Les frères ENNEMIS

Sclessin a longtemps constitué l’Eldorado d’Eric Gerets et des footballeurs de son terroir : Liégeois et Limbourgeois se sont-ils retrouvés après des années de bouderies ?

Genk surfe au sommet de la vague belge, souvent brillant en D1, certain de passer l’hiver européen au chaud après sa victoire à Videoton, en Hongrie. Ce succès fait du bien à cette ville frappée en plein coeur par la fermeture de l’usine Ford. A cette occasion, les fans du Standard ont exprimé leur soutien aux ouvriers limbourgeois : la crise, les fabriques qui s’arrêtent de respirer, les familles dans le doute, un avenir en forme de point d’interrogation, ils connaissent. Les malheurs effacent les disputes, comme après la fusillade de la Place Saint-Lambert. Les supporters limbourgeois déployèrent alors une banderole à Sclessin :  » Les larmes n’ont pas de couleurs « .

L’histoire commune des Liégeois et des Limbourgeois ne date pas d’hier, irriguée par le canal Albert, cette veine qui unit le pays de Liège et les plaines de Campine. Les hauts-fourneaux de la Meuse ont coulé durant des décennies la sueur des ouvriers wallons et flamands dans la même solidarité, multipliée jusqu’à la passion sur les gradins de Sclessin. C’est un géologue liégeois, André Dumont, qui, en 1901, a trouvé les premiers gisements de charbon au coeur du Limbourg. Alors, même s’il y a eu de grosses tensions (transferts de Steven Defour et de Sinan Bolat à Sclessin, détournements de jeunes de part et d’autre, l’agression contre Mehdi Carcela lors d’un match décisif pour le titre en 2010-11, brouilles entre les dirigeants du Standard et de Genk), le passé commun des Rouches et des Limbourgeois, qui ont délégué tant de joueurs et de supporters à Sclessin, reste important.

 » Dans les années 50, tout le monde parlait wallon dans le vestiaire du Standard « , racontent les anciens de Sclessin, le valeureux Jean Nicolay en tête.  » Le premier étranger de notre vestiaire était un Limbourgeois : Jef Vliers. Il a vite juré en liégeois…  » Originaire de Tongres, cet attaquant qui devint un redoutable arrière droit, grâce à un entraîneur français du Standard, Jean Prouff, joua au Patria de sa ville natale, au Racing de Bruxelles et au Beerschot avant de débarquer à Sclessin en 1959. Grand amateur de champagne, Vliers a gagné deux titres avec les Rouches et disputé des matches européens légendaires comme celui contre les Glasgow Rangers (4-1 en 1961-62). Le Tongrois adorait la Cité Ardente  » Mon père a toujours été un fou du Standard « , affirma un jour sa fille, Linda.  » Il rêvait d’y terminer ses jours  » A Liège, on l’appelait parfois le « Poyetî« , ce qui veut dire… poulet en wallon. Ses parents vendaient des lapins et des gallinacés sur la Batte à Liège. Vliers était aussi le beau-fils de Romain Maes, vainqueur du Tour de France en 1935.

Si Jef Ambiorix fut le premier d’une longue série de Limbourgeois à porter la casaque du Standard, il fut précédé par un joueur dont on a oublié le nom : Henri Licki. Cet attaquant était marchand de fruits et se rendait régulièrement à Liège. Il ne vivait que pour le football. En 1938, son départ du Patria Tongres suscita la révolte : il était ALORS impensable de changer de club. Furieux, les supporters du Patria jetèrent des pavés dans les vitres de sa maison. Les ennemis de Defour n’ont rien inventé. Licki était le meilleur joueur du Patria. La déception passée, les Tongrois reprirent le chemin de Sclessin pour encourager Licki.

Petit offre une prime de 10 euros à Dewalque

Bien plus tard, un autre artiste limbourgeois fit parler de lui : Nicolas Dewalque. Les meilleurs footballeurs limbourgeois étaient alors obligés de quitter leur région pour jouer dans des grands clubs. Beringen fut la première entité de cette province à accéder à la D1, en 1950, avant d’être suivi plus tard par Waterschei, Saint-Trond, Tongres, Winterslag, Lommel, Heusden-Zolder, Genk. Dewalque était un cas. Attaquant à la base, il débuta en équipe-fanion de son village, Zichen-Zussen-Bolder, à 15 ans. Comme c’était interdit, il utilisa régulièrement la carte d’identité de son cousin qui s’appelait aussi Nicolas Dewalque. Emmenée par le légendaire Pol Anoul et l’ancien team-manager de la Première, Henri Marko, la délégation du Standard enleva le gros lot au nez et à la barbe de Saint-Trond et de Tongres. La légende raconte que Pol Anoul décortiqua cent fois son but légendaire de Colombes (France-Belgique : 3-3, le 17 octobre 1948) face à une armée de dirigeants de Zichen-Zussen-Bolder tandis que M. Marko en profitait pour régler illico les détails du transfert. L’homme à la pipe reçut même, en guise de cadeau, une caisse de champignons du pays.  » C’était la première et la dernière fois qu’un transfert me rapportait quelque chose « , affirma parfois en riant ce fidèle serviteur des Rouches.

