Les racines de DRAGO

L’international serbe du Standard vient du cour des Balkans : plongée dans son vécu.

Là-bas, l’histoire a façonné, parfois cruellement, le c£ur, le caractère et la culture des habitants. Prijepolje, une petite ville de moins de 20.000 habitants, se dresse sans prétention, mais avec gentillesse, entre les montagnes et la Lim, une belle rivière qui ne s’offre qu’aux pêcheurs.

Les paysages sont enrichis par des églises orthodoxes et des minarets de mosquées. C’est le début du Sandjak, une région de Serbie, à 300 km de Belgrade, sur la route menant vers le Monténégro, partagée entre chrétiens et musulmans. Le Sandjak a toujours été un carrefour commercial, politique et religieux très important, contrôlé au fil du temps par les Turcs, les Austro-Hongrois, les Allemands, etc. Au 12e siècle, d’importantes caravanes de marchands venus de Dubrovnik s’arrêtaient à Prijepolje pour se reposer avant de poursuivre leur route vers Salonique et Istanbul.

Le monastère de Mileseva, havre de sérénité, date de cette époque. Il recèle des reliques de saint Sava, métropolite de Serbie du 13e siècle, et est connu pour ses magnifiques fresques et son célèbre Ange Blanc ( Beli andjeo) dont le regard suit les fidèles dès qu’ils entrent dans l’église. Les importants travaux de restauration sont financés par les pèlerins qui y achètent notamment des bougies, l’Eglise orthodoxe, l’Etat de Serbie & Monténégro, et l’Unesco.

 » Durant leurs sept siècles de présence chez nous, les Ottomans ont brûlé plusieurs fois ce monastère « , dit une religieuse.  » Il a toujours été reconstruit. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les troupes de l’Axe l’ont transformé en écurie. L’ Ange Blanc a résisté à tout et fait partie de l’histoire des hommes de cette terre « .

Le Sandjak n’a heureusement pas été emporté par les conflits ethniques durant les années 90. Les deux grandes communautés de ce coin sensible sont restées très calmes. Ivica Dragutinovic a été baptisé dans le monastère de Mileseva. Ses parents nous ont réservé un accueil plus que chaleureux. Son papa, Radoje, ressemble un peu à Hergé.

 » Dobro Dosli, bienvenue, vous êtes chez vous « , lance-t-il. La poignée de mains est celle d’un homme qui sait ce que travailler veut dire. Le papa d’Ivica nous propose tout de suite d’apprécier une goutte de slivovic maison, un alcool de prunes qui dégage les bronches en une fraction de seconde.

 » Encore un peu ? », demande Radoje. Pourquoi pas ? L’hiver n’a pas encore frappé aux portes mais cela ne saurait tarder. Prenons un peu d’avance avant les grands froids. Ziveli. Santé en serbe.

En Serbie, la table, c’est sacré

 » Ma femme, Milja, et moi, sommes originaires d’un petit village situé à quelques kilomètres de Prijepolje « , raconte Radoje Dragutinovic.  » Là-haut, la nature est belle et sauvage. Mais la vie y est rude et difficile avec des routes dans un état précaire, surtout en hiver. J’y retourne de temps en temps. Nous y possédons encore une maison familiale mais je ne peux pas entretenir le verger ou nos lopins de terre que j’ai confiés à des connaissances. Il y a beaucoup de chasseurs dans notre région. J’en fais partie et nous traquons surtout des cerfs et des sangliers. Il y a aussi des loups, venus de Bosnie, qui se sentent à l’aise dans nos immenses forêts. On signale parfois la présence d’ours. C’est un paradis avec ses rivières poissonneuses et ses ravins. Les touristes retrouvent petit à petit le chemin de notre terroir. Ivica aime revenir ici pour pêcher, être au calme, recharger ses batteries. Le bois est un des atouts de cette région. Je travaille pour le compte d’une société qui exploite cette richesse. Je conduis des camions chargés de troncs. Mes fils m’ont déjà demandé de prendre un peu de recul, de bosser moins. Même si c’est dur, je ne peux pas. J’ai besoin d’activités, de cette vie au grand air. J’aime cela et il me serait impossible de rester à la maison sans rien faire. C’est après avoir déniché ce boulot dans les années 60 que nous nous sommes installés à Prijepolje. Vujica, notre premier fils, y est né en 1968, Ivica l’a suivi sept ans plus tard « .

La fée du logis s’impatiente. Elle a dressé une magnifique table pour 20 convives au moins. Nous sommes cinq. C’est un festin : jambon fumé, feuilles de choux farcis, brochettes, viandes grillées, diverses salades, côtelettes, fromage blanc, tomates, etc. Le tout est arrosé entre autres d’un excellent vin rouge du Monténégro. Ziveli, Santé. En Serbie, la table, c’est sacré. Les amis de la famille peuvent venir quand ils veulent : il y a toujours quelque chose qui mijote sur le coin du feu dans la cuisine.

