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LENDEMAINS DE VIEILLE DAME

Sevrée d’ivresse continentale depuis 1996, la Juventus a décidé d’arrêter de regarder sa gloire européenne dans le rétroviseur. 21 ans plus tard, cette année a tout pour être la bonne. Trajectoire d’une belle bande de Champions.

Et soudain, le Bernabéu prend un coup de froid. L’ouverture du congélateur est signée Marco Reus, à la conclusion d’un contre supersonique qui offre à Dortmund un point inespéré et la première place du groupe F. Le Real Madrid, tenant du titre, échoue dans le sillage des Allemands et devra affronter un premier de groupe en huitièmes de finale. L’énoncé du menu offre des plats copieux, l’impressionnant Monaco de Leonardo Jardim en tête. Mais après la rencontre, dans les travées madrilènes, Zinédine Zidane est limpide :  » Si vous me demandez quel tirage je souhaiterais, je réponds que je voudrais surtout éviter la Juventus.  »

Sortie sans gloire, mais sans défaite d’un groupe où Lyon et Séville semblaient un rien trop légers pour contester la hiérarchie, la Vieille Dame piémontaise garde un statut d’épouvantail. Zidane le sait mieux que personne, lui qui a dansé balle au pied en noir et blanc au tournant du millénaire. La Juventus est une prédatrice. Un requin qui aurait remplacé l’excitation de l’odeur du sang par celle de la vue des trophées. L’histoire bianconera déborde de déclarations de joueurs qui affirment avoir appris le sens de la victoire une fois vêtus du maillot zébré le plus célèbre de la planète. La formule magique de Turin est récitée par Giampiero Boniperti, quintuple champion d’Italie avec la Juve avant de s’installer à la tête du club pendant vingt ans, à la demande de la famille Agnelli :  » À la Juventus, gagner n’est pas le plus important, c’est la seule chose qui compte.  »

La phrase devient proverbiale, tant le club conjugue le verbe  » gagner  » à tous les temps. Avec 32 titres nationaux, la Juve mérite incontestablement son surnom de  » Fiancée de l’Italie « , car les deux clubs milanais suivent péniblement le rythme, avec quatorze longueurs de retard. Mais hors de ses frontières, le club bianconero souffre pour charmer le continent. Les grandes oreilles les plus célèbres d’Europe n’ont craqué pour la Vieille Dame qu’à deux reprises. Un chiffre dont se rit l’autre métropole du nord, elle qui abrite les sept Ligues des Champions du Milan et le mythique Triplete de l’Inter, seul club italien à avoir conquis l’Europe tout en restant prophète en son pays.

Pendant que la Lombardie dépoussière sa gloire passée, Turin a le regard résolument tourné vers le futur. Un dernier coup d’oeil dans le rétroviseur lui rappelle que ses tifosi attendent un sacre continental depuis 1996. Vingt ans ont passé, et le Calciopoli a contraint la Juve à réinstaurer sa suprématie nationale avant de se remettre à l’assaut de l’Europe. 2017 pourrait être la bonne. Parce que le Barça vieillit, que le Bayern digère encore le départ de Pep Guardiola, que le réveil anglais vient à peine de sonneret que le Real devrait être frappé par la malédiction d’un tenant du titre qui ne peut jamais reconduire son trophée.

GÉNÉRATION CHAMPIONS

Vladimir Jugovic place le ballon sur le point de penalty. Onze mètres plus loin, Edwin Van der Sar ne semble pas assez grand. Le gardien néerlandais a vu son aura frappée de plein fouet en début de soirée, quand une mésentente avec Frank De Boer a permis à Fabrizio Ravanelli de ridiculiser le duo batave. L’égalisation de Jari Litmanen a mené la rencontre jusqu’aux tirs au but, mais Angelo Peruzzi a fait le travail pour offrir la balle de match au Yougoslave. Comme un signe, le maillot juventino est frappé d’étoiles sur les épaules. Van der Sar choisit le bon côté, mais son mètre 97 ne suffit pas à priver la Juve de sa deuxième Ligue des Champions.

