« Les pilotes sont les vedettes, pas les autos »

Gerhard Berger, directeur de BMW-Sport et ancien pilote de F1, évoque le succès de BMW, la lutte de pouvoir qui règne dans le cirque et les frères Schumacher.

Le GP de Belgique de F1, qui se disputait sur le circuit de Francorchamps, n’avait plus d’intérêt sportif. Michael Schumacher était champion du monde depuis le GP précédent, celui de Hongrie. Nul ne pouvait plus menacer Ferrari dans le titre des constructeurs.

Rarement une écurie et un pilote auront autant dominé une saison que Michael Schumacher et Ferrari cette année. Finalement, c’est Ralf, le frère cadet de Michael, qui lui a opposé le plus de résistance. A trois reprises cette saison (St-Marin, Montréal et Hockenheim), il est monté sur la première marche du podium. Ralf Schumacher roule pour Williams-BMW. Le constructeur bavarois n’a effectué son retour en F1 que la saison passée. Le succès ne s’est pas fait attendre. Entretien avec Gerhard Berger, directeur de BMW-Motorsport.

Ralf Schumacher peut-il marcher sur les traces de son frère Michael?

Gerhard Berger: Je classerais Michael Schumacher dans la catégorie des pilotes exceptionnels. On ne rencontre un tel pilote que tous les dix ans, comme avant lui Ayrton Senna et bien avant encore Jim Clark. Ralf talonne toutefois son frère. Il doit encore apprendre à gérer ses victoires.

Avec trois victoires, Ralf est dans une position de force en prévision des négociations. Mercedes et Jaguar le courtisent assidûment. Williams-BMW se sent-il obligé de prolonger le plus vite possible son contrat, qui prend fin en 2002?

Mettons-nous un moment à la place de Ralf Schumacher. Un pilote veut gagner le plus d’argent possible et connaître le succès. En F1, la combinaison du succès et de l’argent n’est pas si évidente. D’autre part, il a participé, pendant deux ans, à la construction d’une écurie, et il la quitterait au moment où il pourrait recueillir les fruits de son travail? Mais en prévision de négociations, le pilote a bien le droit de se ménager des alternatives et de les faire valoir.

Il semble que Ralf Schumacher veuille que son salaire passe de quatorze à trente millions de marks (280 à 600 millions).

Je n’en sais rien mais s’il veut rester chez nous, il devra trouver un compromis. Si Ralf veut avant tout gagner beaucoup d’argent, il pourrait opter pour une équipe qui lui offre plus d’argent. Avant, c’est un aspect qui m’intéressait beaucoup, donc, je ne peux que comprendre Ralf s’il raisonne ainsi.

L’expérience de Berger au profit de Ralf?

Ralf Schumacher a effectué ses débuts en F1 en 1997, l’année même où vous avez mis un terme à quatorze saisons de carrière. Ralf profite-t-il beaucoup de votre expérience personnelle?

De mon temps, les anciens coureurs tapaient sur les nerfs des jeunes et ça n’a pas changé. Tous les pensionnés ont tendance à glorifier le passé et je n’échappe pas à la règle. Quand je souhaite me replonger dans le bon vieux temps, je recherche la compagnie de Nelson Piquet ou de Keke Rosberg, pas celle de Ralf. Ça n’aurait aucun sens: il ne comprendrait pas ces vieilles histoires et elles ne l’intéresseraient d’ailleurs pas.

Juan Pablo Montoya, le deuxième pilote de BMW-Mercedes, achève rarement ses courses, cette saison. Il aurait bien besoin de conseils.

Si Montoya ou un autre pilote s’adressait à moi et me demandait un avis, il recevrait une réponse honnête. S’il ne me demande rien, je ne dis rien non plus. Tout au plus fais-je une remarque de temps en temps. C’est au pilote de savoir s’il peut en retirer quelque chose. Les pilotes de F1 ne sont jugés que sur leurs résultats. Leurs motivations et leurs excuses n’intéressent pas les gens. Les écuries sont sans cesse à la recherche du prochain pilote, qui laisse augurer de meilleures performances. La concurrence est redoutable et une sélection naturelle s’opère très rapidement, très durement aussi. Parfois, quelqu’un est mis sur la touche, injustement.

Que manque-t-il à Montoya par rapport à Ralf Schumacher?

Montoya travaille sur ses émotions et sa puissance. Il n’a pas l’aptitude de Schumacher à analyser la course.

Minimiser le contrôle de la traction

Mika Hakkinen réalise une saison décevante et se plaint du fait qu’on ne veuille plus de coureurs qui aient un bon toucher de pédale. La réintroduction du contrôle de la traction, qui empêche électroniquement le dérapage, a-t-elle bouleversé la hiérarchie des pilotes?

Le pilote qui parvenait à bien maîtriser toute cette puissance épargnait ses pneus ou allait plus vite. Voir Michael Schumacher flirter avec la limite était un plaisir pour l’oeil. Le contrôle de la traction neutralise le dérapage contrôlé. Mais Michael a tellement de qualités qu’il ne perd pas pied. Actuellement, tout l’art du pilotage réside à faire en sorte d’utiliser aussi peu que possible le contrôle de la traction. C’est ainsi qu’on signe les meilleurs chronos aux essais. Il semble que Michael soit largement en tête là aussi, car il maîtrise mieux que tout autre le travail de son staff d’ingénieurs.

Jusqu’il y a peu, on estimait qu’un constructeur avait besoin de trois saisons pour être concurrentiel. Après 26 courses, BMW a déjà trois victoires en poche. Quelles leçons peuvent en tirer les nouveaux venus, Jaguar, Renault et bientôt Toyota?

Nous avons prouvé que nous pouvions réussir sans attirer des coureurs d’élite. Il suffit de trouver en son sein les personnes ad hoc.

Voulez-vous dire que les personnes qui ont conçu le six cylindres de la BMW standard peuvent maintenant élaborer un moteur de F1?

Nous avons établi un mélange. Une douzaine d’ingénieurs actifs dans le monde sportif ont rejoint quelques deux cents membres du personnel de BMW. Mon collègue Mario Theissen a le don de pouvoir estimer le potentiel des ingénieurs. Nous avons mêlé différentes cultures.

Leur propre championnat?

BMW fait partie d’un groupe de cinq constructeurs automobiles qui souhaitent mettre sur pied leur propre championnat, en 2008, faute de s’entendre avec Leo Kirch, l’actionnaire principal de Slec, la société de marketing de la F1. Vous redoutez que Kirch ne propose plus de retransmissions en direct des GP que via les chaînes payantes. Verra-t-on un second championnat prendre forme?

D’abord ceci. Je ne trouve pas correct de s’adresser en ces termes au groupe Kirch: vous avez atteint quelque chose en investissant beaucoup d’argent, mais nous ne voulons plus que vous en ayiez la jouissance. Que veulent les constructeurs? Il désirent l’assurance que les investissements réalisés continueront à porter leurs fruits après l’ère Bernie Ecclestone. Ça implique que nous ayions droit au chapitre, notamment sur la répartition des droits TV. Je doute quand même qu’il soit possible de monter un championnat concurrent qui soit rentable. Toutefois, Kirch peut mettre en péril le return de nos investissements. C’est ce que craignent les constructeurs. D’après moi, donc, tôt ou tard, Kirch et les écuries vont nouer un dialogue constructif et raisonnable.

Jürgen Hubbert, le patron de Mercedes, estime que sa société a réalisé suffisamment d’investissements en F1. Il veut obtenir des parts gratuites.

C’est un point de départ intéressant mais il est essentiel que les constructeurs, quand ils élaboreront un compromis, se mettent d’accord sur les règles à suivre et les désirs de chacun. Ils sont condamnés à s’entendre. Les constructeurs seront les pions majeurs de la F1 s’ils présentent un front uni.

Vous connaissez bien Bernie Ecclestone, le fondateur de Slec et le maître d’oeuvre de la F1. Où en est-il?

Ecclestone possède encore 25% de Slec. Comme je le connais, il réfléchit chaque seconde à la manière de gagner le plus d’argent possible sur chaque part -en entrant en bourse, en vendant aux constructeurs ou que sais-je encore.

« Ecclestone voit loin »

Une concession financière de sa part pourrait préserver la F1 de l’éclipse.

Jamais de la vie. Accroître sa fortune est son pain quotidien. Ecclestone voit loin. Il ne veut pas passer à la caisse après une démarche mais après trois ou quatre, son capital doit avoir un bon rendement. Nous ne parlons pas là de 10 misérables pourcents. Bernie calcule selon d’autres normes.

Que ne veut-il absolument pas?

La F1 est son enfant. Il veut à tout prix éviter qu’un championnat parallèle soit mis sur pied. Il sait que deux compétitions concurrentes s’affaibliraient mutuellement. Il doit donc réunir toutes les parties. Kirch est un empire médiatique qui peut aider la F1 à se développer. Les constructeurs peuvent garantir la pérennité du spectacle. C’est plutôt complémentaire.

Voyez-vous une solution?

Je ne trouve pas indispensable que l’industrie automobile prenne des parts. Si on tient compte des souhaits des constructeurs en renouvelant les règles de marketing, qui sont immuables jusqu’en 2007, nous pourrions être d’accord la semaine prochaine, façon de parler, bien entendu.

Que Kirch ou l’industrie automobile ait des parts, ça revient au même: il y aura en tout cas un mélange malsain d’intérêts sportifs et économiques.

C’est justement le danger. Il faut placer ces choses au service du sport. La F1 ne marchera plus si les spectateurs ne pensent plus que c’est le meilleur qui gagne et que tout se déroule correctement. Les sponsors, le fric, tout dépend de l’aspect sportif et pas l’inverse. Les pilotes restent les étoiles de la F1.

Certains patrons d’écurie ne comprennent pas ça. La F1 n’apprécie guère les pilotes hauts en couleurs, car ils sont susceptibles de ne pas convenir à l’image des sponsors et de faire de l’ombre aux patrons d’écuries.

C’est une vision à très court terme. Je me souviens de l’époque où cette tendance s’est amorcée. J’ai roulé avec de fortes personnalités comme Lauda, Rosberg, Piquet ou Senna. Puis, d’un coup, les patrons ont pensé: si cette star n’est pas dans la bonne auto, elle ne gagnera pas. Mais les spectateurs ne peuvent s’identifier à un engin artificiel. Ils veulent des hommes de chair et de sang, des gens qui vivent et se battent, qui se livrent à fond. Des gars qui se baladent chaussures délacées et les cheveux teints en jaune -comme la jeunesse actuelle.

Vous ne pouvez pas citer beaucoup d’anciens coureurs qui correspondent à cette image.

Mais les coureurs actuels bien. Pour l’instant, ils ont d’autres valeurs. Parce qu’ils pilotent des autos fiables. La génération qui m’a précédé -je parle des années 60 et 70- avait une statistique en tête: chaque année, deux pilotes perdaient la vie. Cette pression inimaginable doit avoir forgé leur caractère. S’ils roulaient dix ans, ils pouvaient calculer assez précisément le moment où viendrait leur tour.

Copyright Der Spiegel

Alfred Weinzierl

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