vrai qu’elle était jalouse.  » Entre deux hommes « , elle n’en avait jamais vraiment rêvé. Mais entre un seul (le sien) et le bord du lit, cela continuait à la remplir de bonheur un p’tit coup de temps en temps : dans sexagénaire, il y avait encore le mot sexe, non ?…

Hélas, onze fois hélas, depuis quelque temps Marcel déprimait, et ce n’était pas de la petite bière : une vraie dépression de chez  » Dépression « , pour employer une figure de style branchée ! Georgette avait beau lui répéter de réagir de chez  » Réaction « , Marcel continuait de marcher à côté de ses pompes. De foot.

Cela avait démarré avec l’EURO. Marcel, qui buvait sa soupe sans mot dire dans la salle à manger, avait soudain relevé le nez de l’assiette et immobilisé la cuiller à hauteur de la bouche :

 » Cette fois, je suis vieux « , avait-il affirmé comme s’il concluait, sans l’ombre d’un doute, une fort longue réflexion.  » J’espère au moins qu’eux aussi « , avait-il ajouté tandis que gouttait la cuiller, et il fixait le cadre fixé depuis trente ans par-dessus la cheminée.

C’était une grande photo du Real Madrid, victorieux de la Coupe d’Europe des Champions en 1960 : l’année où Marcel, qui allait épouser Georgette, s’était offert, à Glasgow, avec deux potes et en célibataire, une dernière virée somptueuse. Il avait été l’un des 135.000 spectateurs d’Hampden Park, ébahis de voir les Madrilènes pulvériser l’Eintracht Francfort sur le score euphorisant de 7 buts à 3 ! Ce resterait pour Marcel LA référence en matière de football heureux : depuis lors au-dessus de la cheminée, les onze Espagnols étaient ses idoles définitives, définitivement jeunes et beaux comme lui…

Jusqu’à ce jour récent où Marcel, soudain pris de panique, avait constaté que le temps s’était taillé en lui taillant des rides. Et tout ce qu’il avait trouvé pour se rassurer, c’était se prouver que personne n’échappait à la décrépitude,… à commencer par les onze héros madrilènes de sa jeunesse. En route, donc, vers la pathologie grave : Marcel passait des journées entières sur Internet, pour y retrouver les photos d’aujourd’hui de ses idoles d’hier ! Il était rapidement tombé sur les vieilles bouilles de Santamaria, Di Stefano, Del Sol, Puskas, Gento, et même Marquitos, et même Dominguez ! A chaque fois, il avait imprimé le faciès retrouvé, à même échelle que la photo sur la cheminée : à chaque fois il avait dépendu le cadre, enlevé le verre,… et collé le vieux visage d’aujourd’hui sur le visage jeune d’origine ! ! ! Georgette lui répétait qu’il devenait cinglé, Marcel rétorquait que ce n’était que justice ! Et il retournait fouiner sur Internet. Mais depuis quelque temps, l’abattement devenait total. Car Marcel avait beau surfer sur le Web, impossible d’y dénicher Canario, Pachin, Vidal et Zarraga ! Restaient ainsi, par-dessus la cheminée, quatre visages toujours jeunes défiant toujours Marcel, quatre visages le rendant chaque jour un peu plus vieux…

(A suivre, si Marcel émerge un jour de sa déprime…)

par Bernard Jeunejean

En temps normal, c’est-à-dire s’il avait bu ses bières, ça n’aurait pas déplu à Marcel d’électriser le bazar

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