Les panthères noires

Bruno Govers

Anderlecht a pu compter, aussi, sur les coups de patte de ses félins africains, cette saison.

Nouveaux transfuges à Anderlecht l’été passé, Aruna Dindane (20 ans) et Souleymane Youla (19 ans) ont connu, depuis lors, des fortunes diverses. Acquis pour une soixantaine de millions à l’ASEC d’Abidjan, l’Ivoirien, avec quatre buts (trois en championnat et un en Ligue des Champions) et sept assists en 627 minutes (531 + 72), a été davantage à la fête que son compère guinéen, transféré sur base locative de Lokeren, pour 30 millions, et qui a marqué jusqu’à présent deux buts (1 + 1) tout en ne délivrant qu’un assist. Le tout, il est vrai, en 327 minutes (209 + 118).

Mais s’il est exact que la dernière impression est souvent déterminante, tous deux n’ont pas trop de mouron à se faire. Car leur meilleur match de la saison aura coïncidé avec une prestation sans tache des Mauves contre le Real. De quoi embellir une carte de visite moins fournie que celle des autres.

Quel bilan dressez-vous de votre première campagne anderlechtoise?

Aruna Dindane: Globalement, je suis satisfait. Au plan des résultats, je n’aurais pu rêver mieux, dans la mesure où le Sporting a de grandes chances de se succéder au palmarès du championnat. Il faudrait une catastrophe pour que le club ne remporte pas le titre. Et j’y aurai quand même été partie prenante. Je ne suis pas près non plus d’oublier le parcours fantastique de l’équipe en Ligue des Champions. J’avais eu le privilège, au cours de l’hiver 99, de disputer la Supercoupe d’Afrique entre l’ASEC Abidjan et l’Espérance Sportive de Tunis. Je pensais que c’était le sommet. Mais j’ai dû réviser mon jugement suite aux prestations d’Anderlecht sur la scène européenne. La comparaison n’est guère possible entre les deux compétitions en matière d’engagement et de rythme. Mon seul regret, c’est de n’avoir pas été davantage participé à ces matches-là. A défaut, je n’en garde pas moins le souvenir magique d’avoir fait la connaissance de quelques enceintes mythiques, comme Old Trafford, Bernabeu et l’Olimpico de Rome.

Souleymane Youla: Par rapport à Aruna, je ne présente malheureusement pas les mêmes statistiques. Ma situation n’est toutefois pas entièrement comparable à la sienne, en ce sens qu’il fait souvent office de troisième attaquant, aux côtés de Koller et Radzinski, alors que je suis plutôt perçu comme une doublure des deux titulaires habituels. Comme tous deux n’ont guère été blessés et que l’entraîneur n’est pas partisan d’un système de rotation, il m’a fallu ronger mon frein plus souvent qu’à mon tour et me satisfaire de bonnes performances chez les réservistes, où j’ai inscrit une bonne vingtaine de goals. Malgré ce nombre peu élevé de présences en équipe-fanion, je n’en conserve pas moins dans ma mémoire, moi aussi, la trace de moments grandioses. Comme ce but décisif au PSV Eindhoven, voire ce dernier match, contre le Real, où je me suis montré sous mon meilleur jour. Je ne sais trop, cependant, si ces bribes de rencontres suffiront à convaincre les dirigeants du bien-fondé de mon engagement, puisqu’ils doivent se prononcer avant le 30 avril. Je ne tiens pas spécialement à quitter le Parc Astrid. Certes, j’aimerais pouvoir m’y illustrer un peu plus, la saison prochaine, mais je comprends fort bien qu’on y est tributaire de la suite qu’un Radzinski voudra donner à sa carrière, par exemple, et qu’il est malaisé de fournir des garanties dans ce cas. En ce qui me concerne, je suis prêt à rester, quelle que soit la concurrence à laquelle je serai soumis dans quelques mois. Je préfère cette solution, en tout cas, à un passage dans l’un de ces clubs français qui me font les yeux doux, à l’image de Rennes, de Lille ou de Bordeaux notamment. Pourquoi? Je veux me stabiliser après deux périodes d’adaptation successives, à Lokeren puis à Bruxelles. Néanmoins, si le RSCA renonce à mes services, il faudra bien que j’accepte cette nouvelle orientation.

N’êtes-vous pas déçus de ne pas avoir joué davantage cette saison?

Youla: Honnêtement, oui. Je conçois qu’un coach ne modifie pas ses batteries quand un match est accroché. Mais lorsqu’il n’y a plus de suspense, pourquoi ne pas lancer des forces fraîches au jeu? C’est mon sentiment de joueur. Comme entraîneur, il n’est pas interdit de penser, toutefois, que je réagirais de la même manière qu’Aimé Anthuenis, en me disant qu’avec un duo aussi performant que Koller et Radzinski, l’éclair peut jaillir à tout moment. Les chiffres plaident en leur faveur. Je ne puis malheureusement pas m’empêcher de penser que je fais figure de parent pauvre, à côté d’eux, avec un seul but. Et je me dis que s’il y a une différence entre nous, elle est quand même nettement moins marquée que l’écart dans le classement des buteurs le laisse supposer.

