Les seuls vrais Belges

L’ancien manager du club a tout vécu depuis 1945, année de fondation du club.

Qu’est-ce que ce club germanophone qui intègre pour la première fois la D1 ? Pour tout savoir sur l’AS Eupen, il faut écouter le récit de PaulBrossel. Aujourd’hui âgé de 78 ans, il a assisté à la naissance du club en 1945 et a intégré le comité en 1965, à la demande des joueurs qui s’étaient habitués à sa présence dans les travées et avaient appris à l’apprécier.

Progressivement, il a rempli un rôle de plus en plus important jusqu’à devenir ce qu’on appellerait aujourd’hui  » directeur général  » ou  » manager  » (ces termes n’étaient pas encore utilisés dans le football amateur de l’époque). Il est resté l’homme fort, sur le plan commercial et sportif, jusqu’en 1991, avant de s’occuper davantage de l’Horeca tout en restant membre du comité. Ce n’est qu’il y a trois ans qu’il a officiellement quitté le club.

 » J’ai connu toutes les divisions avec l’AS Eupen « , se souvient-il.  » De la P2 au début (il n’y avait pas encore de P3 et P4 à l’époque) jusqu’à la D2. J’ai aussi rempli à peu près tous les rôles dans le club, même si je n’y ai quasiment pas joué. Simplement en Juniors. Aujourd’hui, je continue à assister aux matches à domicile et aussi aux entraînements lorsque ceux-ci se déroulent au Kehrweg. Je ne tiens aucunement à m’immiscer dans la gestion. Mais j’ai vécu, le 23 mai 2010, l’un des plus beaux jours de ma vie. Jamais, je n’aurais osé imaginer le club parmi l’élite. « 

Le Kehrweg plutôt que le Bayern

Brossel est donc un supporter de la première heure.  » En 1945, j’habitais toujours à Membach, le village où je suis né. A cinq kilomètres : la porte à côté, mais à l’époque, c’était une sacrée distance. Les parents n’étaient pas d’accord que je me rende seul jusqu’à Eupen. Le gardien de l’époque, Joseph Haeck, était un voisin. Donc, les jours de match, je pouvais l’accompagner. En voiture ? Pensez-vous ? Cinq kilomètres à pied, cela n’usait pas encore en ces temps-là ! Et pour les matches en déplacement, on faisait les trajets dans un camion qui, en semaine, servait à transporter du… charbon. On y plaçait des banquettes et on était parti. Oh ! Pas très loin, puisque l’AS Eupen évoluait encore dans la plus basse division provinciale. Le club venait d’être créé. En fait, l’AS Eupen est issu d’une fusion entre les deux clubs de la ville, le FC et la Jeunesse. Si l’AS joue en blanc, ce n’est pas en hommage à la Mannschaft allemande, mais l’un des deux clubs jouait en blanc et noir, et l’autre en blanc et bleu. On a pris la couleur commune. Le nouveau né a été nommé Alliance Sportive. Aujourd’hui, c’est devenu l’Allgemeine Sportvereinigung, comme La Gantoise est devenue AA Gent. Ce sont les deux mêmes lettres et cela signifie la même chose.  »

Il arrivait aussi à Brossel de suivre Anderlecht.  » Le hasard veut que ma s£ur ait épousé un citoyen de Hal, dans le Brabant flamand. Lorsque j’allais lui rendre visite, juste après la Deuxième Guerre mondiale, je m’éclipsais parfois pour aller assister aux entraînements du Sporting. J’ai aussi assisté au premier grand match de ma vie : un Anderlecht-Arsenal, forcément amical, et un derby haut en couleurs contre l’Union Saint-Gilloise. « 

Brossel est spécial :  » Il peut y avoir Bayern Munich-Inter Milan à la télévision, cela ne m’empêchera pas d’aller au Kehrweg. C’est un club qui a toujours dégagé une chaleur humaine. On s’y sentait comme dans une famille, on s’y amusait. Aujourd’hui, à Eupen comme ailleurs, le côté loisir a laissé la place au côté professionnel, mais la chaleur humaine est toujours présente. « 

On dit pourtant qu’Eupen n’est pas une ville de football.  » Mais c’est une ville sportive en général. Sportive et culturelle. Les activités proposées sont nombreuses. Et, en conséquence, on constate très peu de vandalisme chez les jeunes. Lorsqu’il y a des événements, comme ce fut le cas lors du match contre Mons qui a scellé la montée en D1, c’est toute la région qui se mobilise. En cas contraire, c’est vrai que les amateurs de football prennent volontiers le chemin de la Bundesliga. Mais peut-on le leur reprocher alors que Cologne n’est qu’à 80 kilomètres ? »

Souvenirs, souvenirs

Les souvenirs se bousculent dans la tête de Brossel. C’est toute l’histoire de l’AS Eupen qui tourne en boucle. Plusieurs matches lui restent plus particulièrement en mémoire, pour des raisons différentes.  » Le premier date de 1970. Lorsqu’on est monté de D3 en D2, après un succès à Brasschaat qui nous mettait hors de portée de Seraing. Le retour à Eupen fut inoubliable : les gens nous saluaient sur le bord de la route. Le centre-ville était noir de monde. Il y a deux mois, la fête qui a suivi la montée fut exceptionnelle mais en ce temps-là c’était encore plus génial. Dans la foulée, malheureusement, on a vécu un drame. En guise de préparation à la nouvelle saison, on était parti disputer un match amical à Brunsum aux Pays-Bas. Notre libero, KarlFranssen, que j’appréciais énormément et qui avait joué plus de 500 matches pour l’AS Eupen, s’est écroulé sur le terrain. Je l’entends toujours crier, alors qu’il était assis au centre de la pelouse : – Paul, jecroisquej’ailajambecassée ! C’était malheureusement le cas : il n’a plus jamais rejoué. Ce sont des images qu’on aimerait ne jamais revoir, mais j’y ai repensé lorsque Marcin Wasilewski a eu la jambe brisée, l’an passé. De profession, Franssen était… boucher-charcutier. Pour qu’il ne doive pas fermer son commerce, je me suis, pendant plusieurs semaines, mué en livreur pour porter les commandes aux clients.  »

 » Je me souviens aussi de notre première victoire en D2. C’était contre le Daring de Bruxelles : une grande équipe à l’époque, puisqu’elle avait disputé un peu plus tôt la finale de la Coupe de Belgique – perdue 6-1 contre le Club Bruges – avec ses Allemands HeinzHornig et HeinzRuhl. La veille, le délégué du club molenbeekois m’avait téléphoné : – Dites, MonsieurBrossel, onvientjouerchezvousdemain. Maisj’aiunepetitequestion :peutonpayerenfrancsbelges à Eupen ? Certains, aujourd’hui encore, pensent qu’Eupen est situé en Sibérie. Cela me vexe un peu. J’estime au contraire que les Eupenois sont, d’une certaine manière, les seuls vrais Belges : la plupart des gens parlent les trois langues nationales. Mais soit. Revenons à ce match. On a gagné 2-0. Dans les vestiaires, JeanNicolay était inconsolable. Je suis allé lui dire quelques mots de réconfort. On en parle encore souvent lorsqu’on se voit aujourd’hui. Il était en fin de carrière, je crois qu’il n’a plus jamais joué pour le Daring par la suite.  »

Cette équipe allait, trois ans plus tard, frôler une première fois la montée en D1.  » Notre dernier match, en 1973, nous a menés à Lokeren « , se souvient Brossel.  » Aimé Anthuenis y était encore joueur. En cas de victoire, on montait. On a joué le match quasiment parfait et on a mené 0-1 jusqu’à quelques minutes de la fin. Je revois encore un déboulé de FrancisPomini qui a eu l’occasion de faire 0-2. Son envoi a été repoussé sur le poteau par le gardien ZdenkoVukasovic. Sur la contre-attaque, l’arbitre Robert Schaut, pourtant réputé, a sifflé un penalty totalement imaginaire en faveur des Waeslandiens : 1-1. Comme on avait besoin d’une victoire, on s’est rué à l’attaque et on a encore encaissé un but dans les arrêts de jeu : 2-1. Une grosse déception.  »

Le flair pour les transferts

A cette époque, Brossel était réputé pour avoir le flair en matière de transferts. Beaucoup provenaient de l’autre côté de la frontière, comme RainerGebauer (Cologne) ou HelmutGraf (Bonn).  » Mais mon coup de c£ur reste le gardien GerdProkop. Pour ses qualités sportives mais aussi sa mentalité et sa sportivité. Il avait défendu les buts de l’Alemannia Aix-la-Chapelle lorsque ce club fut vice-champion en Bundesliga. Il avait dépassé la trentaine et avait une proposition du Hertha Berlin, mais comme il s’était installé à Aix – où il avait un salon de nettoyage à sec et où son épouse était coiffeuse – il n’avait pas envie de déménager. La perspective de jouer à l’AS Eupen, qui venait de monter en D2, le séduisait. Il est resté de 1970 à 1974, sauvant de nombreux points et s’occupant même de l’entraînement en 1972, avant de retourner à Aix en 1974 comme entraîneur-adjoint.  »

La proximité de l’Allemagne explique en grande partie l’afflux de joueurs allemands. Mais pas uniquement.  » J’étais très lié à l’entraîneur du FC Kaiserslautern, RichardSchneider. Le grand Kaiserslautern de Fritz Walter. J’officiais à l’époque comme représentant pour l’Allemagne de la conserverie de légumes La Corbeille. Expliquer comment j’ai fait la connaissance de Schneider serait trop long et trop compliqué, mais nos épouses respectives se sont aussi retrouvées unies comme les doigts de la main. Schneider était un homme très écouté en Allemagne. Moi, je ne représentais pas grand-chose outre-Rhin, mais lorsque Schneider affirmait à certains joueurs qu’ils pouvaient me faire confiance, ils le croyaient sur parole.  »

Il y a aussi eu des transferts régionaux qui furent de belles réussites.  » Ceux de PhilippeGarot (Verviers) et de Pomini (Welkenraedt) en particulier. ArmandTaeter (La Calamine) aussi. Ils sont tous partis en D1. Parmi les  » jeunes « , ou les joueurs plus actuels, j’ai un autre coup de c£ur pour GuillaumeGillet. Il n’est resté qu’un an à Eupen mais ce sont ses prestations sous le maillot blanc qui lui ont ouvert les portes de la D1. Je suis heureux de sa réussite. Je citerai aussi RachidFarssi, qui est parti à Westerlo.  »

Brossel était parfois dur en négociations. Dur mais correct.  » Pour moi, une parole donnée valait davantage qu’une signature. Je me souviens de la vente de Gebauer, qui suscitait la convoitise de nombreux clubs. J’avais donné ma parole à Charleroi lorsque l’Antwerp s’est manifesté :- Quel que soit le club et quel que soit le montant, nousoffrons500. 000francsdeplus ! entendait-on du côté de Deurne. Mais je n’ai rien voulu entendre : Gebauer a signé le lendemain à Charleroi.  »

Autre anecdote financière :  » Alors qu’on était encore en Promotion, on avait hérité du Daring en Coupe de Belgique. Michel Verschueren, alors à Molenbeek, m’a contacté pour demander à ce qu’on inverse l’ordre des rencontres et que l’on aille jouer dans la capitale. Devant mes prétentions financières, il a explosé. C’est JeanGooris qui a dû le calmer. Je m’en souviens encore. Alors qu’on était attablé, il l’a pris par le bras : – Michel,stillekes ! Finalement, la discussion n’a pas eu de raison d’être : on s’est fait sortir au tour précédent à Bastogne ! Verschueren et moi, on avait des contacts fréquents à l’époque. C’est avec lui que j’ai traité le transfert de Garot. Je n’ai plus revu Michel depuis de nombreuses années. J’espère le retrouver samedi prochain à Anderlecht, si tant est que j’effectue le déplacement. En cas contraire, j’espère qu’il me fera le plaisir de venir à Eupen pour le match retour.  »

A deux doigts d’être un dirigeant mauve

Il faut aussi savoir que Brossel avait failli entrer dans le comité d’Anderlecht à la fin des années 70 !  » Constant Vanden Stock, que je côtoyais régulièrement lors des réunions du comité sportif de l’Union belge, m’a effectivement contacté pour remplir le rôle qui allait être dévolu à Verschueren. Il cherchait un successeur à Monsieur Delouvien, qui en tant que membre de la direction de la brasserie Belle-Vue, officiait un peu comme manager au Sporting. Mais comme le football se professionnalisait de plus en plus, il éprouvait des difficultés à combiner les deux fonctions. M. Vanden Stock m’a donc proposé le poste. J’ai refusé pour des raisons personnelles. Il ne m’en a pas tenu rigueur, il me disait souvent – Paul, si tu as besoin d’un conseil, n’hésite pas à me téléphoner !  »

Les paroles de Vanden Stock ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd. Brossel n’hésita pas à lui demander conseil :  » Lui et RogerPetit ont effectivement guidé ma carrière. Quel genre de conseils me donnaient-ils ? L’Union Saint-Gilloise, par exemple, nous devait de l’argent pour certains joueurs. C’était à l’époque de GhislainBayet. Constant m’a conseillé de ne pas porter plainte au tribunal, et au contraire d’aider l’Union, car si le club tombait en faillite, on ne récupérerait jamais notre dû. Les quatre derniers millions de francs belges, soit 100.000 euros furent récupérés grâce au transfert de Pomini au Standard. On était à deux jours de la clôture du mercato et j’avais pris possession des locaux de l’Union. J’avais averti le secrétaire : – Je ne sors pas d’ici avant d’avoir trouvé un accord ! Je lui ai fait signer un papier me garantissant qu’en cas de vente de Pomini, les bénéfices m’en reviendraient. Je savais qu’il y avait de l’intérêt pour le joueur. Petit l’a finalement acheté pour… quatre millions !  » l

PAR DANIEL DEVOS

« Certains, aujourd’hui encore, pensent qu’Eupen est situé en Sibérie. Cela me vexe un peu. » »J’ai vécu, le 23 mai 2010, l’un des plus beaux jours de ma vie. »

« Constant Vanden Stock m’a proposé de devenir manager à Anderlecht. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire