© getty

Le vrai coût du Covid

Un championnat sans public pendant x semaines ou mois se profile. Voici comment nos clubs font leurs comptes.

« Même s’il est prématuré de se prononcer avant de disposer de chiffres exacts, nous estimons que l’impact total de la fin anticipée de la saison 2019-2020 entraînera un recul d’environ 25% du total des produits, surtout dans la billetterie, le sponsoring et les revenus commerciaux. Il faut ajouter à cela que le marché des transferts, très actif ces dernières années, risque de subir les effets de la crise. La situation des clubs belges s’en trouvera encore plus affectée. Les transferts occupent en effet une place très importante dans le modèle économique de nos clubs.  »

La prédiction pique les yeux et elle ne sort pas de la bouche du premier venu. Elle est énoncée par un gars de Deloitte Belgique. Chaque année, depuis trois ans, la Pro League mandate cette société pour analyser les finances de notre football. Cet été, elle a expressément demandé à Deloitte de consacrer un chapitre de son étude aux pertes Covid. La campagne 2018-2019 avait accouché, pour l’ensemble de nos clubs professionnels, d’une perte totale de 91,3 millions. Ça va donc être encore pire. Pierre François, CEO de la Pro League, ne tient pas à s’épancher sur le sujet pour le moment. Il nous dit simplement :  » Pour le futur, je suis inquiet, oui.  »

Gand a déjà chiffré son manque à gagner : entre quatre et cinq millions.

À peine installé, Karel Van Eetvelt, le nouveau CEO d’Anderlecht, avait déjà actionné la sonnette d’alarme. Pour lui, cette estimation d’un quart de baisse du chiffre d’affaires, due au coronavirus, se situe sous la réalité. Il prévoit des  » conséquences économiques énormes.  » Il a directement demandé au département financier du club d’envisager plusieurs scénarios. Anderlecht a élaboré son budget en tenant compte de plus de 25% de diminution des rentrées. Un budget qui a été raboté  » de 10 à 20%.  »

Le ticketing, c’est 20 à 35% des rentrées

On connaît les postes de rentrées d’un club de foot : transferts sortants, droits télé (désormais une centaine de millions par an pour l’ensemble), sponsoring et ticketing – abonnements et vente de billets au stade. Au cours des dernières années, les recettes de ticketing ont subi une augmentation régulière : 89,7 millions en 2016-2017, 92,5 millions en 2017-2018, puis 99,3 millions en 2018-2019. Pour 2019-2020, on va assister à une douloureuse marche arrière. L’annulation des play-offs fait très mal.

En règle générale, la part du ticketing dans les rentrées d’un club belge oscille entre 20 et 35%. Cette saison, il n’y aura pas de match avec spectateurs en août. Pour la suite, on ne sait pas. Mais aucun club ne part du principe qu’il pourra à nouveau remplir son stade à partir du 12 septembre, après la trêve internationale. Dans un premier temps, on devrait avoir un remplissage possible de 25 à 30%, pour peut-être passer à la moitié par la suite. Pour les clubs dont le stade est habituellement rempli ou presque par des abonnés, c’est une catastrophe. L’avantage pour eux est qu’ils ont déjà vendu une bonne partie de ces abonnements, ce qui représente une grosse rentrée de fonds. Mais ils doivent réfléchir à des solutions pour le jour où leur stade pourra être en partie rempli. Qui aura la priorité ? Les premiers supporters qui ont acheté leur abonnement ? Appliqueront-ils une tournante ? Travailleront-ils avec des bulles ? En juin, quand on pensait qu’il pourrait déjà y avoir du public dans les stades à partir du mois d’août, plusieurs directions ont élaboré des protocoles avec les autorités locales et nationales. Des protocoles qui ont dû être mis au frigo entre-temps.

