« Ma mère veut que j’arrête »

Opéré des adducteurs, il n’a plus touché un ballon depuis le 3 mars.

Branko Strupar passe ses journées dans la salle de gym de Derby County, une salle comme un mouchoir de poche située derrière les terrains d’entraînement. Depuis quatorze mois. Du fitness en salle, de la course, autour du terrain. Entre les deux, il mange. Parfois, il conclut par une séance de natation. « J’ai les jambes lourdes… Oh, je deviens fou ».

Les premières gouttes de sueur perlent sur son front, sur le vélo, à l’entame d’un nouveau jour de rééducation.  » Don’t go stupid, Stroops! » Le kinésithérapeute crie, bien trop sérieusement, à travers la porte. « Quel emmerdeur », murmure Strupar quand l’autre a disparu. « Mais tout le monde partage son avis. Il ne vous veut que du bien ».

Le fils à sa maman feint la colère. Si le Belgo-Croate aura retenu quelque chose de sa longue blessure, c’est sûrement la large gamme de jurons anglais desquels il ponctue à peu près une phrase sur deux, pour évacuer sa frustration.  » I am gonna kick your fuckin’ face. Je battrais le monde entier mais je me retiens. Une fois, je me suis acharné sur un punching-ball jusqu’à me faire mal aux poings ».

De la tête, il désigne la petite pièce, remplie de miroirs et d’appareils de musculation. « C’est mon territoire. Je me bats contre moi-même, ici. Je suis allé quelques fois à Drongen. Quand Jim Smith, qui a été remplacé par Colin Todd, était encore notre entraîneur, il m’avait demandé si je connaissais quelqu’un, en Croatie ou en Belgique, qui puisse m’aider. Je me suis d’abord rendu en Croatie. C’était le meilleur spécialiste du pays mais il a commis une erreur en ne prescrivant pas de nouvelles radiographies. Il s’est basé sur celles que j’avais emmené d’Angleterre. Quand je suis revenu à Derby, j’avais à nouveau mal! Le manager m’a demandé ce qui se passait. Ce n’était pas ma faute. Je tenais tant à jouer. Je suis allé en Belgique où on m’a dit que je devais être opéré. Une fois de plus! D’abord, j’ai refusé. J’étais à plat car je tentais de récupérer de la première intervention depuis trois mois. J’avais suivi un programme démentiel en Croatie, inutilement ».

Opération supplémentaire à Munich

Strupar a subi trois opérations aux abdominaux et à l’aine, depuis lors. Powell, un coéquipier qui, comme beaucoup d’autres, vient l’encourager dans la salle de gym, a été opéré à Munich, pour la même blessure. « Comme il s’en était rétabli très rapidement, je me suis fait opérér là-bas aussi mais tout a foiré. Chaque fois que je me plaignais des douleurs ressenties, on me répondait que c’était dû à la raideur post-opératoire. Cinq jours après l’intervention, tout était enflammé! C’est pour ça que mon retour est si difficile. Oh, quelle douleur! On a dit que ça provenait d’un déséquilibre entre les deux côtés. Je préfère ne pas parler du staff médical de Derby. Une fois, Lars Bohinen a fait une déclaration négative à propos du manager, sur un site norvégien, et il a été convoqué. Il n’a plus jamais joué pour l’équipe fanion. Toutefois, on ne m’a jamais laissé tomber, même dans les moments les plus difficiles. J’ai toujours trouvé quelqu’un. L’ambiance est bonne. Je suis en excellentes relations avec tout le monde. Il n’existe pas d’experts capables de déceler, d’un coup, l’origine d’un problème. Ma femme répète qu’en Angleterre, ils ne connaissent que deux solutions: une infiltration ou une opération! ( il rit) ».

