Magistrats sur court

Les paris sur internet pervertissent-ils le sport professionnel ? Le tennis n’est plus à l’abri des soupçons de corruption. A un peu plus de deux mois des Internationaux de France, c’est devant un juge belge que la fédération française a choisi d’attaquer les bookmakers virtuels.

Après avoir arpenté la pelouse des stades, les juges se préparent à faire leur entrée sur les courts : sollicités par la Fédération française de Tennis (FFT), les magistrats liégeois ont entamé le 26 février leur mission d’arbitrage dans le conflit qui oppose l’organisateur de Roland-Garros et des BNP Paribas Masters aux sociétés de paris en ligne. Semblables procédures devraient suivre en France, devant le tribunal de grande instance de Paris, et en Allemagne quelques semaines plus tard.

L’enjeu n’est pas que financier (un tournoi peut susciter entre 500 millions et un milliard d’euros de paris), il tient aussi à la réputation du sport individuel préféré des Français : la multiplication des bookmakers, les sommes de plus en plus fortes qui sont mises en jeu, la possibilité de parier sur des éléments accessoires tels la durée d’un jeu ou le nombre de sets jettent la suspicion sur le déroulement des tournois. Car même si aucun cas de fraude et de corruption n’a encore pu être prouvé, les récentes confidences de joueurs de haut niveau font craindre le pire. Les gestionnaires de la FFT entendent bien préserver le tennis de ces scandales qui souillent football et cyclisme.

La FFT entend faire interdire par la justice les mises sur cet événement phare qu’est Roland-Garros, dont la prochaine édition aura lieu du 20 mai au 8 juin. Il y a donc urgence. Trois des plus importantes sociétés de paris en ligne, Betfair, Bwin et Ladbrokes, sont visées par cette première procédure.

 » Nous considérons que ces sites internet portent atteinte aux droits d’exploitation de nos événements, qu’il est fait un usage non autorisé de la marque Roland-Garros et qu’il y a, de la part de ces sociétés, un parasitisme commercial « , gronde le directeur-général de la FFT, Jean-François Vilotte.  » Souvent dénués de licence, établis dans des paradis fiscaux et réglementaires, les sites de paris ne devraient leur phénoménal succès qu’au travail entrepris depuis des décennies par le personnel de la fédération pour faire de Roland-Garros une des épreuves sportives les plus célèbres au monde « .

Des anomalies graves

Les récompenses offertes aux vainqueurs ( Rafael Nadal et Justine Henin ont reçu des chèques de 940.000 euros après leur victoire respective en finale des Internationaux de France) constituent-elles encore le vrai enjeu des tournois ? Aucun aveu, aucun flagrant délit n’a jusqu’à présent permis de mettre objectivement en cause l’intégrité d’une star du tennis. Mais l’importance des sommes échangées sur internet et la possibilité qu’offre ce sport de miser sur des paramètres a priori sans importance, comme par exemple le nombre de points qui seront joués dans le premier jeu d’un match, nourrissent le soupçon. Et peut-être la tentation.  » Il y a effectivement un risque d’atteinte à l’éthique sportive « , déplore Villotte. Quelques déclarations n’ont fait que nourrir cette appréhension :

Nikolay Davydenko. L’événement déclencheur est sans doute ce match en août 2007 à Sopot (Pologne) confrontant le quatrième joueur mondial, Davydenko, à l’Argentin Vassallo Arguello, 87e classé. La partie dut être annulée après que le Russe, pointant une blessure au genou, abandonne la partie lors du troisième set. Immédiatement, la société Betfair avait annulé les paris sur ce match, s’étonnant que des sommes extravagantes (7 millions de dollars) aient été pariées sur l’Argentin, pourtant loin d’être le favori. Sanctionné par l’ATP trois mois plus tard pour avoir  » manqué de combativité  » lors de l’Open de Saint-Pétersbourg, Davydenko a toujours nié avoir perçu le moindre pot-de-vin. L’enquête qui a été menée ne lui a jusqu’à présent pas donné tort.

Andy Murray. Quitte à s’attirer les foudres des autres joueurs du circuit, le jeune Ecossais s’était emporté face aux micros de la BBC :  » Tout le monde sait que cela est fréquent « , prétendit-il lorsqu’on l’interrogeait sur les risques de matches truqués.  » C’est difficile de prouver qu’un joueur a volontairement faussé un match ou essayé de le faire. Il peut bien jouer et dans les derniers jeux de chaque set, faire des erreurs. Une double faute et c’est terminé « .

Arnaud Clément. Le 29 octobre 2007, après son élimination de l’Open de Bercy, le Français a ravivé la polémique en révélant – sans trop de détails – avoir été sollicité pour perdre volontairement un match contre une grosse somme d’argent :  » L’idée qu’un mec puisse se coucher me met hors de moi « , exprima-t-il lors d’une remarquée conférence de presse.  » Mais en même temps, s’il s’agit d’un gars classé dans les 300es, vivant des difficultés financières, je peux peut-être comprendre qu’il se pose la question. Maintenant, un mec du top 10, cela me paraît inconcevable « .