Partout, on essaie déjà de calculer les pertes à venir. Chaque équipe devra disputer deux matches à domicile sans public en août. Et comme évidemment personne n’a envie de faire une croix sur une grosse recette, le calendrier a été établi en fonction de ça. Chaque club ou presque a, à son programme, un rendez-vous contre une équipe du G6 (en comptant l’Antwerp), et un match contre un petit. Pour certains, ça fait déjà mal. Prenons le Cercle, qui va recevoir l’Antwerp. Au cours des deux dernières saisons, le compartiment visiteur du Jan Breydel avait fait le plein à cette occasion. Et les recettes de catering avaient été importantes. Commencer la compétition contre le vainqueur de la Coupe, c’est déjà un manque à gagner compris entre 120.000 et 150.000 euros pour le deuxième membre brugeois du championnat. Il y aura aussi le match à domicile contre les voisins de Courtrai. Au total, le Cercle peut oublier 200.000 euros dans ces deux rendez-vous.

Le Covid va permettre un écrémage des agents. Des petits vont disparaître.  » Nenad Petrovic, CEO de la BFFA

Bruges va perdre 800.000 euros par match

On a aussi fait la grimace, dès la première journée, à Malines. En temps normal, la venue d’Anderlecht est synonyme d’une rentrée proche de 150.000 euros. À Eupen, le coronavirus a déjà frappé deux fois. Le club germanophone a été privé de la dernière journée de la phase classique contre Bruges, et ça va à nouveau être le cas le week-end prochain. Deux fois 100.000 euros à la poubelle. Pour les meilleures équipes, la perte est encore plus conséquente. Bruges a reçu Charleroi dans un stade vide pour les trois coups. Et un match à domicile sans public pour le Club, c’est un coût de 800.000 à un million d’euros. Le Standard rate la recette contre Genk, et le même Racing doit faire une croix sur les rentrées de l’affrontement face à Bruges. À Charleroi, c’est la visite de l’Antwerp qui ne rapportera rien. Au Mambour, on estime qu’un match sold-out fait entrer un demi-million dans la caisse – parce que le Sporting vend jusqu’à 7.000 tickets (hors abonnements) dans ces cas-là. Pour un plus petit match, la perte est estimée là-bas à 100.000 euros. Parmi les équipes du top 6, Anderlecht (matches à domicile contre Saint-Trond et Mouscron) et Gand (Malines et Courtrai) échappent à la catastrophe.

Le vrai coût du Covid

Et donc, nos clubs se consolent avec l’idée que l’argent de la vente des abonnements est déjà sur leur compte. Idem pour l’argent des télés et du sponsoring. Mais ils risquent de devoir offrir des compensations financières à leurs supporters. Dans les meilleurs clubs, la vente d’abonnements est similaire à ce qu’elle était les autres années. Bruges a de nouveau vendu ses 24.250 abonnements disponibles. Genk refait aussi bien que la saison dernière : 18.000. Le Standard enregistre une légère baisse (- 4,3%). À Gand, à l’Antwerp et à Malines, le recul oscille entre 7 et 10%. Les grands ne s’en tirent donc pas trop mal.

Par contre, ça foire chez les petits. Le Cercle a diminué ses prix de l’ordre de 5%, ce qui ne l’empêche pas d’assister à une diminution de 27%. À Ostende, c’est moins 28%. À Saint-Trond, moins 50%. À Waasland-Beveren, moins 53% – même si c’est un cas à part, vu l’incertitude qui a longtemps pesé sur la série dans laquelle ce club allait jouer. Les Waeslandiens ont vendu un millier d’abonnements, c’est la même chose qu’à Eupen. Courtrai, qui était à 3.500 la saison passée, est tombé à 2.500. Une tendance se dégage donc : les supporters des petites équipes attendent de savoir à quel moment ils pourront retourner au stade pour ouvrir leur portefeuille.

On compense ou pas ?