Strupar n’a plus touché de ballon depuis le 3 mars, lors du match contre Tottenham. Ayant inscrit deux buts, il avait décidé d’ignorer la douleur, pas trop aigüe, qu’il ressentait dans l’aine, et de disputer la seconde période. Il rêvait de réaliser un hattrick. Il a fait un mauvais choix. « J’avais senti une perte de mobilité durant les dix dernières minutes de la première mi-temps. Mes muscles devenaient raides, je me sentais mal. Au repos, on m’a fait une infiltration dans le ventre. De la cortisone. C’est l’origine du problème. J’ai dit que je ne voulais pas de ça. On m’a prétendu que c’était un mélange de vitamines. S’ils m’avaient annoncé que j’allais mourir endéans les deux mois, j’aurais répondu: -Donnez-moi n’importe quoi. Je suis sûr que c’était de la cortisone. Ça s’est aggravé. Tout s’est bloqué pour plusieurs semaines. Mes jambes étaient lourdes. En Belgique, je n’étais pratiquement jamais blessé. Regardez-moi maintenant. Qu’ai-je fait de travers? Tout le monde peut se blesser mais de là à ce que ça traîne aussi longtemps… Je raconte souvent à Hasi tout ce que je fais. Il me dit que je suis fou. Quand Oyen ressent une douleur, on lui permet d’arrêter tout de suite, il ne peut pas forcer. Ici, on en demande toujours plus. Je fais ce qu’on me dit car je comprends que j’ai coûté cher et que je n’ai pas rendu grand-chose. Le club sait que je suis courageux. Hasi ne pouvait croire que j’avais repris aussi vite après l’opération. Je sens la pression du club. Il a besoin d’un buteur. Je ne demande pas mieux mais en suis-je encore capable? Voilà l’interrogation qui me ronge. Mon corps est couvert de cicatrices mais qu’y a-t-il à l’intérieur? Ça, on ne le voit pas. Parfois, je sens encore quelque chose. J’essaie de ne pas trop y penser. Avant, je ne pouvais pratiquement pas sortir de ma voiture. Il me fallait cinq minutes. Ça va mieux, c’est déjà ça de gagné! »

Ravanelli pour le remplacer

L’air matinal est frais mais le ciel bleu annonce une belle journée. Au-dessus du complexe de Derby County, un avion amorce lentement son atterrissage à Birmingham. Sur le terrain, le souffle des joueurs dégage de la vapeur.

Dans un lourd silence, Stroops, sa séance de musculation achevée, boucle des tours de terrain, flanqué du sévère kiné. Il traîne son corps longiligne sur la pelouse. Quelques joueurs blessés sont pris en charge par l’entraîneur-adjoint. Le reste du noyau est à quelques kilomètres de là, au stade, pour y préparer le déplacement du lendemain à Manchester United. Celui-ci a beau être affaibli et vivoter dans le ventre mou du classement, il constitue un avdersaire redoutable pour Derby County, antépénultième et menacé par la relégation.

« Nous sommes en bas de tableau mais l’ambiance n’a pas changé. Elle reste au beau fixe. A Genk, j’étais dans le trou après chaque défaite. Ici, nous perdons trois ou quatre fois d’affilée mais chacun conserve le même visage amical, souriant. Derby encaisse souvent des buts suite à des erreurs individuelles. Une fois menée, l’équipe perd confiance et ne parvient pas à revenir. Elle joue la peur au ventre. Pourtant, je ne crains pas que nous descendions. Nous étions encore plus mal lotis à mon arrivée ici. Quand vous voyez que le match Derby-Liverpool s’est achevé sur une courte défaite 0-1. Liverpool est en haut du classement, Derby en bas: on ne voit pas de différence! Derby a même été meilleur mais nous avons raté un penalty et plusieurs occasions de but alors qu’ Owen a ouvert la marque à la dixième minute, en profitant quelque peu d’une gaffe de notre gardien. Après, on n’a plus rien vu ».

Pour compenser l’inexpérience et le manque de réussite devant le but, suite au forfait de Strupar, le club a notamment enrôlé Fabrizio Ravanelli. « Si je suis délivré de la douleur, je ne redoute personne. Sérieusement. Je cours après un ballon depuis l’âge de six ans. Tout petit, j’étais capable de shooter contre le mur pendant des heures, alors que les autres jouaient avec leurs petites autos. Jamais je ne perdrai ce feeling. Mon corps vieillit mais je ne le remarque pas car je fais davantage d’exercices ».

D’après les observateurs, le départ de Taribo West, bouté de la sélection, a affaibli la défense. « Un bon joueur mais un type bizarre. Fou. Il brossait régulièrement les entraînements. Personne ne savait où il se trouvait. Ou bien il arrivait avec deux heures de retard et lançait à l’entraîneur, en passant: -Hi coach, God bless you. Sans raison. -See you later« .

