Le survivant du Cap

L’arrière sud-africain a grandi à Gugulethu, un township du Cap. Ses frères y ont perdu la vie mais lui a su s’en tirer pour devenir le premier international du quartier.

E lizabeth Magadlela s’appuie à la façade de sa maison, sous un soleil de plomb. Elle ne peut croire qu’un journaliste soit venu de Belgique à Gugulethu, pour la rencontrer. Sa tête tinte des voix qui n’ont cessé de résonner pendant deux heures, dans la petite pièce au-dessus d’elle. Elle a besoin de prendre l’air.

La voilà seule, dehors, et elle respire un grand coup. Elle est marquée par la vie. Elle raconte comment elle a travaillé six jours sur sept, pendant des années, dans un fastfood Kentucky Fried Chicken, pour assurer la subsistance de ses trois fils. Elle n’avait qu’un jour de congé. Elle le consacrait à Dieu, à une visite à l’église. Sa foi est en béton. D’une voix douce, elle explique :  » Ce qui se passe sur terre est déjà arrivé au ciel. La vie n’est qu’un recommencement. « 

En face de la maison, le terrain en herbe d’United Aces FC, le premier club d’ Anele, son footballeur de fils. Des barbelés clôturent le terrain. En bas, des détritus s’accumulent. A côté, une ligne de chemin de fer.  » J’avais toujours peur quand il passait de l’autre côté. C’est très dangereux. Un accident est si vite arrivé. Je ne fermais pas l’£il quand je savais qu’il revenait par ce côté.  »

A notre arrivée au Cap, Colin Gie nous a conduits à Gugulethu. Gie, un Sud-Africain blanc, a fait transférer Anele en Belgique en 2007. Anele a effectué un stage à Mouscron puis un essai à Saint-Trond, avant de signer à Genk. Il a extirpé Anele de son township pour l’enrôler dans son école de football. Il est maintenant notre guide, sur le conseil d’Anele. Partir à la recherche de ses racines au Cap ? Génial mais pas seul, nous a-t-il dit.  » C’est trop dangereux.  »

En octobre dernier, le frère cadet d’Anele a été tué en pleine rue et lui-même s’est déjà fait attaquer aussi.  » Quand nous avons admis Anele dans notre académie, nous l’avons placé dans une famille, pour sa sécurité « , raconte Gie.  » Ici, c’est sûr mais pas dans la rue. Il suffit qu’un type ait bu une bière de trop pour qu’il commette une bêtise. Les gens sortent en groupe, ils boivent, consomment de la drogue et une minute plus tard, c’est le drame, parfois simplement par jalousie. Anele a suscité ce sentiment quand, à 14 ans, il a commencé à jouer pour notre équipe-fanion. On devient une cible dès qu’on est connu. Park, un de ses amis, a été descendu alors qu’il rentrait chez lui. Quand un gosse réussit, il faut le protéger, de même que sa famille, en l’éloignant.  »

Gie connaît les causes des dangers des townships.  » Le manque de travail et de chances. C’est triste. Les bons sportifs ont de la chance. Le sport leur offre une issue. Malheureusement, peu d’entre eux restent concentrés et ils se retrouvent à nouveau dans de sales draps. « 

Une balle dans le genou

Gie tient le crachoir chez Elizabeth. Pour donner plus de poids à ses propos, il se tourne vers Zwane Mouduzi, un ami d’enfance d’Anele qui occupe un des deux fauteuils de la pièce. Nous devons peut-être lui demander pourquoi lui n’a pas réussi. Zwane sourit timidement et se plonge dans l’examen du carrelage. Il ne semble guère avoir envie de répondre. Anele a toujours été concentré et c’est pour cela que, de tous ses amis, il est le seul à avoir réussi en Europe.

 » Me voilà « , dit Zwane, auquel Elizabeth tend une des photos qu’elle a rassemblées pour l’interview. Elle laisse l’ami de son fils s’expliquer. La photo date de 2002, quand Gie a débarqué en Belgique avec ses jeunes, dans le cadre d’une collaboration avec l’Excelsior Mouscron.  » Anele et moi étions les plus jeunes « . Les photos passent de mains en mains.  » Un bon joueur « , commente Gie en voyant un jeune longiligne.  » Malheureusement, il a reçu une balle dans le genou.  » Un autre a péri d’une mort violente aussi.