Dès le mois de juin, quand on a compris que le virus allait compliquer la reprise pour les fans, plusieurs clubs ont commencé à plancher sur des systèmes de compensations. Pas tous. À Malines, par exemple, on a sorti le slogan No matter what. Pour résumer : quoi qu’il arrive, il ne se passera rien… Quel que soit le nombre de matches dans un stade vide, les abonnés ne récupéreront rien. Il y a seulement eu une action en mai : les supporters qui s’engageaient dès ce moment bénéficiaient d’une ristourne de 30%. Un succès total, puisque cette initiative a permis de vendre très vite plus de 9.000 abonnements. Aucun remboursement n’est donc prévu, mais le club ne ferme quand même pas complètement la porte. Un point sera fait à la fin de la saison. En fonction du nombre de matches dont les supporters auront été privés, il pourrait quand même y avoir l’une ou l’autre compensation.

Nos clubs se consolent avec l’idée que l’argent de la vente des abonnements est déjà sur leur compte.

Dans certains clubs, les compensations sont déjà prévues. Ou des négociations sont en cours avec les fans. Saint-Trond continue à y réfléchir, a déjà accordé une ristourne et attend de voir combien de matches seront concernés pour prendre d’autres mesures. Ailleurs, on prévoit un remboursement de 5% du prix de l’abonnement par match scratché. À Beveren, ça se fera sous la forme d’un voucher à utiliser en fin de saison à la boutique ou à l’achat d’un abonnement pour la saison 2021-2022. Mouscron et l’Antwerp envisagent aussi une compensation à valoir sur l’abonnement à prendre dans un an. Au Club Bruges, on laisse le choix au supporter. Pour chaque match sans public, il pourra récupérer 5% de sa dépense. S’il y renonce, le Club consacrera cet argent à ses jeunes, à des projets sociaux ou d’autres initiatives, et le supporter concerné participera à un tirage au sort pour remporter un maillot porté pendant un match. Et s’il renonce au remboursement pour tous les matches à huis clos, il recevra automatiquement un maillot spécial. À Courtrai, les supporters ont eu le choix au moment d’acheter leur abonnement : avec ou sans compensation. Ceux qui ont opté pour la compensation recevront, sur leur carte à puce utilisable au stade, le montant correspondant à chaque match qu’ils auront raté. Mais seulement un supporter sur vingt a choisi ce système. OHL applique aussi ce système de transfert d’argent vers les cartes qui permettent de se restaurer.

Quoi qu’il en soit, le manque à gagner sera énorme, surtout dans les grands clubs. Pas de play-offs la saison dernière, maintenant des matches sans public, plus tard des stades seulement en partie remplis, jusqu’au moment où un vaccin aura été trouvé. Michel Louwagie a déjà fait une estimation de la perte pour La Gantoise : entre quatre et cinq millions. Si les prévisions de Deloitte se confirment, avec 25% de diminution pour 2019-2020 et à nouveau la même chose pour 2020-2021, notre foot s’enfoncera dans une sale période de récession.

Un mercato au point mort

Le dernier rapport commandé par la Pro League au bureau Deloitte, et couvrant la saison 2018-2019, fait apparaître pour nos clubs une balance positive des opérations de transferts : + 22,4 millions. Une baisse significative par rapport à 2017-2018 (+ 73,3 millions) et 2016-2017 (+ 97,1 millions). Les concepteurs du rapport attribuent cette baisse à la valeur croissante des noyaux en D1A. Nos clubs encaissent plus qu’avant dans leurs opérations de transferts, mais ils dépensent aussi davantage. Les chiffres définitifs pour la campagne 2019-2020 ne seront publiés que l’année prochaine, mais si on se base sur les données du site Transfermarkt, on remarque que ça a été un grand cru, avec près de 290 millions en ventes et un peu plus de 170 millions en achats. Soit un bonus de 120 millions.