Plus tard, avec une résolution qui nous effraie, Branko Strupar se fraie un chemin à travers la circulation, en roulant à gauche, au volant de sa Mercedes CLK 320 automatique. Direction, le centre-ville. Le bras nonchalamment posé sur le volant, il écoute R&B. La vie peut être tranquille, parfois. Jusqu’à ce que nous passions devant une église car si Branko Strupar a la nationalité belge, il n’en reste pas moins Croate. « Incroyable! En arrivant à Derby, j’ai immédiatement vu cette église, avec une inscription en cyrillique. A part nous, seuls les Russes l’utilisent encore. Je suis donc allé voir. Il semble que ce soit une église serbo-orthodoxe ».

Dans l’obscurité qui tombe sur la ville, les décorations de Noël ressortent. Strupar pénètre dans un pub. Il n’apprécie guère la ville. Il est affilié au club de football local, sans plus. « C’est mon foyer qui m’attire. Il est agréable. Je n’ai rien contre les Anglais mais je ne les recherche pas. Je me suis intégré mais je reste chez moi. Vraiment. Je serais incapable de dire depuis combien de temps je ne suis pas entré dans un pub. Comme à Genk, nous n’allons jamais dîner en ville. Il y a six mois que ma femme et moi ne sommes plus allés au restaurant. Sa mère était chez nous, à ce moment. Vous savez, tout ce que j’ai appris sur la ville, je l’ai lu dans des articles que des journalistes ont écrits sur moi, après leur visite. Je dis toujours à ma femme que Derby me rappelle Genk: un seul grand centre commercial. Quand il est fermé, il n’y a pas grand-chose à voir. Simplement, Derby est un peu plus grand que Genk. D’ailleurs, sans Hasselt, Genk ne serait rien. J’allais souvent à Hasselt. Ici, je me rends régulièrement à Nottingham ».

Le niveau en équipe nationale…

Strupar aime y faire ses emplettes. « Du coup, j’ai tout en double ou en triple ». Le porte-monnaie est précieux, quand il s’agit de combattre frustration et ennui. « Ma garde-robe… oh… Parfois, je m’en veux. J’achète beaucoup trop de choses. Mon père est un peu plus petit que moi mais comme il a du ventre, il fait la même taille. Il a aussi la même pointure. Tous les membres de ma famille ont à peu près la même taille. Quand ils s’apprêtent à me rendre visite, je leur dis qu’ils n’ont besoin que de slips et de chaussettes. Je leur fournis le reste ».

Il n’a pas souvent l’occasion de rendre visite lui-même à sa famille et à ses amis, auxquels il tient tant. Même pas pendant les fêtes de fin d’année, puisque le championnat anglais se poursuit, imperturbable. La solitude l’accable particulièrement. Branko Strupar passe son temps devant la télévision, avec sa femme et leur enfant. « Un seul magasin vend mon chocolat préféré, ici à Derby. Un chocolat au lait suisse. Beautiful!. Le soir, il m’arrive d’en dévorer une tablette, à moi tout seul. Ma femme dit que je suis fou et que je vais grossir mais ça ne m’est jamais arrivé et j’ai besoin de mon chocolat. Je ne peux pas me changer. Si j’en étais capable, je changerais beaucoup de choses. Nous sommes vraiment esseulés. Nous ne trouvons pas de baby-sitter. Il n’est pas question de laisser notre enfant à des étrangers. Dora va à l’école maternelle. La première semaine, elle était sous le choc. Maintenant, elle s’y plaît mais elle ne comprend personne. Quand nous avons de la visite, elle est timide car elle est habituée à la seule présence de ses parents. Et à notre famille de Croatie. Elle est impatiente de les voir ».

