» LES FOUS VONT AU PARADIS ET LES BRAVES GENS EN ENFER « 

Il y a vingt ans, Jean-Marc Bosman voyait son nom transformé en arrêt. Il l’a payé cher mais en est fier.  » Je n’aurais jamais dû sombrer dans l’alcool mais c’était trop dur à supporter pour un seul homme.  »

Pas besoin de s’y connaître beaucoup en football pour faire le rapprochement entre la date du 15 décembre 1995 et le nom de Jean-Marc Bosman. Pour les béotiens : Bosman est cet ex-footballeur qui, il y a vingt ans, a vu son nom transformé en arrêt (voir encadré). C’est également un 15 décembre, en 1965, que la FIFPro a vu le jour. C’est donc un double anniversaire qu’on célébrera la semaine prochaine à Hoofddorp, près d’Amsterdam, au siège du syndicat international des joueurs où Jean-Marc Bosman a accordé pendant plusieurs jours des interviews à des journalistes venus d’une bonne partie du globe, la semaine dernière. The Guardian et Le Monde nous ont précédés et des Suédois doivent encore lui téléphoner. Alors que Theo van Seggelen, le secrétaire-général de la FIFPro, prend un bus en direction de Bruxelles, où une réunion de concertation avec la Commission européenne l’attend, Bosman répond aux questions des journalistes d’Al Jazeera.

 » CES 5 ANNÉES DE PROCÉDURE M’ONT ÉPUISÉ  »

Aujourd’hui âgé de 51 ans, Bosman semble soulagé que les bidons avec la FIFPro soient enfin arrangés. Ses relations avec le syndicat des joueurs s’étaient dégradées peu après l’arrêt. La FIFPro avait organisé un benefit-match pour lui à Malaga, mais Bosman avait choisi de s’associer avec l’AIFP, un syndicat concurrent, qui avait également mis sur pied à Villeneuve d’Ascq une rencontre de bienfaisance, soutenue par Canal+. Celle-ci avait toutefois tourné au fiasco.  » Les gens de la FIFPro étaient furieux et je les comprends : ils m’avaient soutenu pendant des années et je les avais trahis. C’était l’idée de Jean-Louis Dupont, un de mes avocats. Je pensais qu’il voulait mon bonheur, donc je l’écoutais. De toute façon, je n’avais pas le choix : ces cinq années de procédure m’avaient épuisé et j’étais tout seul. Je n’ai pas compris que ce qui l’intéressait, c’était son profit.  »

Un nouveau conflit avait surgi en 2008, lorsque la FIFPro avait soutenu la règle de 6+5, un concept de la FIFA qui limitait à nouveau le nombre d’étrangers et qui, selon Bosman, détricotait l’arrêt. Il ne comprenait pas comment le syndicat des joueurs pouvait comploter avec l’ennemi. Depuis, les choses ont été tirées au clair.  » Depuis deux ans et demi, j’ai renoué le contact avec Théo Van Seggelen et Philippe Piat (le président français de la FIFPro, ndlr). Tout le monde a désormais compris que deux avocats ont profité de l’arrêt au détriment de celui qui lui a donné son nom et que l’arrêt a également rendu la FIFPro plus forte. Ses décideurs ne me laissent pas tomber. Ils me respectent et j’aimerais travailler pour eux. Quelques heures par semaine dans leurs bureaux en France, par exemple. Etre leur ambassadeur. Ce serait le début d’une nouvelle vie. Je ne demande rien de plus, je suis très motivé.  »

 » JE MÉRITE DE REBONDIR  »

Il a beau vouloir paraître sûr de lui, Bosman doit bien admettre qu’il n’y a rien de concret. Il doit encore se faire pardonner car sa dernière apparition en public avec la FIFPro, qui en avait fait son invité d’honneur lors de son déménagement, en 2010, avait mal tourné.  » J’étais ivre. Comment les gens pourraient-ils me faire confiance ? Je n’étais plus crédible. Maintenant, oui. La perspective du vingtième anniversaire nous a rapprochés. Je dois saisir cette occasion. Bien que je ne la considère pas comme une perche mais comme une créance. Je mérite de rebondir  »

Cette expression pathétique résume bien la vie dramatique de Bosman. Une vie marquée par cinq ans de procédure qui lui ont coûté sa carrière et l’ont entraîné dans l’alcoolisme. Son mariage a volé en éclats, sa liaison suivante aussi. Il n’est pas parvenu à oublier le passé et à se projeter dans l’avenir. Il était blessé, aigri, incapable de prendre son destin en main.  » Mentalement, j’étais au bout du rouleau. Les gens n’imaginent pas ce que ces cinq ans ont fait de moi.  »