La Juventus des nineties tourne à plein régime. Les hommes de Marcello Lippi impressionnent. Ils effraient, même. Les signatures de Zidane, puis d’Edgar Davids et Filippo Inzaghi emmènent encore la Vieille Dame en finale les deux années suivantes, mais Lars Ricken puis Predrag Mijatovic évitent l’embouteillage de trophées sur la cheminée bianconera. Vaincue en demi-finale par le Manchester United de Sir Alex Ferguson en 1999, la Juve tente encore sa chance quatre ans plus tard, après des mercatos voraces qui compensent le départ de Zidane à Madrid par les arrivées de David Trezeguet, Gianluigi Buffon, Pavel Nedved, Marcelo Salas et Lilian Thuram. L’armada de Lippi, de retour sur le banc, semble en route pour reconquérir la Champions, mais l’improbable Dida arrête trois tirs au but au terme d’une finale sans occasion pour offrir le sacre au Milan de Carlo Ancelotti, viré de Turin quelques mois plus tôt.

Dépassée par la montée en puissance de la Premier League et de son football époumonant, la Vieille Dame s’essouffle deux fois en quarts avant de sombrer en Serie B, suite aux révélations du Calciopoli. Le navire piémontais coule, et seuls quelques commandants restent à bord : Nedved, Buffon et Trezeguet jurent fidélité à la cause bianconera, pendant que Zlatan Ibrahimovic, Patrick Vieira, Gianluca Zambrotta, Fabio Cannavaro, Thuramet Emerson partent chercher la gloire et les titres ailleurs. La Vieille Dame courait après l’Europe, mais même la Botte n’est plus à ses pieds.

LA JUVE DE CONTE

La remontée est immédiate, mais la route vers le sommet prend du temps. Au bout de quatre ans d’errance, durant lesquels la Juve tente de ressusciter à coups d’Amauri, de Diego ou de Milos Krasic, l’équipe est placée entre les mains d’Antonio Conte. Un soldat de Lippi, membre de la glorieuse Juventus de 1996. Le sang victorieux des Bianconeri coule dans ses veines, et Conte le transmet à un groupe guidé par Andrea Pirlo, énergisé par Arturo Vidal et déployé dans un 3-5-2 qui marche sur l’Italie. Les titres s’enchaînent, et la Juve installe à nouveau une de ces hégémonies sans partage dont regorge son histoire nationale.

L’Europe, par contre, résiste à Conte. Le Mister voit ses poulains balayés par le Bayern affamé de Jupp Heynckes en quarts de finale pour son retour en Champions League en 2013, puis piégés par le Galatasaray de Wesley Sneijder et Didier Drogba dans un bourbier stambouliote un an plus tard. Conte fulmine, et affirme que les Carlos Tevez, Mauricio Isla ou Lucio qu’on ajoute à son noyau ne suffisent pas pour conquérir le continent.  » On ne peut pas manger dans un restaurant à 100 euros avec 10 euros en poche « , tonne le coach, qui claque la porte au mois de juillet 2014 et cède sa place à un Massimiliano Allegri accueilli plutôt froidement : 91 % des tifosi pensent que l’ancien coach du Milan est un mauvais choix.

Allegri ne métamorphose pas la Juve de Conte. Il la rend plus flexible. La défense à quatre n’est plus une interdiction, et même le triangle du milieu de terrain est parfois chamboulé par un entraîneur qui a consacré sa thèse à la Fédération italienne aux caractéristiques des milieux de terrain dans un milieu à trois. La Juventus finira ainsi en losange, pour associer le déjà génial Paul Pogba au trio traditionnel composé de Pirlo, Vidal et Claudio Marchisio. L’épopée européenne, sublimée par l’essor inattendu d’Alvaro Morata, se termine en finale, face à l’intouchable MSN catalane. Un échec sur la dernière marche malgré un mercato mené en bon père de famille, incarné par les Français Kingsley Coman (arraché à l’académie du PSG) et Patrice Evra, en fin de parcours avec Manchester mais débarqué avec quatre finales de Ligue des Champions dans les bagages.

LA TABLE À CENT EUROS

Douze ans plus tard, la Juve a une nouvelle fois eu la Coupe aux grandes oreilles sous les yeux. L’appétit vient en mangeant. Et comme le dit Claudio Marchisio :  » Ce maillot a toujours faim.  » La direction bianconera repense à Antonio Conte, et se voit contrainte d’ouvrir son portefeuille pour rester manger à la table des géants d’Europe malgré les départs de Vidal, Pirlo et Tevez, qui composaient la colonne vertébrale des inspirations offensives de la Vieille Dame. La succession du Chilien est confiée à Sami Khedira, qui débarque gratuitement du Real Madrid, mais celle de l’Argentin est plus onéreuse : Paulo Dybala arrive de Palerme contre plus de 30 millions d’euros, une somme que les têtes pensantes de Turin avaient perdu l’habitude de dépenser. Mario Mandzukic, puis Hernanes débarquent également pour compléter un noyau qui échoue face au Bayern au bout d’un huitième de finale haletant en Ligue des Champions.