La tendance n’a pas été confirmée entre-temps, mais c’est logique, puisque la crise du coronavirus a repoussé au 5 octobre la clôture du mercato. Actuellement, nos clubs n’ont encore vendu que pour une bonne trentaine de millions et ils en ont dépensé une quarantaine. Voici la comparaison avec l’été 2019 – les montants sont exprimés en millions d’euros.

 » Il faudra trois ans pour se remettre de cette crise  »

Moins d’opérations de transferts, c’est moins de commissions pour les agents. Nenad Petrovic, CEO de la Belgian Federation of Football Agents, fait le point.

 » Les agents remarquent déjà que les clubs ont moins de moyens. Il ne faut pas oublier que l’absence de recettes spectateurs n’est pas la seule perte pour eux. Pas de repas, pas de loges, pas de merchandising. Quel est l’intérêt d’acheter le nouveau maillot de son équipe favorite si on ne peut le mettre que devant sa télé ? Les dirigeants de clubs tiennent ce raisonnement aux agents. Les caisses sont moins remplies qu’en temps normal, tout le monde doit payer.

Les clubs ont moins envie de faire des petites folies pour s’offrir des joueurs chers. Ils ne sont de toute façon plus capables de le faire. Et les difficultés de paiement apparaissent un peu partout. Quand Naples demande à Lille de payer Victor Osimhen en cinq fois, c’est révélateur de ce qu’on vit aujourd’hui et de ce qu’on va continuer à vivre. Même le président du Barça vient de déclarer que c’était fini de payer des prix excessifs. C’est une tendance générale, le Covid aggrave les choses.

De plus en plus, les clubs vont essayer de vendre cher et d’acheter bon marché. Mais les ventes seront moins chères qu’elles l’ont été. On prévoit donc un recul des commissions. Il y a eu peu de transactions jusqu’à maintenant en Belgique, évidemment parce que la période de transferts a été prolongée. En temps normal, beaucoup de clubs attendent les derniers jours pour faire des bonnes affaires. À cause du manque à gagner dû au corona, c’est encore plus vrai. Pour les agents, le gâteau sera moins gros. Et les principaux agents continueront à prendre trois quarts du gâteau, ça veut dire que la vie des petits sera encore plus compliquée. Pour ceux qui ne travaillent pas dans une vraie structure, il va y avoir des lendemains difficiles. Ce n’est pas plus mal comme ça, ça permettra de faire un écrémage qu’on souhaite à la BFFA. On préconise le professionnalisme des agents. »

Nenad Petrovic prend, pour illustrer son raisonnement, l’exemple du transfert sortant qui a fait l’actualité la semaine dernière.  » Kemar Roofe coûtait 1,7 million en salaire à Anderlecht. En y ajoutant les commissions et les primes à la signature, ça représentait 2,2 millions bruts par an pour le club. Pour le remplacer, ils sont allés chercher Mustapha Bundu au Danemark. Son prix d’achat est beaucoup moins important que la somme encaissée sur la vente de Roofe. Et il va avoir un salaire de moins d’un million. Donc, le club gagne sur tous les tableaux. C’est encore un exemple révélateur de la baisse du train de vie de nos équipes, accrue à cause de la crise. Presque tous les clubs vont viser des opérations pareilles. À valeur sportive égale, on mise à fond, encore plus qu’avant, sur le gars qui coûte moins cher qu’un autre. Tout ce qui est cher et pas ultra efficace va être éliminé quand c’est possible. Gand dépense six millions pour prendre Núrio à Charleroi, mais c’est une exception. Qui d’autre peut le faire ? Il y a Bruges, qui est assis sur son magot, et risque à tout moment de faire une folie, mais les dirigeants des autres clubs sont condamnés à observer ça à distance, sans pouvoir imiter le Club. Je ne suis pas persuadé que le Standard va ouvrir son portefeuille, malgré l’arrivée d’un gars riche comme François Fornieri. Les compagnies aériennes disent qu’il va leur falloir trois ans pour se remettre du Covid. Je pense que ce sera le cas pour les clubs de foot aussi.  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire