Les secrets d’un recordman

Interview avec le coach de l’Espagne, une des favorites de la Coupe du Monde 2010, juste avant le tirage de ce vendredi au Cap.

Lors du déplacement en Bosnie-Herzégovine, l’Espagne s’est imposée 2-5. Elle concluait de la sorte un parcours sans faute dans son groupe éliminatoire : dix victoires en dix matches. Sur le chemin de la Coupe du Monde 2006, la Selecciónroja avait déjà terminé invaincue, mais jamais encore elle n’avait bouclé son trajet sans perdre le moindre point en cours de route.

Depuis qu’il a succédé à Luis Aragonés, Vicente Del Bosque a remporté 19 de ses 20 premiers matches. Sa seule défaite a été concédée en demi-finale de la Coupe des Confédérations, face aux Etats-Unis, ce qui avait mis fin à une série de 15 victoires d’affilée qui constitue malgré tout un record mondial. Del Bosque, qui était pourtant confronté à un lourd héritage puisqu’il avait débarqué au lendemain du succès à l’EURO 2008 (… que l’Espagne attendait depuis 44 ans), est donc l’homme de tous les records.

 » Jusqu’où iront-ils ? Je l’ignore « 

Durant de longues années, l’équipe nationale espagnole a porté une étiquette de loser. Aujourd’hui, plus rien ne l’arrête. Qu’y a-t-il de changé ?

VicenteDelBosque : Avant d’affirmer que plus rien ne nous arrête, j’attendrai la fin de la Coupe du Monde 2010. C’est vrai que depuis le succès à l’EURO 2008, on est emporté par un courant favorable. La victoire a peut-être provoqué un déclic : comme le veut le dicton, l’appétit vient en mangeant. Mais fondamentalement, je ne trouve pas qu’il existe un  » avant 2008  » et un  » après 2008 « . Avant ce triomphe à Vienne, il y avait déjà des joueurs extraordinaires en équipe nationale et, aussi longtemps que je me souvienne, ils témoignaient également d’un grand enthousiasme. Simplement, il leur manquait la cerise sur le gâteau.

Succéder à Aragonés représentait, aux yeux de beaucoup, un cadeau empoisonné. Or, vous l’avez accepté avec grand enthousiasme…

Lorsqu’Aragonés est parti à Fenerbahçe, tout le monde a voulu me prévenir que c’était le pire moment pour prendre la relève : je ne pouvais, forcément, que faire moins bien. Or, dès le premier jour, j’ai répondu que c’était au contraire le meilleur moment.

Parce que l’équipe était déjà bien en place ?

Oui. J’ai repris, dans les grandes lignes, l’équipe qui avait connu le succès sous la houlette de mon prédécesseur, même si l’immobilisme n’est jamais à conseiller dans le football. Par rapport à l’EURO 2008, j’ai incorporé trois jeunes joueurs : Gérard Piqué, Sergio Busquets et Juan Mata. Ils se sont parfaitement intégrés et ont encore apporté un plus.

Ces succès sont donc également le fruit du travail effectué dans les sélections de jeunes ?

Assurément. Tous les deux ans, la FIFA attribue un prix à la fédération nationale qui travaille le mieux avec les jeunes. Au cours des 20 dernières années, l’Espagne l’a emporté à sept reprises. Sur dix possibles, donc. Les joueurs qui forment aujourd’hui la base de l’équipe nationale sont, quasi tous, passés par les sélections de jeunes. Et y ont remporté de grands tournois comme des championnats du monde ou d’Europe.

On a l’impression qu’ils continuent de progresser. Les Américains ont coutume de dire : The sky is the limit. Jusqu’où ces joueurs peuvent-ils aller ?

Ils sont encore très jeunes. Et n’ont donc, théoriquement, pas encore atteint leur sommet. Ils ont déjà accumulé une bonne dose d’expérience : à l’EURO 2008, en Coupe des Confédérations. Et ils en accumuleront encore à la Coupe du Monde. A l’heure actuelle, on ne peut pas encore prédire où se situent leurs limites.

Lorsque vous introduisez de nouveaux joueurs, les choisissez-vous en fonction d’un schéma tactique précis ou modifiez-vous le système en fonction des joueurs qui débarquent ?

L’Espagne a toujours évolué selon deux schémas tactiques très précis : le 4-4-2 et le 4-2-3-1. C’est avec ces systèmes-là qu’elle a été championne d’Europe. Le plus important est que l’équipe nationale soit le reflet de ce qui se fait dans les clubs. Les joueurs proviennent, dans leur grande majorité, du Real Madrid, du FC Barcelone, du FC Valence, de Villarreal et de Liverpool. Cinq clubs -quatre espagnols et un anglais à forte connotation ibérique- qui forment la base de la Selección. On doit donc trouver un système dans lequel ces joueurs se retrouvent. Il est préférable que le sélectionneur s’appuie sur un schéma tactique bien défini, mais il doit aussi pouvoir se montrer flexible lorsque les circonstances l’exigent.

 » Un groupe ambitieux mais plein d’humilité « 

L’Espagne abordera la prochaine Coupe du Monde avec l’étiquette de favori. Cela n’engendrera-t-il pas une pression supplémentaire ?

Les joueurs sont habitués à la pression. Dans leurs clubs, ils évoluent tous au plus haut niveau. C’est aussi un groupe plein d’humilité et je ne crois pas qu’ils se considèrent eux-mêmes comme invincibles. La défaite contre les Etats-Unis, en demi-finale de la Coupe des Confédérations, constitue d’ailleurs un avertissement. Si en 2010, il est clair que l’on fera partie d’un groupe de favoris, il n’est pas question d’affirmer d’ores et déjà qu’on va remporter la Coupe du Monde. C’est exagéré.