 » Et comment va Ivica en Belgique ? », demande le sympathique Radoje. Très bien, pas de problèmes. Le paternel est élancé mais n’a jamais joué au football. Mais, alors, comment le microbe s’est-il emparé de la famille ? Il indique tout de suite son fils aîné Vujica du regard avant de préciser :  » Tout cela, c’est de sa faute « .

Grand éclat de rire. Vujica entama son parcours de footballeur dans le club du village, Polimlje Prijepolje, avant d’attirer le regard de Borac, l’équipe en vue de Cacak, une ville de la Serbie profonde. Ce flanc droit fut cité à l’Etoile Rouge Belgrade avant qu’une grave blessure ne ruine ses plans. Il ne se découragea pas, joua en Corée du Sud, porta le maillot de Borac Uzice, toujours en Serbie, joua six mois dans un petit club régional de Francfort, revint à Cacak et passa un test à Beveren.

 » Je n’étais pas prêt « , dit-il en se souvenant de ce passage au Freethiel. Vujica mit alors la pédale douce avant d’arrêter sa carrière.  » En tant que parents, nous n’imaginions pas que le football puisse être un choix de vie « , avance Radoje.  » Il nous semblait évident que les études devaient passer avant tout. Ingénieur, avocat, médecin : cela aurait été le rêve. Sans le savoir, nous avons un peu freiné la carrière de Vujica. Son frère l’admirait, allait le voir jouer et emprunta finalement le même chemin. A un moment, un club de Bor frappa à la porte. Il avait 16 ans. Bor se trouve près de la frontière bulgare, à plus de 350 kilomètres de chez nous. Ivica était jeune et cela nous semblait si loin. Des amis et des dirigeants de Polimlje Prijepolje nous implorèrent de ne pas faire la même erreur qu’avec son frère. Pour eux, il devait partir afin d’enrichir son talent et de progresser. Ils étaient certains qu’Ivica pouvait aller très loin avec sa mentalité, sa volonté, sa technique et son pied gauche. Notre cadet n’est resté qu’un an à Bor. Le club de son frère, Borac Cacak, le recruta et il y joua avec son frère en D2. Là, ils étaient réunis, vivaient sous le même toit : nous étions rassurés « .

Vlade Divac joua dans le premier club d’Ivica

A Prijepolje, même si les installations ne sont pas géniales ou confortables, on devine tout de suite le petit stade de football et des terrains de basket.  » Vlade Divac, une légende internationale du basket, est originaire de Prijepolje « , raconte Vujica Dragutinovic.  » Il s’est d’abord tourné vers le football dans notre club. En raison de sa taille, Vlade Divac opta pour le poste de gardien de but. Notre premier entraîneur, Uros Matovic, comprit très vite que le basket lui conviendrait mieux. Il ne tarda pas à s’envoler vers son destin, les titres en Serbie, les couronnes européennes, la NBA, les Lakers, l’or olympique, etc. Divac revient parfois à Prijepolje. Il n’a pas oublié ses racines. La presse a récemment affirmé qu’il négociait la reprise de l’exploitation d’une source d’eau minérale avec Danone « .

Milja s’active entre la salle à manger et la cuisine :  » Mangez, mangez…  » Notre photographe, Michel Gouverneur, reprend une tranche de foie grillé et n’en revient pas de la qualité de l’accueil. Il découvre l’âme slave. Radoje remplit les verres. Re-ziveli, santé. Personne ne mourra jamais de faim chez les Dragutinovic. La maison est jolie et pimpante. Pas un grain de poussière.  » Ce sont nos enfants qui nous ont permis d’agrandir et de moderniser notre demeure « , certifie la maman d’Ivica.  » Ils ont même dessiné les plans « . Radoje approuve les propos de son épouse :  » Je ne demande jamais rien : ils sont généreux. Un jour, Ivica est revenu à la maison. J’étais au travail. Il est monté à bord de mon camion, m’a embrassé et m’a dit : – J’ai une voiture pour toi, une Volkswagen Golf. Un magnifique cadeau. Il a aussi payé une BMW à son frère. Sa réussite sportive me réjouit mais il y a autre chose, de plus important, dans la vie. Mes deux enfants sont unis comme les doigts de la main. Et cela vaut toutes les richesses de la terre. Même s’ils sont éloignés l’une de l’autre, Ivica ne prend jamais une décision sans consulter son frère. Cet esprit familial fait de nous des parents heureux. Il ne nous reste plus qu’un souhait : avoir un jour des petits-enfants. Or, ils ne sont pas encore mariés. Cela viendra…  »

Radoje a parfois tremblé en regardant ses fils à la télévision.  » Un jour, après un choc, Vujica ne s’est pas relevé « , se souvient-il.  » C’était lors d’un match opposant Cacak à Banja Luka. Je n’ai même pas eu le temps de couper la télévision. Je me suis précipité dans ma voiture et j’ai avalé les 150 km entre Prijepolje et Cacak. J’ai retrouvé Vujica à l’hôpital avec des côtes cassées. Je suis sûr que cela lui a coûté la suite de sa carrière. Il était suivi par de grands clubs et aurait pu vivre la même chose que les joueurs de sa génération : Dejan Savicevic, Dragan Stojkovic, Robert Prosinecki. Quand Ivica me téléphone, je m’inquiète d’abord pour sa santé. Le reste est moins important. Mais mon fils a été capitaine au Standard ! Peu de joueurs étrangers peuvent en dire autant. J’en suis fier. Il est honnête et courageux « .

Radoje et son épouse se sont déjà rendus en Belgique, ont visité Gand mais pas encore Liège. Ils se réjouissent à l’idée de découvrir un jour la Cité ardente.

 » On l’affirme même chez nous : de la stratosphère, on ne voit que la muraille de Chine et les autoroutes belges superbement éclairées « , dit Vujica.

Pas question de payer la note d’hôtel

Minuit, il se fait tard. Radoje et Milja ont insisté afin que nous dormions chez eux, mais nous avions réservé une chambre dans un des hôtels de la ville. Cela chagrine Radoje qui viendra nous y chercher le lendemain matin.

Au mur de la maison, un cadre attire notre regard : saint Stéphane. Une icône, une tradition très importante qui résume un large pan de la culture serbe. Chaque famille croyante honore son saint patron. Pour les Dragutinovic, c’est saint Stéphane qui a sa place le 9 janvier au calendrier orthodoxe. Cela s’appelle la slava et cela donne lieu à de fameuses festivités. Il ne faut même pas prévenir, tout le monde est bienvenu : la famille, les amis et les voisins. Durant l’occupation ottomane, cette fête était interdite. Les Serbes la célébraient alors la nuit. Le régime communiste y était également opposé mais la tradition a repris ses droits.

L’hôtel Mileseva attend visiblement d’autres heures de gloire entre les nuages de fumées de cigarettes des clients. Les jours meilleurs ne vont pas tarder. Le directeur de l’établissement, Uros Matovic, n’est autre que le premier entraîneur d’Ivica Dragutinovic. Il nous offre une excellente pivo (bière) du pays. La brasserie Apatinska a été reprise par InBev, le géant belgo-brésilien. Durant la guerre qui déchira l’ex-Yougoslavie, les ouvriers de cette usine du nord de la Serbie furent payés en parts de la société. InBev les acheta plus tard à un bon prix pour s’installer encore plus confortablement en Europe orientale. Les ouvriers ont acheté des maisons, des voitures, des terrains. Le capitalisme avait réussi une entrée remarquable en Serbie. On en parle même à Prijepolje.

Les actions d’Ivica moussent aussi.  » Il ne doit rien à personne et tout s’explique par son travail « , certifie Uros Matovic qui boit un café serré.  » Dès le premier coup d’£il, j’ai deviné son potentiel. Le reste était une affaire de temps et d’opportunités. Ivica est à l’image de ses parents : sérieux, organisé, travailleur. A l’entraînement, il ne levait jamais le pied, comme il jouait en compétition. Son pied gauche faisait des ravages. De plus, il était le leader naturel de sa génération. Ivica montrait sans cesse l’exemple. Un petit club comme le nôtre a pour vocation de trouver de bons jeunes. Un deuxième jeune joueur de Prijepolje est parfois repris dans le noyau de l’équipe nationale : Mihajlo Pjanovic qui joue au Spartak Moscou. C’est formidable pour une petite ville comme la nôtre. Quand un jeune gars venu de chez nous perce au plus haut niveau, je suis vraiment heureux de l’avoir accompagné lors de ses premiers pas sur un terrain de football. Sans la guerre, Ivica serait passé par un des grands clubs de Belgrade. Il jouerait probablement en Italie. Ivica avait été cité à Stuttgart mais opta pour la Belgique. Il a dû repartir de zéro, se faire un nom à Gand et au Standard. Mais il n’a jamais reculé alors que beaucoup d’autres se seraient perdus dans ce cheminement. A 15 ans, il jouait en équipe Première à Prijepolje. On n’avait jamais vu cela. Cela lui a permis de faire partie de toutes les sélections nationales de jeunes. Le reste a suivi « .

