LES TUEURS EN SÉRIES

Ils peuvent être grands, petits, moustachus, percés à l’oreille, costauds, bedonnants, souriants, silencieux… mais ils ont tous une qualité commune : ils plantent des buts. Eux, ce sont les serial killers, ces buteurs de Province à qui il ne faut pas une occasion pour marquer deux buts.

« Mon but principal, c’est que la balle soit au fond. Que ce soit avec le gardien et sa main, pour moi c’est le même prix. J’ai toujours eu la rage de marquer. On me dit :  » Wooh quelle frappe tu as !  » Mais c’est comme ça, il faut que ça rentre donc tout s’enchaîne.  » Cédric Fonder fait partie d’une race exceptionnelle dans le football provincial : les serial buteurs. Plantant avec une régularité ahurissante, ces gars – qui ne sont généralement pas plus de trois ou quatre par décennie dans chaque province – ont leur petite célébrité dans leur région respective. Très demandés, ils n’hésitent pas non plus à voyager entre les clubs pour relever un seul et même défi : marquer toujours plus. Alors qu’ils sont à l’automne de leur carrière, quatre buteurs ont accepté d’essayer de comprendre d’où leur vient ce pouvoir et comment ils l’utilisent.

 » UN SENTIMENT DIFFICILE À PARTAGER  »

 » C’est mon rôle, c’est pour ça qu’on me fait venir dans chaque club. « Grosso modo, c’est la réponse qu’offre chaque buteur au moment où on lui demande ce que ça lui fait de marquer un but. Mais pour Fabrice Pieroni, le frère aîné de Luigi qui traîne encore sur les terrains de P3 liégeoise avec Pontisse malgré ses 38 ans, ça va un peu plus loin.  » Il y a une signification dans chaque but : on peut être motivé par quelque chose ou titillé par des propos dans le journal donc on veut marquer pour faire taire.  » Cet instant particulier – bien que fort fréquent pour un buteur – du passage de la ligne de but, représente une émotion à chaque fois importante.  » C’est un sentiment difficile à partager, il y a de la fierté, une joie intense et ça revient à chaque but, que ça soit pour mon premier but chez les jeunes ou bien ceux que je marque maintenant en équipe première « , relate Mano Louvins, 42 ans, qui bute encore en P3 luxembourgeoise avec Assenois.  » Je pense qu’on le sent dans les tripes « , estime pour sa part Dimitri Ruffin, qui, à 39 ans, est encore un des meilleurs buteurs de P1 hennuyère avec Solre-sur-Sambre et qui est relayé par Pieroni.  » C’est comme quand on est content de sortir, on le ressent dans l’estomac et ça fait du bien. Et pourtant parfois je ne regarde même pas le ballon rentrer dans les filets, je sais qu’elle va dedans : c’est l’instinct.  »

Et une fois que le cuir est dedans, on réagit comment ? Ben de manière très sobre, en fait.  » Je ne suis pas du genre à fêter mes buts. Maintenant, si c’est vraiment un match important ou si c’est un beau goal bien amené par toute l’équipe, là je le fête dignement « , avoue Cédric Fonder, 34 ans, qui trône à une moyenne de deux buts par match en P4 namuroise avec Haversin B.  » Ça dépend des circonstances : des fois on explose vraiment, on fait une petite danse, mais à d’autres reprises, ça reste très simple « , relance Louvins. Tellement habitués à faire vibrer les filets, certains ne manifestent même plus leur joie.  » On me demande même parfois si je suis content d’avoir marqué « , rigole Pieroni, qui avoue cependant qu’il n’hésite pas à célébrer un but en courant les bras en l’air comme dans les années 70 s’il claque un ciseau en lucarne.

REMISE EN QUESTION ET ÉGOÏSME

Quand on évolue en tant qu’attaquant depuis qu’on sait shooter dans un ballon, marquer représente un besoin, et parfois même une obsession.  » C’est vraiment difficile de ne pas marquer à tous les matchs « , concède Louvins.  » Un attaquant a besoin de vivre cela car quand il ne marque pas, il est dans le doute, à la limite un peu déprimé.  » En général, cela tombe durant des matchs très serrés, voire tendus où les équipes adverses se concentrent uniquement sur la défense. À ce moment-là, le doute fait alors son apparition.  » Ça me tracasse toujours pendant la semaine quand je ne marque plus, je me pose plein de questions « , témoigne Ruffin.  » Pourtant, il faut justement ne pas trop y penser, il ne faut pas s’en faire une obsession en se disant ‘Il faut que je la mette’ sinon on est encore plus stressé pendant un face-à-face.  » Passé quelques saisons par la P1 namuroise, Cédric Fonder a bien entendu connu quelques passages à vide, mais sait désormais comment les gérer.  » Tous les week-ends, je me remets en question, on ne sait jamais ce qui peut arriver : je peux rater deux-trois passes, perdre mon sang-froid devant le but… Mais le fait d’y repenser à chaque fois m’a permis de me relancer après chaque période difficile.  » Mais au final, l’instinct revient toujours et aucun de ces buteurs n’a de toute façon déjà terminé une saison avec moins de 18 buts à son compteur. Le record, lui, se situe à 64 roses pour Pieroni en P2, ce qui l’avait d’ailleurs consacré meilleur buteur de Belgique à l’époque.

Buteur, renard des surfaces, goleador… appelez-le comme vous voulez, le serial killer parvient toujours à tirer son épingle du jeu. Si Fonder utilise sa frappe de mule pour marquer, Louvins est plus dans les frappes enroulées à la Titi Henry alors que Ruffin joue sur sa vitesse et Pieroni sur son sens du jeu. Quoi qu’il en soit, le buteur semble vraiment venir d’un autre monde que ses coéquipiers.  » Si un buteur n’est pas égoïste, il ne marque pas. Par contre si on a un milieu égoïste, l’équipe ne tourne pas « , analyse Pieroni.  » Là où le flanc doit déborder et centrer un maximum, le centre-avant n’a qu’une chose à faire : planter le ballon dans le fond du but.  » Et, un peu à l’instar du gardien, résister à la tension générale.  » J’ai souvent senti cette pression : un dimanche, tu es une star et le dimanche après, tu n’es plus rien parce que t’as loupé deux occasions « , admet Louvins. Egoïste, le buteur reste néanmoins toujours au service du collectif.  » Même si ça me mettrait un coup au moral, je préfère qu’on gagne 12-0 sans que je marque « , glisse difficilement Ruffin.  » Si le score est acquis, ça ne me pose pas de problème, mais si on partage ou qu’on est battu alors que j’ai eu des occasions, ça me trotte toujours quelque part de ne pas avoir scoré.  »

UNE MÉDIATISATION QUI PLAÎT ET PÈSE

Cette facilité à marquer est probablement un don, puisque les buteurs sont eux-mêmes incapables d’expliquer d’où elle leur vient. Mano Louvins :  » C’est difficile à comprendre, mais au moment où une action se prépare, tout est déjà planifié dans ma tête donc quand je reçois le ballon, je n’ai même pas besoin de lever les yeux pour savoir où je dois la mettre, je le sais.  » Ruffin explique quant à lui cette efficacité par sa capacité à cadrer –  » C’est déjà 50 % du boulot  » – à savoir où se trouve exactement le goal adverse –  » À cinquante centimètres près  » – ainsi qu’avec un peu d’anticipation et de réussite. Evidemment, il y a aussi beaucoup de travail derrière tout ça.  » Je me suis entraîné comme un malade étant jeune quand j’étais en école de jeunes au Standard « , apprend Pieroni.  » Par la suite je suis resté 30 minutes après chaque entraînement pour faire des volées et des frappes au but.  » Mais ce n’est pas la réputation et le prestige d’une école de jeunes qui font tout, les autres buteurs n’ont en effet jamais évolué dans un club dont l’équipe première évoluait ne fût-ce qu’en semi-pro.