Dans les grands clubs espagnols, on trouve les meilleurs joueurs étrangers du monde. Pour l’Espagne, cela ne représente apparemment pas un frein au développement des joueurs nationaux ?

Non, je trouve que c’est au contraire un avantage, car les nationaux se frottent à ces joueurs de grand talent. Je tiens d’ailleurs à souligner que la situation est moins alarmante en Espagne que dans d’autres pays. Au FC Barcelone, même si l’on trouve des superstars étrangères, la moitié du noyau est issue du centre de formation de La Masía. Au Real Madrid, 50 % des joueurs sont aussi Espagnols, même s’ils n’ont pas tous été formés au club. A Arsenal, quel est le pourcentage de joueurs anglais ? Les bons joueurs parviennent toujours à se frayer un chemin vers le sommet. Cela vaut également pour les entraîneurs. Il y a eu une période, en Espagne, où les entraîneurs des grands clubs étaient tous étrangers. Ils ont apporté des idées neuves. Mais aujourd’hui, les entraîneurs de la Liga sont quasiment tous espagnols. Et ceux qui sont étrangers, comme Manuel Pellegrini au Real Madrid, Mauricio Pochettino à l’Espanyol ou Hugo Sanchez à Almeria, ont passé de nombreuses années en Espagne. Mais je ne veux fermer aucune porte, ni ériger aucune frontière : si les entraîneurs étrangers sont bons, ils sont les bienvenus. Idem pour les joueurs.

Aujourd’hui, on trouve aussi des joueurs espagnols à l’étranger, ce qui est un phénomène récent. Est-ce bénéfique pour l’équipe nationale ?

Tout à fait. Ils découvrent une autre manière de jouer, de s’entraîner, et cela peut les aider lorsqu’ils abordent des compétitions internationales. Actuellement, des jeunes joueurs espagnols de 16 ans s’expatrient à l’étranger. On nous vole certaines perles, mais ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose pour le football espagnol. J’en prends pour exemple le cas de Cesc Fabregas : alors qu’il n’a encore que 22 ans, il a beaucoup appris à Arsenal.

En Espagne, la lutte pour le titre semble aujourd’hui se résumer au Real et au Barça. N’existe-t-il pas le risque que la Liga devienne un  » championnat à deux équipes « , comme celui d’Ecosse avec le Celtic et les Rangers ?

C’est une réalité économique contre laquelle il est difficile de lutter. La domination des grands clubs, grâce à leur puissance financière, n’est pas un phénomène propre à l’Espagne. On la constate dans la plupart des pays européens. L’UEFA et la FIFA tentent de trouver des solutions pour lutter contre ce phénomène, mais ce n’est pas évident. Je trouve qu’en Espagne, on est encore bien loti par rapport à d’autres pays. Même si le Real ou Barcelone devrait finir par émerger, d’autres clubs sont susceptibles de leur mener la vie dure. Le FC Séville, certainement. Le FC Valence, peut-être aussi. Je tiens d’ailleurs à rappeler qu’en 2000, le Deportivo La Corogne a encore été champion. Et que Villarreal, qui représente une ville de 50.000 habitants, a dignement représenté l’Espagne sur la scène européenne durant de longues années.

 » On accorde parfois plus d’importance au marketing qu’aux qualités footballistiques « 

Etes-vous un peu romantique ?

Tout à fait. Je ne suis pas opposé au modernisme, mais je n’aimerais pas que certaines traditions se perdent. Je me réfère, par exemple, au football anglais. Il y a eu une invasion de joueurs étrangers ces dernières saisons, et ils ont amené avec eux un style de jeu qui leur est propre et qui est parfois très éloigné de l’authentique kickandrush, mais certaines traditions ont été conservées. Ce ne sont parfois que des détails, comme le fait de garder le même vestiaire qu’autrefois, mais je trouve cela important.

Sous quel aspect le football a-t-il le plus changé, depuis le temps où vous étiez joueur ?

Le football a suivi l’évolution de la société. Cette évolution a été progressive. Lorsqu’on affirme que les joueurs actuels sont moins rapides qu’avant, où situe-t-on l’avant ? Aujourd’hui, la réalité économique a pris le pas sur d’autres considérations, on accorde parfois plus d’importance au marketing qu’aux qualités footballistiques elles-mêmes, mais il y a une chose qui n’a pas changé : c’est l’émotion que le football procure. Aux spectateurs et aussi aux joueurs. Lorsqu’on pénètre dans un vestiaire, qu’on monte sur le terrain, on ressent toujours les mêmes sensations, la même envie de gagner. Et lorsqu’on gagne, on est toujours aussi heureux.

Et le métier d’entraîneur, a-t-il changé ?

Autrefois, l’entraîneur principal faisait tout : il était chargé de l’entraînement physique, tactique, mental. Il s’occupait aussi des gardiens de but. Aujourd’hui, on travaille en équipe : il y a des spécialistes pour chaque domaine. Là aussi pourtant, le but recherché est toujours le même : faire progresser son équipe.

Un an après avoir remporté l’EURO, votre prédécesseur s’est planté à Fenerbahçe. Quelle réflexion cela vous inspire-t-il ?

Que la communication est très importante dans le chef d’un entraîneur. Spécialement dans le cas d’Aragonés, qui l’utilisait à très bon escient en Espagne et qui a été privé de cette arme en Turquie. On peut avoir le meilleur traducteur qu’on veut, cela ne vaut jamais un vrai dialogue en tête à tête.

par daniel devos

« Je ne pouvais rêver meilleur moment pour prendre en charge la Selección qu’au lendemain de l’EURO 2008. « 

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