Le tracteur d’Ocaña

Il y a déjà 20 ans que Luis Ocaña a choisi de quitter les routes de la vie. Condamné par les attaques sans pitié d’un cancer du foie, le fier Hidalgo a mis fin à ses jours par arme à feu le 20 mai 1994. Il n’avait que 48 ans. La mort de ce seigneur, de cet homme qui avait surmonté tant de problèmes pour réaliser ses rêves, plongea bien plus que le peloton cycliste dans le deuil. Champion d’exception, il fut le premier à oser se dresser sur la route du plus grand coursier de tous les temps, Eddy Merckx.

A la fin des années 80, c’est avec des questions concernant le Tour 71, la fameuse étape d’Orcières-Merlette durant laquelle le Cannibale vacilla, puis la chute et l’abandon de l’Espagnol dans le col de Menté, que j’ai pris la direction du Gers pour un entretien avec Ocaña. J’étais préparé mais notre photographe, Aldo Tonnoir, me posa un premier problème : – Mon chien est vieux et malade. Je n’ai trouvé personne pour le garder. Est-ce que tu veux bien qu’il voyage avec nous ?

Je n’avais pas le choix et le labrador d’Aldo colonisa la banquette arrière de notre Peugeot avant d’exiger régulièrement un arrêt pipi. C’est donc un trio qu’Ocaña accueillit chez lui, à Caupenne-d’Armagnac, où son exploitation agricole valait le coup d’oeil. Le chien d’Aldo resta dans la voiture. L’entretien fut passionnant. Ocaña évoqua son enfance difficile en Espagne, la vie d’émigrés à Mont-de-Marsan, les joies et malheurs de sa carrière de coureur cycliste, etc.

Au comble de l’émotion, Ocaña sortit un beau bloc de foie gras de son frigo. Il était fier de la spécialité numéro 1 du Gers et nous proposa des tranches de plus en plus grosses. C’était un moment exceptionnel, vécu en toute simplicité dans la cuisine de cet homme passionnant, entier, hors du commun qui envia Merckx, le défia, le détesta en course, avant de l’admirer, d’être son ami. Une bouteille d’Armagnac déboula sur un coin de la toile cirée et n’y resta pas longtemps seule. Ocaña était un producteur reconnu de cette eau-de-vie qu’il élevait dans des barriques de chêne. Après ces solides dégustations, Luis nous emmena en tracteur à travers son domaine où il devait encore abattre un arbre.

A peine revenu de cette joyeuse expédition, notre photographe ouvra la porte de notre voiture pour que son chien prenne l’air. Aldo et son labrador furent immédiatement attaqués par le molosse d’Ocaña. Mordu à la main, les larmes aux yeux, Aldo a pu alors compter sur les bons soins de Madame Ocaña et une dernière petite goutte lui redonna des couleurs. Ocaña n’est plus des nôtres, hélas, mais il y a des souvenirs de reportage qui vieillissent aussi bien qu’un Armagnac de derrière les fagots.?

PAR PIERRE BILIC

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