Avant d’en arriver là, Nico avait passé des tests. Le premier fut déjà décisif.  » Je devais jouer contre Visé mais, catastrophe, une semaine avant ce rendez-vous, je me suis fracturé le gros orteil à l’entraînement « , raconte-t-il dans un livre (Les stars du Standard).  » Un médecin immobilisa mon pied. La fin du rêve ? La veille du test, à la plus grande colère de mon père, j’ai empoigné une paire de ciseaux afin de découper ce maudit plâtre. J’avais horriblement mal mais je voulais jouer à tout prix. Nous avons gagné 1-2, j’ai marqué les deux buts tout en signant une deuxième mi-temps de toute beauté. Et je me suis retrouvé au Standard à seize ans…  » Gusti Jordan ne tarda pas à reprendre Dewalque dans le noyau A. Début décembre 1963, Roger Claessen écopa d’une nouvelle suspension. Il y avait un problème car le Standard dépendait grandement des performances de son avant-centre et buteur de légende.

 » Je m’en souviens comme si c’était hier « , lance Dewalque.  » Jordan me fit venir dans son vestiaire un vendredi. Un… 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas ! Pouvais-je espérer un plus beau cadeau ? Quarante-huit heures plus tard, le Standard prit la mesure de Berchem : 2-0, deux buts de… Dewalque, sur deux services cinq étoiles d’un seigneur du football, Denis Houf. Le fidèle public de Sclessin n’a jamais oublié mes débuts de rêve. Même quand ça ne tournait pas pour moi, je n’ai jamais été  » chambré  » par les supporters du Standard. La qualité de mon premier match n’y fut pas pour rien selon moi.  » Roger Petit apprécia le sang-froid de cet ado très prometteur qui empocha sa prime : 10 euros.  » On se reverra dans un an ou deux pour améliorer ton salaire car, maintenant, fiston, il faudra confirmer ce bon match  » lui dit-il.

Michel Pavic en fit un des meilleurs liberos de l’histoire du football belge au coeur d’une défense de fer avec Jean Nicolay puis Christian Piot, Jacky Beurlet, Léon Jeck et Jean Thissen. Fils de grand entrepreneur, Dewalque fut un des premiers à tenir tête à Petit, qui refusa de le céder à de grands clubs italiens et espagnols. A 29 ans, il déposa deux chèques pour un total de 100.000 euros sur la table du big boss liégeois et fila à Rocourt. Des années plus tard, l’ancien élève modèle du Petit Séminaire de Saint-Trond, ne peut toujours pas se passer de la Cité Ardente. On le voit régulièrement à la terrasse du 8, la taverne d’Edhem Sljivo, Place du Marché. Et le play-boy des années 60 a toujours le regard qui brille quand le vent charrie des parfums agréables.

Dolmans a dû se marier pour jouer au Standard

Petit reprocha à Dewalque d’avoir un bistrot. Les Limbourgeois ont toujours eu le sens de la fête. Et ce fut certainement le cas de Léo Dolmans (ex-Mechelen-sur-Meuse, Waterschei, Standard de 1970 à 75, Beringen, Waremme, excellent arrière gauche).  » J’étais fiancé et c’est tout juste si Roger Petit ne m’avait pas donné l’ordre de me marier si je voulais porter le maillot du Standard. « , a-t-il confié un jour au journaliste Jean-Pierre Delmotte. (Standard, 100 ans de passion)  » Il était formel sur un autre point : je devais obligatoirement habiter à tout au plus 20 kilomètres de Liège. J’ai passé la bague au doigt de ma fiancée et j’ai ouvert mon établissement à Tongres.  » Un entraîneur fantasque du Standard, Cor Van der Hart, qui aimait lever le coude, fréquentait pas mal de lieux de perdition dans le Limbourg. Beurré comme un toast, il lui arrivait de rentrer à pied à maison. Et il se souvenait vaguement de ses compagnons de noubas, peut-être tombés dans la Meuse.

