« Ma vie de coach »

Les vérités du Coach de l’année et champion de Belgique.

Ariel Jacobs ne vit le Mondial en AfSud que du bout des yeux…  » Il y a entraînement au Sporting à 10 h et 17 h, et souvent des réunions de staff après le déjeuner, j’ai donc à peine vu des bribes de rencontre par-ci par-là, et souvent la seconde mi-temps du match de soirée « , commence-t-il par s’excuser.

Le coach des champions de Belgique vient de terminer son deuxième entraînement de la journée, jeudi dernier.  » D’après ce que j’entends, je n’ai jusqu’ici pas raté grand-chose. Ceci dit, il y a toujours à apprendre : aujourd’hui encore, si j’aperçois un bout d’exercice d’échauffement de trois secondes, que je ne connaissais pas et qui me permettra de varier un bout d’entraînement, je vais le noter ! Quant à l’essentiel, le match, je me glisse instinctivement dans la peau des deux entraîneurs en même temps, en fonction de ce que je connais de leur groupe. Et cela peut m’amener à m’irriter des commentaires,… quelle que soit la chaîne : notamment quand l’équipe est menée, et que j’entends prôner illico un changement de joueur ! Si l’adversaire a réussi à marquer dans telle configuration, tu peux peut-être le faire aussi, non ? »

Quel est votre philosophie en matière de scouting ?

Ariel Jacobs : Concernant le championnat belge qu’on connaît, je reçois des rapports, il y a Belgacom et la vidéo, je peux donc me passer d’aller voir l’adversaire systématiquement. Par contre en coupe d’Europe, est-ce mon défaut ou ma qualité, mais j’ai une toute autre impression quand je peux scouter personnellement, je trouve alors plus facilement des repères en vue de l’affrontement futur. Je pars de leur dispositif et je me détache progressivement de ce que je vois : pour plonger déjà dans les possibilités qu’auront mes joueurs de s’opposer, tant offensivement que défensivement.

Etes-vous partisan d’imposer votre dispositif ou plutôt de l’adapter à celui de l’adversaire ?

C’est un faux problème. Si je bouge mon dispositif habituel, je ne concède pas pour cela une infériorité et je ne le fais pas pour le plaisir de m’adapter : je tente de neutraliser les points forts adverses, mais la réussite passe en même temps par la faculté qu’auront mes joueurs d’exploiter les points faibles d’en face. Ce fut par exemple une clé du succès lors du double affrontement contre Bilbao, via mon triangle médian Lucas Biglia-Cheikh Kouyaté-Jelle Van Damme : Lucas fut là-bas pointe basse du triangle (et il a marqué !), puis pointe haute au retour… Ceci dit, une adaptation n’est pas un bouleversement : si je prépare le groupe d’une façon précise pendant deux mois, puis que je chamboule tout à la veille d’un match européen, je cesse d’être cohérent aux yeux de mes joueurs.

Qu’est-ce qu’un entraîneur défensif selon vous ?

Et qu’est-ce qu’un entraîneur offensif ? Si j’aligne quatre attaquants dits de formation et que je leur demande de défendre 20 mètres sous la ligne médiane en perte de balle, suis-je offensif ? Lors de ma première année ici, j’ai entendu que j’étais défensif en jouant avec une seule pointe : le suis-je quand cette pointe est Romelu Lukaku, quand les flancs un peu plus bas s’appellent Jonathan Legear et Mbark Boussoufa et qu’on marque des buts ? En possession de ballon, un football est offensif dès que l’équipe a l’intention de construire vers le but adverse, et pas simplement de tuer le jeu. En perte de balle, le caractère offensif de ton jeu est lié à l’endroit où tu veux récupérer le ballon : plus l’équipe veut le récupérer haut, plus elle accepte de donner de l’espace dans son dos.

José Mourinho serait-il plus défensif que Pep Guardiola avec l’effectif de Guardiola ?

Je l’ignore, car tout cela est en même temps tellement relatif ! Je me rappelle la qualification de l’Inter, à dix contre onze au Barça : tout le monde a parlé de Mourinho en disant de son système défensif -C’est du grand Art ! Mais en fin de match, si le but de Bojan Krcic n’est pas annulé pour faute de main de Yaya Touré, ce sont les mêmes qui auraient dit de Mourinho : – Il n’a qu’à s’en prendre à lui-même ! Au départ, tout entraîneur rêve de produire du beau football, puis il se frotte à la réalité, au contexte financier, à la nécessité de la victoire… Alors, soit il reste dans son rêve de départ, et ça devient de la naïveté (c’est un peu le cas des Pays-Bas, quand on regarde l’histoire du team national). Soit le coach devient plus prudent : mais cette prudence doit être un choix conscient dans l’espoir d’exploiter ses propres points forts. Et ce choix peut être de laisser le ballon à l’adversaire, d’attendre l’erreur, puis de fondre sur lui comme un tigre sur sa proie !

 » Meilleure attaque ou équipe qui met le plus de buts ? »

Cas de figure : Anderlecht hésite entre un échange Jacobs/Guardiola et un échange Boussoufa/Lionel Messi… Que choisir ?