Le lendemain matin, Radoje vint nous chercher à l’hôtel :  » Dobro jutro, bonjour, vous avez bien dormi ? Mais qu’est-ce que vous avez fait ? » Rien à signaler.  » Mais si, vous avez payé la note de l’hôtel « , dit-il.  » Et il n’en est pas question. Vous êtes les invités de mon fils, donc les miens. Je vous prie de reprendre cet argent. Pas question pour vous de payer, cela ne se fait pas en Serbie « .

Chez les Dragutinovic, Milja constate avec effroi que nous avons déjà pris notre petit déjeuner. Elle devrait ouvrir un restaurant. Visiblement déçue, la maman d’Ivica nous propose du café, des jus de fruits, sort tous les trésors de son frigo. Ziveli, santé. Un voisin et ses deux enfants viennent dire bonjour en toute simplicité. On sort la bouteille d’eau de vie. Ils parlent de l’hiver qui ne va pas tarder en apportant une neige abondante. Le bois est déjà rentré un peu partout. Notre photographe s’active car la vue sur la Lim et Prijepolje est tout simplement magnifique. La maman d’Ivica nous propose des sandwiches pour le retour. Impossible. Nous avons mangé pour deux semaines. Onze heures, il est temps de reprendre la route vers Cacak où nous attend Tomas Vasov, un de anciens équipiers d’Ivica à Borac et à Gand.

Darko Anic se reposait sur ses lauriers, Ivica jamais

La route est sinueuse, parfois difficile car des cantonniers la raccommodent, rognent la caillasse, étalent du nouveau macadam. En 1999, à l’entrée de Prijepolje, les avions de l’OTAN avaient bombardé plusieurs ponts afin de couper la route Belgrade-Podgorica et de mettre le régime de Slobodan Milosevic sur les genoux. Toutes ces traces ont quasiment été effacées. Les kilomètres filent entre les montagnes où durant la Deuxième Guerre mondiale, l’armée royale yougoslave et les partisans communistes taillèrent l’occupant nazi en pièces avant de s’affronter durement entre eux. L’histoire et le passé ne sont jamais loin et remontent sans cesse à la surface dans les Balkans. Petit arrêt café dans un village de montagne où les touristes adorent se reposer. Cacak n’est pas loin, nous attend dans la vallée, au c£ur de la Sumadija, cette région agricole. Les paysans travaillent tous les lopins de terre, élèvent du bétail. La vie n’y est pas facile du tout mais bien organisée. La Serbie profonde revit, elle a encore besoin de temps pour se redresser mais ses habitants entretiennent l’espoir de rejoindre un jour la Communauté Européenne.

C’est à Cacak que la grande aventure sportive commença pour Ivica Dragutinovic. Là aussi, le stade est plus que désuet. Or, ce club fait partie de l’élite du football en Serbie & Monténégro. Les derniers travaux de modernisation doivent dater des années ’50 ou même de la préhistoire. Ivica Dragutinovic y joua en D2 avec son frère avant de monter un étage plus haut. Slavko Vojcic, son entraîneur de l’époque s’en souvient bien :  » Sa première année a été compliquée par une fracture de la jambe. Ivica est revenu très vite et il emmena la plus belle génération de jeunes de ce club avec les conseils de son frère qui jouait à droite. Ces jeunes faisaient recette. Les spectateurs appréciaient leur style de jeu très technique. Il y avait là, en plus de lui, des joueurs comme Darko Anic (ex-Club Bruges et Gand), Tomas Vasov et Zoran Savic (ex-Gand tous les deux). Anic avait une belle technique mais un caractère… balkanique. Avec son talent, il pouvait gagner un match tout seul. Puis, après un exploit, on ne le voyait plus durant deux ou trois semaines. Anic se reposait sur ses lauriers, Dragutinovic jamais. Darko n’a pas changé et cela lui a posé des problèmes à l’Etoile Rouge Belgrade et en Belgique. Ivica est tout à fait différent. Il se remet sans cesse en question. Ses qualités physiques conviendraient parfaitement à un club anglais. Il balaye bien le flanc gauche et possède un excellent centre et distille de bons changements d’aile. Pour sa génération, la suite passera par une qualification pour la phase finale de la Coupe du Monde en Allemagne « . Ziveli, santé… Pierre Bilic, envoyé spécial à Prijepolje

Pierre Bilic

 » Mes deux enfants sont UNIS COMME LES DOIGTS DE LA MAIN : cela vaut toutes les richesses de la terre  »

 » Ivica a été CAPITAINE AU STANDARD. Peu de joueurs étrangers peuvent en dire autant  »

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