Novak Djokovic. Troisième joueur mondial, le Serbe a lui aussi admis avoir été approché par des bookmakers. Ils lui auraient proposé 255.000 dollars pour s’aplatir lors du tournoi de Saint-Pétersbourg. Selon le quotidien britannique The Sun, cette tentative de corruption porterait la griffe des bandes organisées russes et ukrainiennes.

Flavio Saretta et Marcos Daniel. Le premier a expliqué dans une interview que 100.000 euros lui avaient été proposés par  » un homme parlant anglais  » pour s’incliner en souriant face à Potito Starace, lors du premier tour de l’édition 2006 de Roland-Garros. Le Brésilien a refusé puisqu’au grand dam des parieurs mais pour l’enchantement de ses fans, il s’était imposé face à l’Italien.  » On a déjà essayé de m’embrouiller plusieurs fois « , avait même ajouté Saretta, laissant entendre que les tentatives de corruption rebondissaient allègrement autour des courts. Son compatriote aurait, lui, était invité par téléphone à se laisser battre à Acapulco par le Chilien Nicolas Massu. Daniel avait triomphé 6-4, 6-4.

Dick Norman. Il y a quelques mois, le vétéran belge du circuit confiait avoir été approché, quelques années plus tôt en Italie et dans un pays de l’ex-URSS, par des hommes qui lui avaient proposé plusieurs centaines de milliers d’anciens francs pour s’incliner. Et Gilles Elseneer a connu la même mésaventure…

Pourquoi la Belgique ? Pourquoi Liège ?

Liège n’a pas la réputation d’être la capitale européenne du tennis, on peut donc s’étonner que ce soit devant son juge des référés que la FFT ait choisi de lancer son offensive judiciaire.

Mais, en réalité, cette option n’a rien de saugrenu.

UN : la fédération est consciente que le monopole que continue à exercer, en France, la Française des Jeux sur les paris en ligne crée dans ce pays un contexte particulier. Quelle qu’elle soit, la décision que rendra le juge français aura donc du mal à faire jurisprudence en dehors de l’Hexagone. Une audience devant le tribunal de grande instance de Paris aura néanmoins lieu au mois de mars.

DEUX : les sociétés de paris étant actives partout en Europe, les organisateurs de Roland-Garros se devaient d’internationaliser leur action en justice. Le droit britannique étant très différent du nôtre, ce pays n’est pas une cible prioritaire. Un premier front est ouvert en Belgique, un autre prochainement en Allemagne.

TROIS : la bonne réputation de quelques avocats belges dans le monde sportif (dans ce dossier, Jean-François Henrotte et Jean-Louis Dupont du cabinet Elegis) a sans doute contribué à la stratégie de la FFT.

QUATRE : enfin, le tribunal de Bruxelles ayant un agenda surchargé et les juridictions flamandes étant difficilement envisageables pour des raisons pratiques, c’est donc à Liège que les parties ont choisi de s’affronter.

Les enjeux

Le dossier ouvert par les juges liégeois est lourd d’enjeux, tant pour la fédération que pour les sociétés de paris en ligne. Si la première devait l’emporter, qu’adviendrait-il des secondes dont le business est, précisément, d’organiser et de récolter les mises sur les plus grandes manifestations sportives ? L’analyse du bureau d’études Merril Lynch, selon laquelle le chiffre d’affaires du pari en ligne pourrait atteindre 177 milliards de dollars en 2015 ne risquerait-elle pas d’être sévèrement remise en question ?

 » Ne viser que les entreprises européennes qui possèdent une licence et qui sont très contrôlées risque de pousser les parieurs à ne jouer qu’avec les nombreux intermédiaires que l’on trouve sur le web et qui sont, eux, dépourvus de licence « , répond Mark Davies, directeur de Betfair.  » Cela risque d’exacerber le problème qui a été mis sur la table. Il a visiblement été conseillé aux Français de s’en prendre au seul opérateur qui est complètement transparent et qui, quand c’est nécessaire, partage les informations qu’il détient sur les paris avec la Fédération internationale de tennis et avec l’ATP « .

La fédération et ses avocats soutiennent, au contraire, qu’en s’attaquant aux plus policées des agences de paris, ils ne font que déblayer le terrain : si la FFT obtient gain de cause, il est probable que la leçon sera comprise non seulement par les trois sociétés citées mais également par la plupart de leurs concurrents. Les quelques irréductibles qui s’obstineront à maintenir des paris sur Roland-Garros s’exposeront alors vraisemblablement à des actions judiciaires plus agressives.

Concrètement, les magistrats liégeois ne devaient, le 26 février, qu’ouvrir le dossier, consulter brièvement les avocats et établir avec eux un calendrier d’audiences. Les plaidoiries devraient suivre dans les semaines qui viennent, à un rythme assez soutenu pour permettre au juge de se prononcer avant l’ouverture officielle d’un des plus prestigieux tournois du monde.

par joel matriche

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