Les joueurs sont toujours, de loin, les plus importants, Anderlecht serait beaucoup plus fort avec Messi qu’avec Guardiola…

Louis van Gaal a dit avant Inter-Bayern :  » La variable la plus importante du match ? L’arbitre ! L’erreur est humaine, mais je suis sûr qu’il influencera le match.  » Qu’en pensez-vous ?

Je ne pense pas que l’arbitre, plus que d’autres paramètres (la tactique, une blessure, évidemment le niveau des joueurs, une frappe sur le cadre…), influence le résultat. Si je le pensais, ce serait trop déprimant et j’arrêterais illico. Quant à oser pareille déclaration avant un match, c’est autre chose : c’est un outil de pression, lié à la personnalité de l’entraîneur. Et à la limite, je dis – Chapeau ! à van Gaal de savoir l’utiliser. Mais ce n’est pas mon style, je passerais à travers en tentant de m’en servir…

Heureux d’être champion de Belgique et meilleure attaque ?

Non :  » équipe qui a marqué le plus de buts !  » Si je dis  » meilleure attaque « , je n’implique que mon trio de pointe : alors qu’en deuxième moitié de saison, je voulais amener de l’avidité pour creuser l’écart au niveau des buts, mais en concernant jusqu’à Silvio Proto qui devait avoir l’assist en tête ! Inversement, je n’ai pas aimé qu’à Bruges, lors de cette défaite (4-2) qui fut notre plus mauvais match, on ait parlé de  » défense perméable  » : j’ai vu toute mon équipe mauvaise en perte de balle.

C’est quoi un joueur intelligent ?

Actuellement, ce n’est pas d’abord celui qui est efficace en possession de ballon, ni celui qui l’est en perte de balle, ni même celui qui sait faire les deux : c’est celui qui, dans sa tête, fait très rapidement la transition perte/possession de balle et vice-versa. Plus tu vas vite pour alterner ces deux tâches, moins l’adversaire a le temps de s’organiser : c’est la fraction de seconde qui peut faire la différence. Aujourd’hui, tous les joueurs sont bien préparés physiquement, et tout a été inventé tactiquement : pour qu’un dessin de 4-3-3 devienne un 4-4-2, il suffit de bouger un tout petit peu les pions ! Aussi, la progression encore possible réside-t-elle d’abord dans le travail sur l’intellect. Il faut laisser aux joueurs initiatives et instinct, mais aussi leur inculquer des données qui seront des cordes en plus à leur arc : tel adversaire se retourne mieux à gauche qu’à droite, il y a souvent telle distance entre lui au back gauche et son stoppeur, etc. Et je constate qu’à Anderlecht, peut-être parce que le groupe est jeune, les joueurs sont de plus en plus friands de ce genre d’infos individuelles.

Si le linge sale se lave en famille plutôt que face à la presse, le discours  » public  » de l’entraîneur peut-il échapper à la langue de bois ?

Oui. A l’issue d’un match sans où on n’a rien fichu alors que tout avait été bien préparé, je me sens lésé et je dois dénoncer le non-match collectif. En même temps, comme coach, je suis forcément supporter de mes joueurs, je veux les protéger pour les bonifier : dès lors, une critique faite à l’un d’eux, même logique et objective, va m’enlever une part de mon chauvinisme… et arriver à me déranger ! Car je ne peux pas en remettre une couche, ni à propos d’une erreur individuelle commise (ce que j’aurai détruit à chaud à l’interview, il me faudra le reconstruire dans les jours qui suivent), ni à propos d’un exploit individuel (j’irais à l’encontre de la primauté que j’accorde au collectif). Par contre, quand il m’arrive de soulever un problème alors qu’on a gagné haut la main, je n’aime pas les -Tu n’es jamais content ! qu’on m’assène, alors que j’évoque publiquement une question pouvant éviter dans le futur que le même problème porte à conséquence. Dans l’analyse d’un résultat, l’erreur est de rapprocher le foot d’une science exacte, alors que l’entraîneur sait plus que quiconque que ce n’en est pas une : il peut travailler à 100 %, et 5cm d’impondérables feront qu’il réussira peut-être à 60 % ou à 80 %. Il doit l’accepter, sans toutefois se plaindre de ces impondérables à longueur de semaines : invoquer la malchance ne peut pas devenir un fil conducteur.

 » J’étudie beaucoup l’aspect mental pour l’instant « 

Lisez-vous la presse ?

Non, je ne lis plus rien. Non que je prétende que ma vérité est la seule, mais parce que je connais de l’intérieur des paramètres que d’autres ignorent en analysant depuis l’extérieur. Si je lis par exemple que Biglia est allé trop peu dans les 16m adverses alors que je lui ai dit précisément ce jour-là que le rond central devait être son domaine, je vais m’énerver et consommer de l’énergie inutile.

Qu’évoque pour vous le fait que van Gaal et Mourinho ont en commun une piètre carrière de joueur ? Cela dope-t-il leurs ambitions de grandeur ?