La reconstruction d’Allegri s’est axée autour de l’émergence de Pogba, mais la Pioche quitte l’Italie pour Manchester au bout de l’été. Une nouvelle fois, la Juventus doit recommencer. Mais cette fois, elle frappe très fort. Un coup double sur la scène nationale, d’abord, en privant Naples et la Roma de leurs plus beaux joyaux. Mais surtout, plus de cent millions d’euros cumulés pour attirer Gonzalo Higuain et Miralem Pjanic à Turin. La Juve ne se cache plus : la course aux grandes oreilles ne s’envisagera pas sans elle. Le transfert de Daniel Alves, grand artisan des victoires continentales du Barça de Lionel Messi, complète l’ADN d’un groupe programmé pour gagner.

La reconstruction est poussive. La Juve se cherche, entre nouveaux et blessures, et s’en remet à la maîtrise de son secteur défensif, où les incontournables Bonucci, Barzagli et Chiellini composent la muraille protégée par Gianluigi Buffon. Les Bianconeri font le trou en championnat, mais inquiètent plus qu’ils ne rassurent sur leurs capacités à braquer le continent.

NOUVEL ÉQUILIBRE

Massimiliano Allegri est patient. Il connaît assez la Champions pour savoir que ses plus sérieux prétendants se révèlent au beau milieu de l’hiver, quand les géants sortent de leur échauffement pour enfin décoller des starting-blocks. Les premiers mois servent donc à établir un nouvel équilibre, au sein de cette Juve qui veut devenir redoutable en se sentant commode dans tous les types de matches. La Juventus n’a pas de préférence au scénario, tant que son nom s’écrit en majuscules au générique de fin.

La stabilité débarque de façon inattendue. Au départ d’un match qui sent le piège contre la Lazio, le Mister dégaine un 4-2-3-1 où Pjanic et Khedira sont associés devant la défense. La configuration permet à Paulo Dybala, aligné en numéro 10, de régner entre les lignes tout en se rapprochant de Gonzalo Higuain, dont les appels en profondeur offrent encore plus d’espace à la Joya. À droite, l’électrique Juan Cuadrado sème la terreur. Mais la surprise vient du flanc gauche. Là, Allegri installe Mario Mandzukic, éternel attaquant de pointe. Le Croate n’a pas la gueule de l’emploi, mais se fond tout de suite dans un personnage qui n’est pas sans rappeler le rôle dévolu à Raul Garcia dans le premier Atlético de Diego Simeone. Tous les attaquants sont sur le terrain, et pourtant cette Juve semble plus équilibrée que jamais.

Mandzukic rentre souvent dans le jeu pour créer le surnombre et faire parler ses centimètres, libérant le couloir pour un Alex Sandro qui assure la pérennité de la réputation des latéraux brésiliens, à coups de débordements irrésistibles. Surtout, la Juve n’encaisse plus. Cinq matches de suite sans se retourner pour Gigi Buffon, alors que le chantier défensif s’était révélé plus important que prévu en début de saison. Et si c’était cette Juventus-là qui ouvrait grand son estomac de géant affamé pour y engloutir l’Europe toute entière ?

Vingt ans après ses derniers succès, quatorze ans après avoir fait dire au téméraire Gennaro Gattuso que  » la Juve est une équipe qui inspire la peur « , la Vieille Dame semble s’être invitée pour de bon à la table à cent euros, entre un Real Madrid boulimique et un Barça rassasié. Son appétit ressemble de plus en plus à celui d’un Bayern dont le système digestif ruminait depuis trop longtemps quand le Rekordmeister a dévasté le continent en 2013. Cette Juventus est prête à retrouver sa routine. Celle décrite à merveille par Claudio Ranieri lors de son passage dans le Piémont :  » Être à la Juve, ça veut dire être le numéro un et ne jamais t’en contenter.  »

PAR GUILLAUME GAUTIER – PHOTOS BELGAIMAGE

 » À la Juventus, gagner n’est pas le plus important, c’est la seule chose qui compte. » – GIAMPIERO BONIPERTI

 » Ce maillot a toujours faim. » – CLAUDIO MARCHISIO

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