Dindane: Comparativement à Souleymane, j’ai la chance de pouvoir être introduit au jeu aussi bien comme joker, sur le flanc droit, que comme relais pour Radzinski. Il s’agit d’un double avantage. « Souley » n’est pas logé à la même enseigne puisqu’il est davantage considéré comme une solution de rechange pour Koller. La preuve par sa titularisation aux dépens du Tchèque lors du récent match de prestige contre le Real. Le problème, pour mon copain, c’est que Koller est une force de la nature et qu’il répond invariablement présent, à l’entraînement comme aux matches. Le topo pourrait, bien sûr, changer, au cas où il trouverait preneur l’été prochain. Dans ce cas, je crois que Youla pourrait le suppléer. Compte tenu de ses qualités, je trouverais regrettable qu’Anderlecht ne s’assure pas ses services. Car il a prouvé, contre les Madrilènes, qu’il a l’étoffe d’un grand.

Cette apologie n’empêche nullement le Sporting de sonder d’autres possibilités. Comme l’attaquant Ali Elkhattabi, du Sparta Rotterdam. Que vous inspire cette démarche?

Youla: Je crois qu’il y a lieu de l’appréhender différemment, selon que l’on est joueur ou entraîneur. Moi-même, je me dis que je pourrais fort bien faire l’affaire et qu’il est inutile de chercher ailleurs ce qu’on a chez soi. Mais je puis admettre le raisonnement du coach aussi, qui doit se prémunir en cas de départ de l’un de ses attaquants attitrés. Dans cette optique, l’un des meilleurs artificiers hollandais du moment ne peut laisser indifférent. Et il est normal, somme toute, que ce joueur polarise l’attention à ce moment-ci déjà.

Dindane: Moi, je ne puis quand même pas m’empêcher de penser que le Sporting est beaucoup plus riche en profondeur qu’il ne le croit. Et qu’il a peut-être tort de ne pas exploiter davantage son propre potentiel. Je n’en veux pour exemple que le poste de back gauche, qui interpelle tout le monde suite au départ de Dheedene. Anderlecht ne dispose-t-il pas d’un remplaçant idéal en la personne d’Ilic, qui a livré un match somptueux, dans ce rôle, face au Real? Sans compter que Davy Oyen est susceptible de s’illuster à cette place aussi. Faut-il aller voir ailleurs dans ces conditions? Et ce qui vaut pour la défense est d’application au compartiment offensif également. Pourquoi chercher midi à quatorze heures?

On vous reproche parfois d’être par trop individualistes. A raison?

Youla: Peut-être. Mais il faut se mettre à ma place: comment puis-je convaincre l’entraîneur de mes qualités, en l’espace de quelques minutes à peine, si je me contente du minimum? Alors, c’est vrai que j’en rajoute par moments. Mais je ne pense pas qu’on puisse me reprocher de jouer avec des oeillères. Face au Real, j’avais fait l’essentiel, à un moment donné, en déposant sur place Michel Salgado et en m’ouvrant la voie royale. Cette balle-là, je la voyais déjà au fond des filets. En définitive, Casillas l’a détournée au prix d’un réflexe miraculeux. Sur l’instant puis, après coup, Radzinski m’a reproché de l’avoir snobé sur cette action. Je n’en suis toujours pas autrement convaincu aujourd’hui, mais je veux bien accepter son point de vue. Dans un même ordre d’idées, j’aurais d’ailleurs pu m’estimer lésé moi aussi, lorsqu’il tenta par deux fois sa chance au but dans ce match alors que j’étais mieux placé que lui. Mais c’est mon point de vue, évidemment. Et le sien est sans doute différent. De toute façon, ces mouvements d’humeur ne nous empêchent nullement de nous entendre. Ils sont l’expression de la frustration du moment, c’est tout.

Dindane: Certains me disent que je me perds dans mes dribbles. C’est vrai, je pourrais davantage dépouiller mon jeu. Mais si je l’avais toujours fait en toutes circonstances, je ne serais probablement pas arrivé au point où j’en suis actuellement. Eu égard à ma position sur le terrain, j’estime qu’il est beaucoup plus important que je prenne une part de risques, avec les conséquences souvent heureuses que l’on sait, plutôt que jouer la sécurité alors que mon camp n’est pas menacé. Car lorsqu’on se trouve à soixante mètres de son propre but, comme moi, il faut quand même un incroyable concours de circonstances pour qu’une perte de balle s’avère fatale.

Vous avez tous deux eu le bonheur de marquer en Ligue des Champions, Souleymane à Eindhoven et Aruna contre le Real. Ce furent les points culminants de votre saison, jusqu’ici?

Youla: Ce but au PSV revêtait une énorme signification pour moi. Jusqu’alors, je n’avais pas encore eu l’occasion de prouver grand-chose et de justifier le débours que le Sporting avait consenti pour moi. Et voilà que subitement, en l’espace d’une poignée de minutes, je me montrais déterminant à deux reprises: tout d’abord en provoquant l’exclusion de Kevin Hofland, puis en donnant le but de la victoire à mes couleurs. Ce goal-là était non seulement synonyme de qualification, mais également d’un boni de 6,5 millions puisqu’il nous assurait d’un succès en lieu et place d’un draw. A priori, j’ai cru que ce match allait me lancer définitivement. Mais, pour toutes les raisons que je viens d’expliquer, j’ai dû déchanter. Il m’aura fallu attendre le match de clôture contre le Real pour me signaler à nouveau à ce niveau.

Dindane: Ce goal contre le Real a davantage d’importance, pour moi, que celui que j’ai inscrit jadis, durant les extra-times, face à l’Espérance Sportive de Tunis, en Supercoupe d’Afrique, et qui nous avait valu la victoire aussi. Parce qu’il s’agissait de Madrid, club mythique par excellence. Et que ce but-là, justement, aura procuré un frisson incroyable à tout le monde: les joueurs et les responsables sportifs du club, qui voulaient absolument que le Sporting termine son parcours sur une bonne note, et le public anderlechtois, qui a communié avec nous comme jamais auparavant.

Youla: Exact, il y avait une effervescence à nulle autre pareille ce soir-là. Pour la première fois depuis mon arrivée au Parc Astrid, les supporters ont d’ailleurs scandé mon nom à ma rentrée aux vestiaires. Trois jours plus tard, à La Gantoise, ils me réclamaient à tue-tête sur le terrain. Comme quoi ma prestation avait dû marquer. J’espère qu’elle aura contribué à augmenter ma cote auprès des décideurs anderlechtois. Attention, le meilleur Youla est encore à venir. Dans mes rêves, je me vois imiter l’exemple de Stoica. Lui non plus n’a pas toujours été à la fête, la saison passée, avant de savourer une éclatante revanche cette année. J’aimerais m’inspirer de son exemple.

Dindane: Moi aussi, il me plairait de marcher sur ses traces et de m’imposer pour de bon, au même titre que Souley. L’idéal, pour nous, serait que le Sporting joue en 4-3-3. De la sorte nous augmenterions sérieusement nos chances de figurer en Première. Surtout si Radzinski ou Koller venaient à partir. Chez les doublures, nous avons joué quelquefois selon ce canevas, avec Ben Mangaka Mbemba pour nous épauler. Et nous nous sommes souvent régalés.

Dans quelques semaines sera désigné le lauréat du Soulier d’Ebène, qui prime le meilleur joueur africain de l’année. Pensez-vous entrer en ligne de compte?

Youla: L’année passée, j’avais terminé à la troisième place derrière Lembi et Ekakia. Il était alors logique que je me retrouve parmi les cinq nominés. Ce coup-ci, c’est différent, dans la mesure où je n’ai pas été aligné de manière régulière. Dès lors, il m’étonnerait de figurer dans le haut du panier. Pour moi, Lembi est le candidat tout désigné à sa propre succession.

Dindane: Moi aussi, j’ai sans doute trop peu joué pour focaliser l’attention. A mon sens, le joueur africain le plus régulier et méritant, tout au long de la saison, est mon compatriote Didier Zokora, de Genk. Contrairement au Congolais, qui a quelquefois été montré du doigt suite à une intervention malencontreuse, « Maestro » a vraiment fait honneur à son surnom.

Votre présence à Anderlecht a-t-elle eu une incidence à l’échelon de votre équipe nationale respective?

Dindane: J’avais dit, en début de saison, que je mettrais ma carrière en veilleuse, chez les Eléphants ivoiriens, afin de jouer la carte du Sporting. C’est pourquoi je n’ai guère joué pour mon pays, à l’exception du week-end passé, face au Soudan, puisque les Diables jouaient en Ecosse. Ce match comptait pour les éliminatoires de la CAN 2002, où nous faisons désormais figure de favoris pour la phase finale, avec l’Egypte. Pour ce qui est de la Coupe du Monde, nous avons été versés dans un groupe avec la Tunisie, les deux Congo et Madagascar. Là, tout se jouera selon toute vraisemblance entre les représentants de l’Afrique du Nord et nous.

Youla: Pour moi, tout est nettement plus calme puisque je n’ai pas dû jouer contre le Togo, dimanche passé, contrairement à ce qui était prévu. Ce n’est pas que je n’aie plus ma place en sélection, mais à l’occasion de la dernière joute qualificative en Coupe du Monde, face au Malawi, le Ministre des Sports a décidé de dissoudre la fédération guinéenne ainsi que l’équipe nationale en raison du piètre nul que nous avions obtenu ce jour-là. Depuis lors, chacun attend la suite des événements. Si le bon sens l’emporte, c’est sûr que nous aurons une belle carte à jouer dans une poule où, outre le Malawi et nous, sont également versés l’Afrique du Sud, le Burkina Faso et le Zimbabwe. En Coupe d’Afrique, nous avons les meilleures chances aussi face au Togo, à l’Ouganda et au Sénégal. Nous sommes tributaires, hélas, de ce qui se décidera en haut lieu. Cette situation me permet de me concentrer à fond sur le Sporting. Et ce n’est peut-être pas plus mal (il rit).

Bruno Govers

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