Magie noire

A Namur et à Bruxelles, une double exposition présente les ouvres sulfureuses d’Alfred Kubin, l’ange noir de la monarchie austro-hongroise finissante. A ses côtés, Francisco Goya, Paul Gauguin, Odilon Redon, James Ensor et, surtout, Félicien Rops

Que reste-t-il quand on a trop aimé ? Ou mal, ou pas assez, dans un monde où tout se liquéfie, s’embrase, pourrit et se venge ? Pour Alfred Kubin (1877-1954), comme pour le vieux Francesco Goya dans sa maison de sourd, Paul Gauguin dans son île, James Ensor au-dessus du magasin de souvenirs ostendais ou Félicien Rops dans son jardin, la réponse tient en une même attitude : le retrait du monde des hommes. Le dessinateur autrichien n’a pas 30 ans quand, en 1906, alors que, de Berlin à Munich, son £uvre connaît le succès, il se retire dans un petit château situé à Zwickledt, loin de tous. Tout autour et jusqu’à sa mort, cinquante ans plus tard, l’humidité fera ramper les végétaux, noircir les troncs, épaissir les terres. Il n’a pas l’âme d’un jardinier et donc, contrairement à Félicien Rops qui se consolera par son amour des roses, il ne goûte pas au plaisir du sécateur. Comme le graveur namurois, il ne vit pourtant pas seul. En même temps que lui survit sa compagne jusqu’au moment où la grande faucheuse aura raison d’elle comme, bien plus tôt, elle aura emporté sa mère et puis cette autre, suicidée par amour, dont l’image l’obsède, le poursuit et le ronge.

Mais, autour de lui, entre les murs et les bibliothèques, Kubin peut, comme Rops, compter sur d’autres compagnons : ses livres (il en a plus de 10 000), mais aussi les estampes et les dessins acquis au fil des ans et des éblouissements. Avant tout, ce sont, bien davantage que des audaces techniques trempées au tempo d’une modernité à tout prix, des images apparemment intemporelles qui parlent à l’imaginaire, aux obsessions, au désir de croire en d’autres réalités que celles par trop navrantes du monde environnant. Mais, surtout, ce sont des images de la peur où se confrontent Eros et Thanatos, l’instinct de la vie et son exact contraire. Non, le réel ne convient pas à Kubin. Il a d’autres serpents aux allures de vampires à exorciser, d’autres golems, lémures, cochons, pieuvres et singes, tous assoiffés, grimaçants et séducteurs. Comme l’artiste, mais aussi comme ses amis romanciers, poètes et artistes choisis, ses créatures sont ivres d’histoires fantastiques où se mesurent démiurges hybrides et victimes, corps de déesses et griffes de prédateurs.

L’idée de confronter l’£uvre graphique d’Alfred Kubin à celles de ses frères de sang méritait bien une messe… noire. La voici, en deux lieux. A Namur comme à Bruxelles, les dialogues s’organisent autour de quelques thèmes clés : le diable, Madame Mors, les monstres, les sorcières, les fées, les pornocrates… L’essentiel tourne surtout autour des grandes obsessions masculines dont la femme est à la fois la dépositaire, la prêtresse et la grande menace. Elle sera donc belle ou repoussante, musclée ou squelettique, jeune ou ratatinée, tentatrice bien sûr mais surtout vampire, pornocrate, diabolique, monstrueuse. Bref, insaisissable. Elle se nomme Eve ou Lilith, Salomé ou Venus, porte le costume des sphinges, résiste aux serpents, se prend pour le Christ (surtout en croix), se bat en araignée, dévore sa victime.  » La mienne, écrira Félicien Rops, s’appelle Madame Tutu et habite 16, rue des Martyrs. « .

Décadantisme baudelairien

A Bruxelles, les dessins de Kubin sont associés aux estampes, aquarelles et autres feuilles relevant d’esthétiques allant du symbolisme de Gauguin et Redon à l’expressionnisme de Munch, en passant par le réalisme de Henry de Groux et Honoré Daumier. A Namur, la confrontation, suivant les mêmes thématiques, opposent l’univers de l’artiste autrichien à celui de son aîné, Rops. Car, si tous deux ont beaucoup lu et écrit, ils n’ont pas nécessairement parcouru les mêmes textes. Le décadentisme baudelairien dont Rops fait son éthique est typiquement parisien et s’inscrit dans un combat contre la mentalité de la bourgeoisie. Dans l’Autriche du début de siècle, il serait plutôt une façon d’être au monde, nostalgique d’un temps où les créateurs étaient des princes dont l’immoralité même réjouissait la noblesse. Dans la vie, leur misogynie ne s’exprime pas non plus de la même manière. Rops provoque et le fait savoir jusqu’à la solitude errante. Kubin paraît davantage vivre dans l’épouvante et la crainte des lendemains. Le fait, par exemple, qu’aux premières années du xxe siècle se développent dans les pays du Nord les thèses féministes (associées à des pratiques d’amour libre, de végétarisme, de nudisme et de… géométrie suédoise) et que parallèlement, se propagent autour de l’Autriche vacillante les rêves et utopies sociales donne aux obsessions de Kubin un caractère d’anti-utopie absent des £uvres de Rops.

A Bruxelles, l’exposition montre, parallèlement aux dessins et aquarelles de Kubin, des £uvres que l’artiste autrichien avait acquises et accrochées dans son univers fermé du château de Zwickledt. Des £uvres parfois inattendues, parfois aussi ancrés dans la critique sociale (les satyres anti-russes signées Honoré Daumier ou L’Hécatombe, de Henry de Groux, par exemple). Côté imaginaire, on retiendra par exemple le bel ensemble Odilon Redon (particulièrement l’énigmatique paysage de 1896), l’une ou l’autre estampe de Goya ( Façon de voler) et, plus encore, parmi les £uvres de Gauguin, une petite lithographie intitulée Les Drames de la mer. Une double exposition à regarder de très très près.

Obsessions. Bruxelles, hôtel de ville, Grand-Place. Jusqu’au 18 juin. Tous les jours, sauf le lundi, de 10 à 18 heures. Tél. : 02 279 64 45 ; www.brupass.be Namur, musée Rops, 12, rue Fumal. Jusqu’au 18 juin. Tous les jours, de 10 à 18 heures. Tél. : 081 22 01 10 ; www.ciger.be/rops

Guy Gilsoul

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