Je ne peux pas me mettre à leur place. Avoir derrière soi une grande carrière de joueur est une valeur ajoutée à condition de savoir s’en servir. L’erreur de l’ex-grand joueur est d’imaginer la carrière d’entraîneur comme une suite logique de la précédente, alors que c’est autre chose. Et cette erreur est plus souvent le fait des anciens offensifs qui ont surtout joué à l’intuition durant leur carrière. Ils demandaient le ballon, puis tentaient simplement d’être décisifs ; au contraire des ex-joueurs plus défensifs, plus nombreux à coacher me semble-t-il, qui ont construit leur carrière en réfléchissant davantage à la problématique de l’équipe. Ceci dit, je ne pense pas que l’absence de carrière préalable soit un handicap même si, pour choisir son coach, une direction aura souvent tendance à préférer un nom : cela peut se comprendre, l’aura est un atout pour éviter la critique… mais dans un premier temps seulement !

Traditionnellement, le coach doit gérer quatre paramètres : technique, tactique, physique et mental.

Si je me remémore mon parcours personnel, j’ai d’abord cru devoir privilégier la technique : entraîneur de jeunes, je voulais offrir un bel entraînement comme on me l’avait appris, puis en potassant en autodidacte bouquin sur bouquin. Peu à peu, je me suis interrogé sur ce que je leur apprenais vraiment, et me suis dit qu’il y avait autre chose – la tactique ! – et que l’entraînement devait s’articuler sur les constats du match précédent. Puis en mûrissant, j’ai constaté que le foot était plus que centenaire et qu’en fin de compte, on n’inventait rien de bien spécial. J’ai alors approfondi la préparation physique, pour y constater des oppositions d’écoles ! L’endurance qui restait ou pas à privilégier, la force explosive mais en ayant ou pas soulevé au préalable 550 kg, le jour idéal de récupération, les sprints de 20m à délaisser pour les changements brefs de direction, le stretching avec ou sans contraction, les périodisations de cycles de travail mais à durées variables : et tout ça avec des gars tous différents et qui ont presté à des fréquences différentes,… on ne s’y retrouve plus ! J’ai fini par me construire ma vérité, me trouver une ligne conductrice en m’appuyant sur mon bon sens, et sur le dialogue avec un préparateur physique qui se doit d’être plus compétent que moi sur le sujet.

Reste alors le mental, à relier à cette déclaration récente de votre part :  » J’ai davantage un rôle d’enseignant que d’entraîneur. « 

C’est mal perçu, mais c’est la réalité. Avant d’être un technico-tacticien, j’ai une fonction d’accompagnement : à la base, et peu importe qu’il soit joueur de haut niveau ou pas, mon travail est toujours l’approche individuelle d’un être humain. Et ça demande beaucoup de temps et d’énergie. L’âge venant, j’ai pris de la distance par rapport aux trois premiers paramètres de la fonction, et c’est le mental qui m’accapare : si tu es bien dans ta tête, tu vas bien jouer ! Mon temps libre, je le passe à approfondir des sujets de psychologie ou de dynamique de groupe, davantage que de football spécifiquement. Et plus je lis ce genre de choses, plus j’ai envie d’en lire pour progresser… tout en me rendant compte qu’à mon âge, pour pouvoir ensuite appliquer tout ça, le temps diminue !

56 ans et champion de Belgique : avoir atteint pareil objectif ne donne pas l’envie d’autres horizons, sans faire la saison de trop ?

Pas du tout. Un objectif atteint en amène un autre, pour le club comme pour moi. Il faut savourer le succès un temps, mais sans que cela persiste. Arrêter au bon moment, je n’y ai jamais pensé. Et mon coup de blues de l’an dernier n’avait strictement rien à voir avec une problématique de résultats, même si peu de gens l’ont compris : il m’a seulement fallu quelques semaines, quelques conversations, pour comprendre que la passion était intacte, que c’étaient seulement des facteurs externes qui l’avaient ébranlée.

Déjà trois ans au Sporting, encore deux ans de contrat : statistiquement, cela donne davantage de probabilités d’être limogé que d’aller au bout.

Aucune importance, c’est la loi du genre. Voici une dizaine d’années, j’ai été en contact avec Eddy Wauters pour coacher l’Antwerp. Sa première question a été – Comment nous séparerons-nous ? Cela m’a surpris à l’époque, mais c’était lucide et il avait raison d’anticiper. Si j’étais dirigeant, je n’offrirais d’ailleurs aux coaches que des contrats d’un an, tant je sais les situations conflictuelles pouvant résulter d’un contrat de longue durée…

Jacobs, qui en fait faire aux autres, fait-il encore du sport lui-même ?

Plus rien. Et en étant pleinement conscient que bouger trop peu nuit à la santé. Mais aller courir reste une corvée, et je manque de temps pour une activité planifiée de type tennis, par exemple. C’est un choix, je préfère faire une croix là-dessus que mal faire mon job.

par bernard jeunejean – photos: reporters/ gouverneur

« Mon temps libre, je le passe à approfondir des sujets de psychologie ou de dynamique de groupe. »

« Mon coup de blues de l’an dernier n’avait strictement rien à voir avec les résultats. »

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