À force de scorer dans tous les sens et toutes les positions, le serial buteur se constitue progressivement une solide réputation… qui est par moments soulignée dans les médias locaux.  » Ça fait plaisir, parce que je ne me considère pas comme un grand joueur, je suis un amateur donc je ne suis pas spécialement fier de ma personne… « , lâche Fonder, dont le beau-père a toujours enregistré les émissions de la télévision locale ou les articles de journaux qui parlaient de son gendre.  » C’est cool de revoir ça, on repense à certains beaux moments de sa carrière et ça montre que dans le football amateur, il y a aussi de bons petits joueurs.  » Malheureusement, cela peut aussi être un désavantage. Ainsi, quand Mano Louvins a débarqué cette saison dans une série qu’il ne connaissait absolument pas, son coach lui a confié qu’il était connu sur toutes les listes des entraîneurs et qu’il allait se faire attendre à tous les matchs. Ruffin :  » Dès que j’ai été un peu plus médiatisé, les autres équipes ont su où j’allais tirer mon pénalty, comment j’allais gérer mes face-à-face, etc. Ça m’a un peu porté préjudice.  »

SUIVI JUSQU’À LA DOUCHE

Alertés par la presse locale, les défenseurs qui se mettent sur le chemin des buteurs ont ainsi chacun leur manière de faire pour tenter de les arrêter.  » Quand on est attaquant, on en prend plein la casquette, que ce soient des paroles ou des coups « , assène Ruffin.  » Avant, ils essayaient de m’énerver parce que j’ai eu une période où j’étais caractériel sur le terrain, je m’énervais facilement « , rajoute Fonder. Mais en général, quoi qu’il se passe, c’est toujours le buteur qui en sort vainqueur.  » On me met parfois un gars ou deux qui ne me lâchent presque pas jusqu’à la douche « , rigole Louvins.  » Mais c’est pas grave : si j’en ai deux sur le dos, un coéquipier se retrouvera seul.  » Quant à Pieroni, la déstabilisation ne l’effleure même plus, lui dont la notoriété lui amène du respect.  » En plus, ils savent que je suis un joueur très gentil. Et puis, le dernier qui a voulu me casser s’y prenait mal parce que je sais rendre les coups aussi.  » L’âge ne semble même pas avoir d’emprise sur ces joueurs à part, Fonder a ainsi terminé il y a deux saisons meilleur buteur de P3 avec 50 pions.

De dimanche en dimanche, le buteur est tellement habitué à marquer que parfois, il le fait sans même s’en rendre compte.  » Une fois, j’ai voulu centrer de mon pied gauche alors que j’étais assez loin « , pose Fonder.  » La balle a lobé le gardien et est rentrée en pleine lucarne. Là, je me suis rendu compte que je pouvais marquer sans le vouloir.  » Attirant évidemment l’intérêt des clubs des environs, les buteurs aiment changer de club pour relever d’autres challenges. Mais aucun de ceux-ci n’a jamais eu l’occasion de s’éterniser au-delà de la P1 de sa province. Pourquoi n’ont-ils pas été appelés à découvrir un étage supérieur ? Pour Louvins, la réponse est simple :  » Il aurait fallu que je sois moins fainéant aux entraînements…  » Un caractère bien trempé qui a également freiné Ruffin dans sa progression.  » Souvent, les attaquants ont un sale caractère et ça leur porte préjudice pour aller jusqu’au-dessus.  » De son côté, Pieroni aurait pu viser plus haut, mais il a refusé.  » Il y a 10 ans, j’ai reçu une proposition de contrat pro en D1 malaisienne… Mais mon épouse était enceinte et se voyait mal accoucher là-bas. J’ai réfléchi longtemps avant de dire non, comme à une D2 anglaise et une D1 israélienne.  » Préférant rester dans leur région où ils ont leurs marques et leurs habitudes, il n’y a qu’une chose qui pourrait décider les serial buteurs comme Pieroni de ranger les crampons…  » Si un jour je me rends compte que je ne sais plus marquer, ça sera la fin des haricots. « 

PAR ÉMILIEN HOFMAN – PHOTOS BELGAIMAGE /CHRISTOPHE KETELS

 » Je me suis rendu compte que je pouvais marquer sans le vouloir.  » – CÉDRIC FONDER

 » Si un jour je me rends compte que je ne sais plus marquer, ça sera la fin des haricots.  » – FABRICE PIERONI

 » C’est difficile à comprendre, mais au moment où une action se prépare, tout est déjà planifié dans ma tête.  » – MANO LOUVINS

 » Ça me tracasse toujours pendant la semaine quand je ne marque plus, je me pose plein de questions.  » – DIMITRI RUFFIN

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