Le soleil s’engouffre par la porte d’entrée, grande ouverte. En rue, les enfants s’amusent et de temps en temps, un train passe non loin. Phumeza a servi des verres de jus de fruits. Thembisa et elle sont les filles de la s£ur d’Elizabeth. Dix personnes encombrent la pièce. On avance des chaises jusqu’à la porte menant à la cuisine et aux deux chambres à coucher. Ce sont les seules pièces de la maison.

Nul ne semble vouloir prendre la parole. Elizabeth est plongée dans ses pensées. Elle ne sourit que quand on lui demande ce qu’elle a ressenti au moment où Anele a obtenu un contrat professionnel en Europe.

 » J’ai été si fière « , souffle-t-elle.  » Il jouait déjà à trois ans. Devant la télévision, il suivait un Mondial avec son frère aîné. Ils y passaient la nuit. Un jour, m’a-t-il promis, il jouerait à ce niveau et m’achèterait une maison. J’attends toujours « , rigole-t-elle.

Il a passé des journées en rue. Les voisins se plaignaient qu’il faisait mal aux autres enfants et qu’il ferait mieux d’aller jouer sur un terrain en gazon. Quand on venait le rechercher, il allait pleurer, caché sous son lit. Elizabeth sourit à ce souvenir :  » Il adorait le football. Je devais l’éveiller pour l’école, tous les jours, sinon il continuait à dormir mais quand il s’agissait de jouer, il était éveillé bien avant que je me lève pour aller travailler. « 

Il est calme :  » Comme moi, il parle peu.  » Elle se tait puis soupire :  » En grandissant, il a voulu être comme les autres enfants mais il savait que je n’avais pas d’argent alors, à la fin du mois, il ne me demandait pas de lui acheter ceci ou cela. -Si tu n’as pas d’argent, ce n’est pas grave mais si tu en as… Je faisais de mon mieux. Anele est incapable de dire non et certains en ont profité. Il suffisait de lui demander quelque chose et c’était oui.  »

La grâce de Dieu

Son frère Wavis, l’oncle d’Anele, a lu dans le journal que le FC Fortune organisait des journées de sélection pour les enfants des townships. Le FC Fortune était alors le club de Colin Gie, baptisé du nom de Quinton Fortune, un footballeur qui a fait carrière à Manchester United et est même passé par Tubize. Elizabeth :  » Mon frère l’avait prévenu du danger des drogues. Il lui répétait : n’y touche pas. Il ne l’a jamais fait.  »

Craig, le frère aîné d’Elizabeth, était un excellent joueur mais il s’est drogué et en est mort, il y a sept ans.  » Anele était sur le point de rejoindre la Belgique. Je ne savais plus où donner de la tête. Craig était à l’hôpital, j’y courais sans arrêt et je n’avais pas de temps pour Anele. Ma s£ur, la mère de Thembisa et de Phumeza, est morte la même année, de même que la fille de leur s£ur. Elle est décédée durant son accouchement, il y a douze ans. Mon fils Craig aussi est mort. Trois décès d’affilée, en l’espace de trois mois…  »

Un silence de plomb s’écrase sur la pièce.  » Anele a été élu « , poursuit Elizabeth.  » Maintenant, il se produit pour les Bafana Bafana et un journaliste vient de Belgique pour parler de mon fils. C’est incroyable ! « 

Sans élever la voix, elle cite la Bible :  » Jérémie 29 : 11. Dieu dit : – J’ai des projets pour toi. Seul Dieu connaît le timing. Quand votre heure est venue, nul ne peut y changer quoi que ce soit. J’ai souvent expliqué des messages de la Bible à Anele. Il est croyant. C’est grâce à Dieu qu’il est devenu une star. Nul ne l’aurait jamais imaginé car nous étions vraiment pauvres.  »

L’année dernière, Banele, le frère cadet d’Anele, est également décédé, victime d’une rixe d’alcooliques. Elizabeth :  » Anele était obéissant mais les deux autres n’écoutaient pas. Anele ne s’est jamais battu. Pas une fois, il n’a levé la main sur quelqu’un. Les deux autres bien. Ils allaient en rue, couteau en poche. Je n’en dormais pas de la nuit. Je leur conseillais d’aller à l’église mais ils ne voulaient pas. Dieu nous permet de choisir la vie ou la mort. Chacun doit mourir mais il faut effectuer les bons choix pour avoir la chance de son côté. Je n’ai cessé de le leur expliquer. Craig voulait jouer au foot, dans ses derniers jours, mais c’était trop tard. Il n’avait pas saisi la chance que Dieu lui avait offerte.  »

