« Les jeunes, c’est la génération Why ? »

Rencontre à la Commanderie, siège de l’Olympique de Marseille, avec  » la machine à soulever des trophées  » du football français. Entretien exclusif où s’entremêlent dérives du foot actuel et remises en question.

L a Desch, DD, Caliméro, Trois pommes (dixit Aimé Jacquet) ou Blanchard (dixit Marcel Desailly)… Vu comme ça le personnage n’en impose guère. D’autant que joueur, Didier Deschamps ne nous en a jamais mis plein la vue, pour cela il avait Abedi Pelé, Zinédine Zidane ou Alessandro Del Piero sous le bras.

Devenu coach, avec son mètre 74, son training, sa coupe à la brosse et la petite vanne facile, l’entraîneur olympien est loin des standards type José Mourinho ou Arsène Wenger. Et pourtant, Deschamps est l’une des figures les plus écoutées et admirées du football français. Son CV, long comme l’Autoroute du Soleil, impose le respect. En 2002, le journal l’Equipe le classe à la 11e place des plus beaux palmarès du foot international du XXe siècle. Sa reconversion comme coach suit la même trajectoire avec des succès à Monaco, à la Juventus et à Marseille, où il a mis fin à 17 ans sans titre la saison dernière. Alors la méthode Deschamps, c’est quoi ?

Didier Deschamps : Je ne pense pas avoir de méthode particulière. L’important, et peu importe le club, est d’avoir énormément d’exigences au quotidien. Et donc de bien définir le cadre de travail en s’adaptant à chaque contexte. Aujourd’hui, J’insiste beaucoup sur la gestion humaine car c’est devenu la donnée la plus difficile à maîtriser.

Le terme  » état d’esprit  » revient sans cesse dans vos déclarations.

C’est la base de tout. J’ai eu la chance d’évoluer avec de grands joueurs et il est impossible de gagner des titres sans un état d’esprit irréprochable. Il faut que les joueurs comprennent rapidement que l’aspect collectif doit être prioritaire sur les objectifs individuels. Ce n’est malheureusement pas toujours évident pour eux de jongler avec ces deux éléments à l’heure actuelle.

Comment inculque-t-on l’importance du collectif à ses joueurs ?

Dans un groupe, vous avez déjà des joueurs qui ont cette mentalité naturellement et qui s’imposent comme les relais de l’entraîneur….

… ce que vous étiez comme joueur, doublé d’un gagneur !

Oui et j’ai gardé cette mentalité en tant qu’entraîneur : coacher pour gagner. Ça passe par une attitude conquérante aux entraînements et en match. Mes cinq années en Italie m’ont donné la culture de la gagne. En Italie, le professionnalisme est poussé à l’extrême, on le remarque du magasinier au président. Chacun a une place bien définie dans le club et sait exactement ce qu’il doit faire. Et le joueur ne doit s’occuper que du match. Tout le reste est réglé pour que vous soyez dans les meilleures dispositions.

 » L’égoïsme est de plus en plus développé chez les joueurs « 

Vous avez été capitaine de Nantes très jeune (20 ans), vous l’êtes resté à Marseille, et en équipe de France. Comment devient-on le leader d’un vestiaire ?

C’est dans les gènes, on ne s’invente pas du jour au lendemain leader. Et puis j’ai été habitué très jeune à être avec des gens plus âgés que moi. J’ai donc été obligé de mûrir plus vite. Au centre de formation de Nantes, quand j’avais 15 ans, les autres avaient deux, trois, quatre ans de plus que moi. Quand j’ai intégré le groupe pro à 16 ans, j’étais entouré de gens qui auraient pu être mon père ( il rit). J’ai très vite appris.

Dans l’actuelle génération, trouve-t-on aussi facilement des Deschamps ?

Aujourd’hui, c’est très difficile de trouver un leader, avec toutes les implications que cela demande. Il y a un égoïsme de plus en plus développé et donc la notion de collectif est plus délicate à faire passer. Aujourd’hui, je ne cherche plus à trouver mon clone en tant que joueur, je cherche à ce que les tâches soient réparties entre trois ou quatre éléments.

Comment expliquez-vous ce changement de mentalité ?

C’est l’évolution de la société. Ce n’est pas propre au foot ; aujourd’hui le jeune pro veut tout et tout de suite. Il se sent fort parce qu’il maîtrise les nouvelles technologies de la communication, qu’il est très entouré. Il est devenu une petite PME qui fait vivre une bonne dizaine de personnes. Ceux-ci font partie de la famille ou sont des conseillers, bons ou mauvais…

Gérer ces nouvelles PME pour un coach, ça doit parfois être insupportable, non ?

Ça complique la donne. Mon boulot consiste parfois à être dur avec le joueur mais si deux minutes après, il a X ou Y au téléphone qui lui dit -C’est toi qui as raison, ton entraîneur, c’est un con !, ça complique la relation. Les médias jouent aussi un rôle néfaste en n’en faisant des tonnes très rapidement.

Vous aviez déclaré dans la presse que vous remarquiez  » un manque d’envie  » chez les joueurs. Ça veut dire que le footeux ne mord plus dans le ballon comme avant ?

Oui, c’est davantage un manque de passion. J’ai un gamin de 14 ans qui a joué au foot. Quand je voyais les parents autour des terrains, je remarquais vite que la priorité était l’argent que le foot pourrait rapporter à l’enfant et à la famille. Quand petit, l’objectif est de devenir footballeur pour gagner de l’argent, c’est normal que la passion se perde.

 » Les joueurs sont des privilégiés qui ne s’en rendent pas compte « 

A votre période joueur, l’argent était pourtant déjà bien présent en masse.

Oui mais ce n’était pas le moteur premier. Quand j’observe les déclarations et les postures des joueurs, j’ai l’impression que beaucoup accepteraient sans problème de peindre un mur pour le même salaire. Les joueurs sont des privilégiés qui ne s’en rendent pas toujours compte et dont on ne voit pas l’envie de se donner les moyens pour aller le plus haut possible.

Un tel climat doit être pesant pour un coach ?

Oui : les joueurs se contentent de leur statut très jeune car ils gagnent des sommes importantes très vite. Ce n’est pas de leur faute, cet argent on le leur donne mais il ne faut pas non plus s’étonner qu’ils s’installent dans un certain confort.

Quand vous étiez joueur, vous laissiez votre Ferrari dans votre garage pour vous rendre aux entraînements. Vous étiez gêné ?

Je me suis offert cette voiture parce que c’était un de mes rêves mais je faisais attention à ne pas trop l’exhiber. En tant qu’entraîneur, je pourrais aussi venir avec pareille voiture, mais ça ne m’intéresse pas. Et j’évite de parler d’argent car ce serait indécent par rapport à la grande majorité des gens qui ont du mal à gagner leur vie.

Vous avez le sentiment que les joueurs sont du même avis ? On a plutôt l’impression que c’est devenu une obligation d’exhiber sa fortune…

Ils ont d’autres passions que le foot, comme la musique, les voitures, même si ça a toujours été le cas chez les footballeurs. Toutefois c’est vrai que certains conduisent des bolides qui ne sont pas en rapport avec leur salaire. C’est un peu la nouvelle génération qui est comme ça…

A ce titre, le soap opéra de l’équipe de France en Afrique du Sud nous a fait beaucoup rire nous les Belges.

Il n’y a pas que vous. En Afrique du Sud, on a touché le fond, on est devenu la risée du monde entier. Les joueurs sont évidemment responsables, mais ils ne sont pas les seuls, il y a tout un contexte, un environnement qui était malsain.

 » En France, les dirigeants ne représentent plus une autorité  »

A l’OM, vous avez notamment connu pas mal de soucis avec Hatem Ben Arfa. Lui aussi symbolise un peu ces jeunes difficilement gérables.

Beaucoup de joueurs sont complexes. Hatem n’est pas un mauvais gars mais avoir du caractère, ce n’est pas pour autant avoir un bon caractère. Ces jeunes joueurs, c’est la génération Why ? :  » Pourquoi dois-je m’entraîner ? « ,  » Pourquoi ceci et pourquoi ça ? ». Et pourtant, ils doivent comprendre qu’il n’y a pas de pourquoi, tu dois le faire, point barre.

En comparaison, on entend énormément de positif à propos de la nouvelle génération allemande. Alors pourquoi, ça foire en France ?

En France, il y a un environnement spécial. Les dirigeants ne représentent plus une autorité. Que les joueurs aient pris le pouvoir n’est pas normal. Les clubs français et les Fédérations devraient être au-dessus de la mêlée mais ce n’est pas le cas. Ce qui s’est passé en Afrique du Sud, c’est un refus de l’autorité de la part des joueurs. Le joueur ne doit pas avoir le pouvoir, il est l’acteur, c’est lui qui doit décider d’un match mais il ne doit pas sortir de ce cadre. Et s’il en sort, il doit être sanctionné. Ce n’est plus trop le cas malheureusement…

Il est paradoxal de constater que les joueurs qui composaient l’équipe de France en Afrique du Sud évoluent dans les plus grands clubs européens où les échos sont plutôt positifs les concernant.

On en revient à la question de leadership. On a donné des responsabilités à des joueurs qui ne sont pas capables de les assumer. Vous avez ce même problème avec les joueurs africains : quand ils sont en club, ce sont de superbes footballeurs mais quand ils retrouvent leur sélection, ils se remettent à la mode africaine ( sic). Les joueurs oublient trop vite qu’ils ont des obligations. Ils veulent recevoir mais il y a aussi des devoirs dans l’attitude vis-à-vis de la presse, du public. L’image aujourd’hui est très importante et pourtant j’ai l’impression que cet aspect des choses leur passe au-dessus de la tête.

Quelle importance a eu Domenech dans le fiasco sud-africain ?

Il a été le sélectionneur, l’entraîneur, il est donc responsable. Par rapport à son rôle de technicien, je ne veux pas trop le juger. Par contre, quant au personnage qu’il s’est créé, il en a joué, avec la presse notamment, et sur plusieurs années. Cela a aussi mené à la situation en Afrique du Sud. Une situation qui a eu une répercussion néfaste pour le football français dans son ensemble.

Vous auriez été capable de lire, comme l’a fait Domenech, la lettre des joueurs devant la presse lors de la grève de l’entraînement ?

A priori, je vous répondrais non. Mais c’est la fin de l’histoire. L’important était de faire comprendre aux joueurs qu’ils disputent la plus belle épreuve qui soit et que ne pas s’entraîner c’est inacceptable. Et c’eût été aussi le rôle des soi-disant conseillers ou agents qui n’étaient pas aveuglés par la situation, de leur dire : -Où vous allez, qu’est-ce que vous faites ? Apparemment, personne n’est arrivé à leur faire passer ce message.

Le poste de sélectionneur des Bleus pourrait-il vous intéresser ?

Peut-être. Tout le monde me dit qu’un jour, j’obtiendrai le poste. Je serais heureux de l’être un jour si on me le demande. Sinon, je continuerai ma route.

 » Il faut que l’on comprenne que c’est la technique qui fait la différence « 

Le foot français ne fait plus peur alors qu’il y a seulement dix ans les Bleus réalisaient le doublé Coupe du Monde-Championnat d’Europe !

On occupe un classement FIFA désastreux ( NDLR : 27e) à cause de contre-performances depuis quatre ans et on ne peut plus être considéré comme une grande nation. Mais il est rare de se relever aisément après le départ d’une génération exceptionnelle qui a connu son épilogue en 2006. Il faut du temps : on a de bons joueurs mais pas de gros joueurs. Ils croient trop vite qu’après trois bons matches, ils sont prêts pour le haut niveau, d’autant que la presse gonfle la chose. Mais les exigences internationales, c’est autre chose. Le souci aujourd’hui pour Laurent Blanc, et il l’a dit clairement, c’est de trouver des cadres sur lesquels les autres peuvent s’appuyer.

Êtes-vous pessimiste quant à l’avenir du foot français ?

Je ne suis pas pessimiste mais on est dans une phase de reconstruction après la destruction sud-africaine. Et ça va prendre plusieurs années, même si plusieurs évoluent dans de grands clubs étrangers. Recréer un état d’esprit, c’est autre chose. Il faut arriver à comprendre que le maillot national, c’est sacré.

Au niveau des championnats, peut-on dire que la Ligue 1 représente une seconde zone par rapport à la Liga, la Premier League, le Calcio ou même la Bundesliga ?

La Ligue 1 est difficile car il y a un impact physique élevé dû au fait qu’il y a beaucoup de joueurs de couleur. Evidemment, on n’a pas les mêmes moyens que les grands clubs anglais mais une équipe de deuxième partie de tableau française est supérieure à celles de Premier League, par exemple. J’en suis persuadé. En France, jouer un des derniers du classement, c’est difficile. Cependant, je ne pense pas que ce soit une bonne chose ce nivellement vers le milieu. C’est l’élite qui doit tirer les autres vers le haut. Aujourd’hui, les meilleurs clubs français ne sont plus aussi forts qu’il y a quelques années alors que les équipes du bas sont plus fortes.

On retrouve aussi en L1, beaucoup de joueurs façonnés dans le même moule. Issus de centres de formation, athlétiques, puissants, qui savent un peu tout faire mais à qui il manque cette part de génie que l’on retrouve davantage chez les joueurs espagnols, par exemple.

C’est peut-être une option qui a été prise dans le passé dans les centres de formation et qu’il faudrait revoir. Il faut qu’on comprenne que ce qui fait la différence dans les matches de haut niveau, c’est la technique, la créativité et qu’on a trop de prototypes, de joueurs athlétiques, physiques, qui sautent, qui courent. Quand on voit l’équipe d’Allemagne, elle a changé de cap après 1998 et 12 ans plus tard, cela porte ses fruits.

 » Imiter le style Barça si on n’en a pas les joueurs, c’est impossible « 

D’un point de vue financier, les clubs français n’ont pas non plus les moyens de rivaliser avec les autres grands championnats. Vous vouliez notamment Luis Fabiano pour passer un cap en Ligue des Champions, il n’est jamais venu. Comment rivaliser ?

L’an passé, on a su amener de grands joueurs européens comme Lucho Gonzales, Gabi Heinze. Cela dit il est impossible de concurrencer financièrement les grands clubs européens. De plus, en France, vous avez la DNCG (Direction nationale du contrôle de gestion) qui empêche les clubs de tomber dans le rouge. C’est très bien sur le plan franco-français mais quand on joue en coupes d’Europe, on rencontre des clubs qui ont la liberté d’être en déficit, ce qui contribue à creuser un fossé important. Même s’il est possible sur un match de faire tomber un club qui a un budget plus conséquent comme Lyon l’an dernier face au Real Madrid.

Vous êtes le dernier entraîneur à avoir emmené un club français en finale d’une coupe d’Europe (en 2004 avec Monaco en Ligue des Champions). Est-ce possible encore aujourd’hui ?

Oui, c’est possible mais cela reste du domaine de l’espoir. Chaque année, il y a les mêmes 7 ou 8 équipes qui jouent le titre, et nous on est là pour créer l’exploit.

Vous avez un club modèle ?

Je ne vais pas être original mais la référence aujourd’hui, c’est le Barça. Il y a toute une philosophie derrière leurs résultats. Les gamins grandissent ensemble avec une même conception. Avec ce club, on se rapproche de l’idéal. Mais pour y arriver, il faut des joueurs qui ont une base technique largement supérieure à la moyenne. Imiter le Barça si on n’en a pas les joueurs, c’est impossible.

A la Coupe du Monde, on a noté une uniformité tactique. Le 4-2-3-1 fut très souvent de mise.

Ce n’est pas spécialement le 4-2-3-1 qui est récurrent mais plutôt le fait que la plupart des grandes équipes jouent avec un seul attaquant. C’est devenu très rare de voir de grandes formations avec deux attaquants axiaux.

Comment vous expliquez cette homogénéité ?

Vous avez des équipes qui donnent le tempo aux autres. Prenez l’Espagne, c’est une équipe joueuse, mais elle a gagné sa Coupe du Monde avec un attaquant axial. Et puis la bataille du milieu de terrain est essentielle dans le foot moderne, c’est pourquoi il faut y mobiliser du monde. Si vous vous retrouvez face à une équipe qui a cinq joueurs au milieu et pas mal de monde derrière le ballon, ce n’est pas en plaçant trois attaquants que vous allez vous en sortir, c’est pourquoi il est important d’équilibrer numériquement le milieu. En 1998, on a gagné la Coupe du Monde avec un attaquant, la Grèce a fait de même à l’EURO 2004, l’Espagne aussi que ce soit en 2008 ou en 2010.

Vous avez l’impression que le jeu évolue dans une bonne direction ? La dernière Coupe du Monde n’était pas très emballante.

C’est dû au fait que beaucoup de grands joueurs sont arrivés sur les rotules. Il y avait un problème de fraîcheur évident. Et peut-être manque-t-on de créateurs aujourd’hui pour animer le jeu. Reste qu’il ne faut pas se voiler la face, la composante athlétique est très importante et le restera.

PAR THOMAS BRICMONT

« Si on demandait aux joueurs de peindre un mur pour le même salaire, beaucoup accepteraient sans problème. »

« La France ne peut plus être considérée comme une grande nation. »

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