Pendant des années, il a fait semblant. Début 2009, dans une interview, il a reconnu avoir un problème avec l’alcool. Deux ans plus tôt, au surlendemain de Noël, sa copine l’avait trouvé gisant par terre, entre la vie et la mort. Aujourd’hui, il affirme se soigner, être sous médication.  » Je ne peux pas nier que j’ai connu des années difficiles « , dit-il en se frottant le menton d’une main tremblante.  » Je suis en bonne santé. Je ne bois plus toute la journée comme ce fut le cas par le passé. J’ai bu un verre ce midi en mangeant et j’en boirai peut-être encore deux ou trois ce soir. Parfois, je fais une pause et je ne bois que de l’eau pendant un mois. J’admets avoir été alcoolique mais je ne le suis plus, je peux m’arrêter. Je l’ai même fait pendant deux ans et sept mois. Pas une goutte ! C’est peut-être une question de caractère.  »

 » L’ARRÊT A SURTOUT ENRICHI MES AVOCATS  »

Outre son addiction à l’alcool, il a connu des problèmes financiers. Pendant des années, il a vécu de dons, dont ceux de la FIFPro, et du dédommagement que la FIFA lui a versé trois ans après son procès. Il a construit deux maisons qui doivent lui servir d’assurance-vie et s’est offert une Porsche. Ce n’était peut-être pas très malin car cela alimentait les ragots. Mais il estimait l’avoir bien mérité. Jusqu’à ce que le fisc le rattrape. Pendant des années, il n’avait pas ouvert une lettre, ignorant les mises en demeure. De plus, ses avocats lui avaient assuré que ses indemnités n’étaient pas taxables. A tort, manifestement. Il fut donc contraint de vendre une des deux maisons et la Porsche. Il se sentait dépouillé.  » L’arrêt a surtout enrichi mes avocats. Ils étaient heureux, même s’ils se disputaient entre eux. Mais moi, je me retrouvais seul : j’étais leur victime.  »

Il a donc coupé les ponts. D’abord avec Dupont. Puis avec Luc Misson (chez qui Dupont était stagiaire au moment de l’arrêt) suite à une autre affaire judiciaire dans laquelle il fut impliqué après une plainte de sa compagne. En 2011, à la date d’anniversaire de son arrêt, il aurait fait une crise d’alcoolisme et l’aurait frappée, ainsi que sa fille âgée de 15 ans au moment des faits. Lui nie et parle d’une simple dispute verbale. Misson a pris la défense de sa compagne.  » J’avais l’impression qu’il me lâchait « , dit Bosman.  » Alors que mon ex-beau-père me devait 30.000 euros, il avait encore plaidé pour moi. J’avais gagné et j’avais eu mon argent mais j’avais dû lui verser 6.000 euros d’honoraires. Après tout ce qu’il avait gagné grâce à moi ! C’était très désagréable !  »

 » LES MÉDIAS ONT DONNÉ UNE FAUSSE IMAGE DE MOI  »

En 2012 et 2013, le combat juridique avec son ex-compagne l’a ramené à l’avant de la scène médiatique. Sa vie privée a été étalée au grand jour et ce n’était pas joli.  » La Belgique me hait « , dit-il.  » On se sert du moindre faux pas pour m’attaquer. Vous n’imaginez pas à quel point c’est atroce. Ces deux années ont été très difficiles. J’avais peur. Comment pouvait-on m’accuser d’être violent ? Les médias ont donné une fausse image de moi. »

Il fut condamné à une peine de prison avec sursis assortie d’un suivi psychiatrique et de travaux d’intérêt général qu’il accomplit chez les pompiers de Waremme et qui lui ont permis de relever la tête pendant quelque temps. Il a ensuite travaillé pour la commune d’Awans, où il habite, mais ça s’est moins bien passé. Une chute mystérieuse et une bronchite soudaine ont rapidement provoqué son licenciement. De plus, il a perdu son droit aux allocations de chômage.

 » Je n’ai pas de diplôme et l’arrêt n’a pas servi ma réputation. Trouver du travail, c’est difficile, il y en a peu en Wallonie, surtout pour les jeunes et les gens peu qualifiés. L’ONEm me versait 573 euros par mois mais m’a dit que je ne cherchais pas suffisamment de boulot. Il y a 9000 habitants à Awans, dont 49 réfugiés. Mais je suis le seul à qui l’ONEm retire son aide. Est-ce bien normal ? Comment puis-je élever mes deux enfants sans rentrées financières ? Je demande juste qu’on me permette de vivre tranquillement.  »

Son ex-compagne a l’autorité parentale sur ses deux gamins, âgés de quatre et sept ans. Le droit de visite s’exerce difficilement.  » Chez moi, ils sont heureux. C’est papa par-ci, papa par-là.  » Sa fille née d’un premier mariage a déjà 26 ans. Ses deux soeurs aînées, Marcelle et Danielle, l’ont beaucoup aidé. Ils sont très liés.