Branko Strupar quitte maladroitement son siège. Il nous a déjà raconté que Dora est tombée malade et il a hâte de retrouver sa petite fille. « Elle est mon rayon de soleil. Quand je rentre à la maison, elle veut toujours jouer avec moi ou aller promener. Parfois, j’avais l’impression d’être handicapé, avec tout mon respect pour ceux qui ont ce malheur. Dora voulait jouer mais j’étais cloué sur mon lit. Elle s’énervait et moi, j’étais désespéré. Je me sentais bon à rien. Ça va mieux mais je touche du bois! Je ne sais pas encore quand je pourrai me réentraîner avec le ballon. J’espère que tout est en ordre. J’ai déjà vécu tant d’expériences négatives que je serai en proie au doute jusqu’à la dernière minute: jusqu’à ce que je sois sur le terrain. A ce moment, ce sera autre chose. Maintenant, tout reste possible: j’ignore toujours si je rejouerai d’ici deux, quatre ou six semaines. Je ne sais même pas si mon corps continue à fonctionner normalement. Je suis devenu pessimiste. Je rêve de jouer mais j’ai terriblement peur d’être confronté à un nouveau problème. Mentalement, je suis toujours là ( il montre son ventre). Je n’ai rien fait pendant six semaines. Quand j’ai recommencé, j’ai attrapé la grippe et j’ai perdu ma condition. Pourtant, il y a deux mois, lors de mon dernier passage en Belgique, j’ai effectué des tests. J’étais en pleine forme! J’avais le niveau requis en équipe nationale mais mes adducteurs m’empêchaient de jouer ».

Parfois, nous confie Strupar, il se demande lui-même comment il a réussi à tenir le coup jusqu’à maintenant. « Je suis limité depuis un an aux exercices que vous m’avez vu faire aujourd’hui. Parfois, ça va mieux, parfois moins bien mais globalement, c’est stationnaire. -Sometimes you want to kill yourself. Je parle sérieusement. Ce n’est pas facile. Je ne pense pas résister longtemps encore. J’espère que tout rentrera en ordre après le Nouvel-An. A ce moment, j’espère être en état de disputer quelques matches avec les réserves ».

Il se demande aussi quel serait son sort s’il était resté en Belgique. « Je pense que je serais à la rue. A Genk, nous recevions des primes élevées, à condition de jouer et de gagner. J’ai pratiquement toujours joué et connu la victoire à Genk. Il m’était donc possible de bien gagner ma vie. Mais si je m’étais occasionné cette blessure en Belgique, je ne pourrais pas nouer les deux bouts. Je gagnerais de quoi vivre deux semaines par mois. My god !« .

Hypersensible, Strupar entame volontiers un rosaire de plaintes. Il n’hésite pas à remettre à leur place ceux qui lui demandent s’il n’exagère pas un peu. « J’ai envie de répondre ceci aux gens qui s’imaginent que je m’observe et que je me plains trop: -Voilà, je vous prête mon corps, voyez vous-même. Je ne suis pas fou. Ma maman et mon papa savaient que je faisais tout ce qui était en mon pouvoir pour guérir mais en voyant ma détresse, ils m’ont dit: -Rentre à la maison. Arrête de jouer, tu as gagné assez d’argent pour le reste de ta vie. Profites-en. Même si la vie en Croatie n’est pas toujours facile, ils ont sans doute raison mais j’ai tellement envie de rejouer. Si je le pouvais, je jouerais même dans la rue. Le football me manque… Cette volonté donne un sens à mes efforts. J’enrage tellement que je mettrai tout en oeuvre pour réussir. Je ne peux abandonner après plus d’un an de cauchemar. Ma maman dit que je dois arrêter et je réponds que je vais le faire mais en moi-même, je sais pertinemment que j’en suis incapable ».

Strupar a eu un entretien avec Colin Todd, le nouvel entraîneur, il y a un mois. « Il m’a dit que j’y arriverais. J’y crois, sinon, je ne pourrais m’entraîner et mieux vaudrait arrêter les frais. Avant, il m’arrivait de me réveiller, la nuit. Le matin suivant, j’étais raide. Quand j’arrivais la tête basse au club, tout le monde me demandait: -Oooh Struppie, where is your smile? Moi, je pensais: -Fuck you, fichez-moi la paix. J’étais incapable de rire. Après cette traversée du désert, j’ai retrouvé un peu de mon optimisme car je ne sens plus la moindre douleur. Avant, une fois mes muscles refroidis, je pouvais à peine marcher, tellement mes adducteurs étaient raides. Les gens m’assuraient qu’il s’agissait d’une réaction normale. A la fin, je n’osais plus rien demander. Après l’opération, en me réveillant, j’ai vu les trois trous dans mon ventre et j’ai pensé: -Je vais mourir. C’est maintenant ou jamais. J’en suis conscient. J’espère que je vais bientôt rejouer. Je l’espère du fond du coeur » .

Raoul De Groote, envoyé spécial à Derby.

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