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LE TENNIS SOUS LA FATWA

Numéro un mondiale en double, elle a remporté six tournois du Grand Chelem et lutte contre les dogmes religieux, l’ultranationalisme et le sexisme. Z’avez pas vu Mirza ?

D’un côté du globe, Sania Mirza est un phénomène. De l’autre, le nôtre, elle est pratiquement inconnue. Elle compte pourtant plus de 12 millions de fans sur Facebook -plus du double de Serena Williams – et 4,6 millions de suiveurs sur Twitter, où elle se présente comme Dreamer, believer, doer. Enfin, 2,3 millions de personnes admirent ses photos et vidéos sur Instagram.

On l’adule ou on la déteste. En août 2007, elle s’était hissée à la 27e place du classement WTA. Deux ans plus tôt, Time l’avait déjà élue parmi ses 50 Heroes of Asia et en 2010, elle figurait dans la liste des 33 Women who made India proud établie par The Economic Times. Mais elle a souffert et n’a jamais pu faire mieux.

Les ligaments hyper mobiles qui la rendent si rapide sur les courts constituent aussi une source de douleur permanente. Elle a été opérée aux deux genoux et au poignet droit, et les médecins l’ont prévenue qu’elle ne pouvait plus jouer en simple. En 2012, lorsque la douleur est devenue insupportable, elle s’est donc consacrée uniquement au double. Avec succès.

Mais la belle Indienne est controversée. En 2009, elle s’était fiancée au millionnaire Sohrab Mirza. Ils s’étaient rencontrés quelques années plus tôt au St Mary’s College de Hyderabad. Le mariage était arrangé, comme le veut la tradition dans les familles indiennes fortunées. En janvier 2010, elle annulait le mariage et annonçait ses fiançailles avec Shoaib Malik, ex-capitaine de l’équipe de cricket du… Pakistan, ennemi séculaire de l’Inde. C’était une trahison à la patrie !

Mais deux jours après l’annonce de la double fête de noces, une en Inde et une au Pakistan, on apprenait que Malik était marié depuis 2002. « Nous avons conclu le nikah (un mariage selon la loi islamique sur les droits de la famille, ndlr) par téléphone », disait Ayesha Siddiqui dans Times Now. Comme Mirza, elle habitait à Hyderabad. Il y avait plus de trois ans qu’elle n’avait pas vu son mari mais, selon la charia, ils étaient toujours mariés.

La suite était affaire d’argent. Le Pakistanais, qui gagnait déjà un million d’euros par an, trouvait un accord financier avec la mère d’Ayesha. Les invitations au mariage pouvaient enfin être imprimées mais, pendant des semaines, la maison de la tenniswoman était assiégée par les médias.

« On se serait cru chez les fous », dit-elle dans sa biographie Ace Against Odds. « Deux cents journalistes stationnaient en permanence devant notre maison, des dizaines de caméras étaient posées sur les toits des maisons voisines. Elles retransmettaient les images de visites d’amis ou de membres de la famille et épiaient les moindres faits et gestes. Dès qu’un rideau bougeait, on faisait un flash à la télé. Pendant dix jours, j’ai vécu comme en prison à domicile. Pourquoi ? J’ai épousé un homme, pas un pays. »

COURTS EN FUMIER…

Malgré son jeune âge, c’était la énième controverse qu’elle suscitait. Elle résistait facilement aux paillettes du circuit et aux fans envahissants mais les incessantes incursions dans sa vie privée l’obligeaient à se protéger des méchants. Elle vivait recluse, ne comptait que quelques amis. Seul le soutien inconditionnel de ses parents lui donnait la force de surmonter les problèmes.

Sania Mirza est née à Bombay et est la fille aînée d’Imran et de Naseema, une famille de musulmans sunnites qui, peu après sa naissance, est partie tenter sa chance à Hyderabad. Cette ville de 3,5 millions d’habitants était en plein boom. Elle allait devenir la Mecque de la haute technologie mais, à l’époque, elle n’en était encore qu’au début de son évolution.

Imran y travaillait comme imprimeur avant de réorienter sa carrière dans le développement de projets. Sa mère était douée pour les affaires également et était large d’esprit. Elle avait envoyé sa fille, âgée de six ans, au Nizam Club, un club privé réservé à la classe moyenne supérieure, qui possédait des terrains de tennis de grande qualité. Rien à voir avec les terrains publics de la ville, plein de trous et fabriqués avec du fumier, à mi-chemin entre la terre battue et le hard court.

Son père avait joué au cricket, de loin le sport le plus populaire en Inde. « Si j’avais été un garçon, j’aurais sans doute pratiqué le cricket également », dit Sania dans The New Yorker. Mais elle a opté pour le tennis. Son premier professeur était élogieux, il augmentait sensiblement le nombre d’heures d’entraînement et la direction de la Nasr School, une école privée pour filles, faisait tout pour adapter son horaire en fonction des entraînements et des tournois.

« En Inde, jamais aucune fille de 11 ans n’avait déclaré qu’elle voulait devenir joueuse de tennis professionnelle. Tout le monde pensait que c’était une blague mais c’est justement cela qui m’a incitée à aller plus loin. A l’époque, déjà, j’estimais que personne n’avait le droit de me dire ce que je devais faire ou pas. »

Comme il n’existait aucun modèle de formation pour filles, c’est sa famille qui dut veiller à ce qu’elle puisse réaliser son rêve. Ce n’était pas évident. Ses parents avaient calculé que le salaire des coaches, les voyages et le matériel leur coûtaient 100.000 dollars par an. Pourtant, Imran et Naseema firent tout pour que leur fille puisse faire carrière.

BOLLYWOOD

En 2003, à l’âge de 16 ans, elle remportait le tournoi de double de Wimbledon en Juniores, aux côtés de la Russe Alisa Kleibanova. A son retour, une foule immense l’attendait à l’aéroport. Elle devait poser pour les photos aux côtés des représentants de l’autorité et était couverte de distinctions honorifiques. Les médias indiens la suivaient à la trace. « Des millions de gens savaient tout de moi. J’ai grandi avec les médias qui ne savaient pas très bien comment se comporter avec une jeune fille dans le monde du sport. Une adolescente star de Bollywood, ça existait, mais une star du tennis ?  »

Elle allait avoir l’occasion de s’en apercevoir en septembre 2005, lorsqu’elle devenait la première Indienne à atteindre le quatrième tour d’un tournoi du Grand Chelem, l’US Open. C’est alors que des musulmans décrétaient une fatwa à son égard. Pas une peine de mort mais un ordre de porter des vêtements plus décents. Les mini-jupes étaient trop suggestives à leur goût. Selon eux, elle devait porter une robe longue et un voile, même sur le court. Comme les joueuses de badminton iraniennes. L’information faisait le tour du monde.

« Sania Mirza a une influence corruptrice sur les jeunes musulmanes », décrétait le leader religieux Haseeb-ul-hasan Siddiqui dans The Guardian. Mais la jeune fille, âgée de 18 ans, ne se laissait pas impressionner. En dehors du terrain, elle continuait à porter des hauts talons, des jeans moulants et des T-shirts aux messages clairs : « I’m cute », « You can either agree with me or be wrong ». Ou, son préféré : « Well behaved women rarely make history » (les femmes bien élevées écrivent rarement l’histoire).

Quelques semaines plus tard, elle devait jouer un tournoi à Calcutta et un radical islamiste décrétait une nouvelle fatwa (« Si elle ne s’adapte pas, nous veillerons à ce qu’elle ne puisse plus jouer au tennis »), obligeant les organisateurs à prendre des mesures de sécurité inhabituelles. « Quand je voulais quitter l’hôtel, je devais prévenir cinq personnes. La voiture qui m’emmenait était escortée par deux autres véhicules et j’étais entourée de gardes du corps. »

Les choses se calmaient lorsqu’elle déclarait dans une interview qu’elle priait cinq fois par jour comme toute bonne musulmane. Mais cela ne durait pas. Quelques mois plus tard, elle recommandait la pratique d’une sexualité prudente tant avant que pendant le mariage. A Hyderabad, ses photos étaient brûlées sur la place publique. Effrayée, pour la première fois, elle faisait machine arrière. « Le sexe avant le mariage est un péché qu’Allah ne pardonne pas », disait-elle. Par craintes de nouvelles protestations, elle repoussait également (provisoirement) son intention de jouer en double avec l’Israélien Shahar Peer.

La communauté musulmane, un groupe négligé par les marketers, la prenait sous son aile. Mirza devenait une marque. Seuls Sachin Tendulkar et Rahul Dravid, deux légendes du cricket, signaient davantage de contrats qu’elle. « Mais ils ont l’air triste tandis que Sania est classe. Elle n’est pas seulement bonne dans ce qu’elle fait, elle a l’air bien », disait Alyque Padamsee, un spécialiste réputé de l’économie du sport. Ten Sports versait un demi-million d’euros à la WTA pour obtenir les droits de retransmission en Inde des matches de Mirza tandis que cinq grandes entreprises (Lotto, Tata Tea, Tata Indicom, HPCL et Malabar Gold) s’engageaient à ses côtés.

En 2007, elle entrait pour la première fois dans le top 30 mais son corps fragile commençait à ne plus suivre. Avant même que les médecins lui conseillent de se concentrer sur le double, elle disputait avec son compatriote Mahesh Bhupathi sa première finale de double en Grand Chelem (Melbourne 2008). Un an après, le duo entrait dans l’histoire en battant Nathalie Dechy et Andy Ram. L’Inde faisait la fête.

DÉFENDRE LES DROITS DES FEMMES

Cette année, après l’Open d’Australie, elle disait ne pas avoir la vie facile. Elle venait pourtant de remporter, aux côtés de Martina Hingis, sa sixième finale de Grand Chelem tandis que l’hebdomadaire américain l’avait reprise dans sa liste des 100 Most Influential People in the World.

« Ses parents l’ont appelée Sania, ce qui signifie brillante« , dit Sachin Tendulkar, un des meilleurs joueurs de cricket au monde. « Sa confiance en elle, sa puissance et la façon dont elle surmonte tous les coups durs dépassent le cadre du sport. Elle a convaincu toute une génération de jeunes Indiennes de poursuivre leurs rêves malgré les préjugés et elle leur a fait comprendre qu’elles pouvaient réussir elles aussi. »

Elle estime avoir payé son engagement au prix fort. En 2014, lorsqu’elle a été nommée ambassadrice de l’Etat du Talangana, elle était à nouveau dans l’oeil du cyclone et l’histoire de son mariage refaisait surface. Le Docteur K. Laxman, président de l’Union’s People Party, l’avait surnommée « la belle-fille du Pakistan. » Selon lui, elle n’était pas « digne d’être indienne. »

Au cours d’une émission de télévision, elle fondait en larmes. « Combien de temps devrai-je encore me battre pour prouver que je suis une bonne citoyenne ? C’est un combat perdu d’avance et je n’ai plus la force de lutter : je préfère m’engager dans des batailles qui me permettent de faire changer les choses, comme le droit des femmes qui, dans ce pays, n’ont pas les mêmes chances que les hommes. Nous avons envoyé 117 athlètes à Rio et nous avons eu deux médailles : Pusarla Venkata Sindhu en badminton et Sakshi Malik en lutte. Deux femmes !  »

Ambassadrice de bonne volonté des Nations unies pour la femme, elle s’engage également contre la tolérance policière en matière de violence conjugale ou de viols collectifs, contre les mariages arrangés et les préjugés. « Même au sein de ma famille au sens large, on me dit encore parfois : –Tu es mariée depuis six ans, il est temps d’avoir un enfant » A leurs yeux, si je n’ai pas d’enfants, j’aurai raté ma vie. J’en aurai mais quand je le déciderai, pas quand mon mari ou ma famille le voudra », expliquait-elle récemment à Hyderabad.

Sa ville est la plaque tournante du trafic d’êtres humains, la violence conjugale y pose problème, des enfants y sont mariés de force et le nombre de viols collectifs ne fait qu’augmenter. Elle a entendu raconter des tas d’histoires. Celle d’un homme qui a brûlé sa femme, celle de la femme dont la dot était estimée trop faible et qui s’est pendue avec son sari, celle des trois viols commis en un mois près des terrains de tennis de Cubbon Park, Bengaluru. Lorsque la police a pris la déposition d’une des victimes et lui a demandé ce qu’elle faisait là, la jeune fille a répondu : « Je voulais être comme Sania Mirza. »

PAR CHRIS TETAERT – PHOTOS BELGAIMAGE

« Pourquoi fait-on autant de foin ? J’ai épousé un homme, pas un pays. » – SANIA MIRZA

« Elle a convaincu toute une génération de jeunes Indiennes de poursuivre leurs rêves malgré les préjugés. » – SACHIN TENDULKAR, LÉGENDE DU CRICKET

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