Dolmans :  » Tout s’est bien passé les premiers mois avec Van der Hart, qui succédait à Vlatko Markovic et René Hauss. Mais, très vite, il n’est apparu qu’un jour sur deux, Van der Hart n’était pas en état de diriger l’entraînement. A tour de rôle, Wilfried Van Moer, Dewalque ou moi-même lui donnions un coup de main. Pas de problème. D’habitude, avant de rentrer chez lui à Vroenhoven, près de Maastricht, notre entraîneur allait se taper le « der » chez Nico. Il ne mettait jamais un pied chez moi, et je ne m’en portais pas plus mal. Il se fait qu’à l’occasion de la naissance de notre fils, Frank, j’avais organisé une petite party. Boissons à volonté. Et qui se pointe ? Van der Hart. Whisky, whisky, whisky, et ce qui devait arriver, arrive : il arrose mes plantes vertes de whisky et je lui lance : Maintenant, c’est la porte ou la police. J’appris par la suite qu’i1 avait joué le même couplet dans un bistrot sur le chemin du retour. Mais, là, il était tombé sur quelques durs et l’affaire avait mal tourné pour lui. Le lendemain, le pauvre s’amène à l’entraînement avec une de ces têtes ! On aurait cru qu’il avait boxé 12 rounds contre Cassius Clay. La veille du match suivant, me voilà convoqué dans son vestiaire. Il me dit : –Dolmans, vous ne jouez pas demain, et vous n’êtes pas non plus sur le banc. Vous m’avez bien dit que vous étiez le patron chez vous, au Solarium ? Eh bien ici, le patron, c’est moi. Il était persuadé que j’étais l’instigateur du commando qui s’était mis à sa poursuite lors de la fameuse nuit démentielle. On était en janvier 1975. Je n’ai plus mis un pied en équipe première et je suis parti à Beringen ou Wilfried allait venir me rejoindre.  »

Si un joueur limbourgeois symbolise parfaitement le Standard, c’est Eric Gerets, qui rêve d’y achever sa carrière de coach. De 1972 à 1983, le Lion de Rekem galopa à travers les lignes adverses. Le Limbourgeois était né pour devenir un jour Standardman. A 16 ans, il évoluait en première à Rekem et décrocha le titre en P3. Curieusement, Overpelt, le Patro Eisden et le FC Liégeois le jugèrent insuffisant. Supporter de Waterschei, tout comme son père, qui joua dans de petits clubs, pour son plaisir, il fut contacté par les dirigeants du stade André Dumont. L’affaire était quasiment dans le sac quand le Standard, renseigné par un grossiste en viandes, supporter des Rouches et qui avait des amis à Rekem, se lança sur sa piste. Eric prit part à deux tournois de juniors (en compagnie de René Vandereycken, qui fila vers le FC Brugeois) et Hauss prit une décision importante : –Ce Gerets est tout bon, iI faut le garder ! Et celui qui rêvait du Stade Dumont se retrouva sur les terrains boueux de la rue de la Centrale.

Pris en mains par Maurice Lempereur, qui mit tant de vedettes sur orbite, Eric Gerets roda ses ambitions aux côtés de ses idoles, Van Moer, Jeck, Dewalque, Thissen et consorts. L’entraîneur alsacien lança cet  » attaquant de pointe  » en 1972-73 à Diest, et Gerets monta même au jeu au cours de la finale de Coupe de Belgique perdue (2-1) par les Rouches face à un Anderlecht supérieurement emmené par un réfugié politique hongrois à peine débarqué à Bruxelles : Attila Ladinsky, auteur des deux buts de son équipe. Markovic ne resta pas longtemps à Sclessin mais il eut une idée de génie quand il lança à Gerets : – Si tu acceptes mon idée, tu peux devenir un grand arrière droit et tu joueras en équipe nationale. Et, de fait, de 1972 à 1983, le barbu de Rekem vola de succès en succès, que ce soit en Belgique ou en Coupe d’Europe.

Gerets regrette d’avoir cédé au cinéma de Goethals

Le Standard n’a jamais eu autant l’accent limbourgeois qu’à cette époque-là avec les Gerets, Gérard Plessers, JosDaerden,Guy Vandersmissen, Théo Poel (ex-Beringen, stoppeur et ancien mineur de fond qui réduisait les meilleurs attaquants au silence) puis Willy Geurts un peu plus tard. Ce filon limbourgeois constitua la force et la faiblesse du Standard des eighties. Avant la finale de la CE 2 1981-82 disputée contre le Barça au Camp Nou (2-1), Raymond Goethals mit la tête de Gerets à l’envers : son équipe devait disputer le dernier match, décisif pour le titre, contre Waterschei, avant de s’envoler pour la Catalogne. Gerets contacta finalement ses amis d’en face qui, en échange de la prime de victoire des Rouches, acceptèrent de lever le pied. Eric de Rekem a toujours regretté d’avoir cédé au cinéma de Goethals, qui redoutait de rater son premier titre. Le Standard mit des années à se relever tandis que Waterschei fusionna avec Winterslag pour former le Racing Genk.

Contrairement aux années 60 et 70, le Limbourg possède désormais un club qui a autant d’ambitions que le Standard. Genk est un adversaire redoutable, ce que Waterschei ne fut pas. Les conflits sont nombreux et la tension monte parfois très vite entre les dirigeants ou quand les clubs se piquent des joueurs. Le Standard demeure très populaire dans le Limbourg mais les succès de Genk ont un peu tari la source des supporters venant du centre de cette province. Mais, même parfois ennemis, les Liégeois et les Limbourgeois restent les frères du football belge.

PAR PIERRE BILIC – PHOTOS : IMAGEGLOBE

 » Le premier étranger de notre vestiaire était un Limbourgeois : Jef Vliers. Il a vite juré en liégeois  » (Jean Nicolay)

En 1938, les supporters de Tongres jetèrent des pavés dans les vitres de la maison de Licki, parti au Standard

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