 » Mon père est mort il y a quatorze ans de la maladie d’Alzheimer. Nous avons vécu des moments très difficiles. Nous nous sommes beaucoup occupés de lui. Aujourd’hui, je suis souvent avec ma mère. Elle a 85 ans et fait encore ses courses elle-même mais elle n’aime pas rester seule. Donc je loge chez elle ou elle vient chez moi. J’aime cuisiner alors je le fais pendant qu’elle regarde son feuilleton.  »

 » PAUL STEFANI M’A TRAITÉ COMME UN CHIEN  »

Autant il est soutenu par sa famille, autant il se sent lâché par le monde du football. Sur une photo de 1997, on le voit poser devant sa maison en construction avec quelques internationaux hollandais. Ils lui ont apporté deux cadeaux : un ballon et un maillot orange dédicacé. Frank de Boer, qui entraîne actuellement l’équipe nationale, a le bras autour du cou de Bosman. Les autres joueurs sont Ronald de Boer, Edwin van der Sar, Giovanni van Bronckhorst et Artur Numan. Bosman a l’air à la fois surpris et heureux. Les Hollandais ont aussi versé une de leurs primes de match sur son compte en banque. Des gestes de solidarité comme celui-là, il n’y en aura pas beaucoup.

D’autres initiatives en sont restées au stade des bonnes intentions. Comme à l’été 2014, où il semblait enfin avoir trouvé du boulot dans le magasin de vêtements de sport exploité par l’agent de joueurs Paul Stefani. C’est la FIFPro qui devait payer son salaire.  » Je ne lui coûtais rien et il me traitait comme un chien. J’ai arrêté après une semaine.  » Stefani lui avait aussi trouvé des places pour le match AC Milan – Arsenal et avait demandé à Mark van Bommel de lui faire visiter Milanello.  » Il se vantait sans cesse, il disait que je n’avais rien fait de bon dans la vie. Je lui ai demandé de la fermer parce que, depuis 1995, c’est grâce à l’arrêt qui porte mon nom qu’il se remplit les poches. Que personne ne vienne me dire que je n’ai rien fait.  »

Il a toujours besoin de reconnaissance.  » Je ne dis pas que la presse belge est de mèche avec les clubs mais elle n’ose pas s’exprimer. En Belgique, on m’a toujours présenté comme quelqu’un qui était incapable de comprendre l’arrêt. On m’a même demandé si je ne ferais pas mieux de changer de nom. Où vont-ils chercher tout cela ? L’arrêt, c’est l’arrêt Bosman. Mon arrêt. Dans vingt ans, mes enfants pourront en être fiers. J’ai au moins fait une chose de bien dans ma vie. Mais dans ce monde, on envoie les fous au paradis et les braves gens en enfer.  »

BLESSURES DE GUERRE

Que retient-il des vingt dernières années ?  » Qu’il est difficile de se heurter au pouvoir, que ce soit en politique ou en football. Tout seul, on ne peut rien faire. Pourtant, l’arrêt Bosman est devenu l’arrêt du siècle. Il ne m’a pas enrichi mais, sur le plan humain, j’ai beaucoup appris. Alors, suis-je un homme heureux ? Oui car j’ai fait le bonheur de beaucoup de personnes.  »

La seule chose qu’il dit regretter  » énormément « , c’est d’avoir changé d’avis sur les conseils de son avocat pour le benefit-match de 1998. Il avait déjà versé à ses conseillers 30 % des 300.000 euros reçus de la FIFPro peu avant le verdict de la Cour Européenne de Luxembourg.  » Dix ans plus tard, j’ai encore dû payer 33 % d’impôts. Je n’aurais jamais dû sombrer dans l’alcool mais c’en était trop pour un seul homme.  »

 » Quand on a fait la guerre comme je l’ai faite, on est blessé. Les plaies se referment petit à petit mais les cicatrices restent. On n’oublie jamais une guerre. Ma mère parle toujours de 40-45. Elle a connu les camps et ne peut même pas voir un documentaire à la télévision, tellement ça lui fait mal. C’est plus fort qu’elle. Je ressens exactement la même chose. Je suis un syndicaliste : je continue à me battre contre le système.  »

PAR JAN HAUSPIE – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Il y a 9000 habitants à Awans, dont 49 réfugiés. Mais je suis le seul à qui l’ONEm retire son aide.  » JEAN-MARC BOSMAN

 » J’admets avoir été alcoolique mais je ne le suis plus.  » JEAN-MARC BOSMAN

 » L’arrêt Bosman, c’est mon arrêt. Dans 20 ans, mes enfants pourront en être fiers.  » JEAN-MARC BOSMAN

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