L’horloge résonne très fort.  » Anele et Craig étaient très proches. Ils étaient toujours ensemble, malgré un écart de huit ans. A sa mort, Anele n’a pas dit grand-chose. Il a beaucoup pleuré. « 

Le débarras en bois

Leur héros de footballeur est parti en Europe.  » Ce fut dur, naturellement « , reconnaît Elizabeth.  » Heureusement, mes nièces, qui sont venues habituer chez moi, m’ont aidée. « 

Onze personnes partagent ce toit. Il est difficile de déterminer qui est qui et ma perplexité déclenche l’hilarité générale. De plus, Thembisa est enceinte de jumeaux. Le père d’Anele a disparu.  » Mon mari est mort en 1992 « , explique Elizabeth, qui parle en fait du beau-père d’Anele. Son père biologique a abandonné sa famille très rapidement. Anele le revoit de temps à autre.

Comment une mère seule avec trois enfants se tire-t-elle d’affaire ?  » Je l’ai fait. Dieu a des plans pour tous. Il m’a envoyé Colin et depuis qu’Anele joue en Belgique, il m’aide beaucoup. Grâce à Dieu, puisque c’est lui qui lui a donné son talent. « 

Elle n’a encore jamais rendu visite à son fils à Genk. Une question de priorités, explique Colin Gie.  » Anele a beaucoup investi dans la rénovation de cette maison et cela a coûté cher. Le reste suivra.  » Derrière la maison, on a construit un bloc de quatre chambres, petites mais propres. La petite cour sablonneuse est flanquée d’une sorte de débarras en bois au toit de tôle ondulée. C’était la chambre d’Anele.

Avant de partir, nous nous adressons à Zwane. Ne regrette-t-il pas ses choix quand il voit la réussite de son ami Anele ? Il s’étire et hausse les épaules.  » Un peu, sans doute, mais c’est la vie. « 

Pas une plainte

Nous rencontrons Cecil Ntlebi sur les terrains de la base militaire de Wynberg, un quartier vert du Cap. C’est ici que Colin Gie a établi la Cape United Soccer School of Excellence il y a un an. Elle a pris la place du FC Fortune, un projet lancé au même endroit il y a dix ans où Anele a effectué ses derniers pas, ceux qui allaient le conduire en Europe.

Cecil est un des entraîneurs de Cape United mais il connaît Anele depuis longtemps. Après avoir joué pour Aces, le jeune footballeur s’est tourné vers les Cape Town Pirates, un autre club de Gugulethu que Cecil entraînait.  » Il avait neuf ans « , raconte cet homme costaud.  » Le terrain était à cinq minutes à pied de sa maison. « 

Cecil a fondé l’école de jeunes des Cape Town Pirates. Il écartait ainsi les enfants de la rue, là où le danger est omniprésent.  » J’ai commencé comme ça, un jour, par passion, sans qu’on m’ait demandé quoi que ce soit. Parfois, je n’avais que cinq ou six joueurs mais je les entraînais, tous les jours après l’école, du lundi au vendredi. A la fin, j’avais jusqu’à 40 gosses. Nous n’avions que deux ou trois ballons. Le week-end, nous jouions contre d’autres équipes. « 

Il s’exprime prudemment à propos du talent précoce d’Anele.  » Franchement ? Beaucoup de jeunes étaient doués mais il était un des meilleurs. Anele était si calme qu’on oubliait parfois sa présence. Quand nous formions des équipes, il restait en retrait. Et on s’exclamait : – Oh, Anele est encore là. On le plaçait n’importe où. Il est meilleur au c£ur du jeu mais il joue où on veut. Il ne se plaint jamais. Je suis très fier qu’il soit le premier de notre town-ship à se produire pour les Bafana Bafana.  »

En faisant allusion aux paroles d’Elizabeth, Cecil commente :  » Quand j’entends sa mère évoquer les épreuves qu’elle a surmontées, je ne peux dire qu’une chose : ce gamin est un survivant. Il a bien réussi. « 

Fan de tripes de mouton

A l’est du Cap se trouve Simon’s Town, une ancienne base marine qui respire l’ambiance des villes côtières britanniques. C’est ici que Colin Gie a scolarisé Anele.  » Loin des quartiers difficiles. Cette ville est essentiellement habitée par des personnes plus âgées et son calme fait du bien aux jeunes. Ici, ils apprennent la discipline. Trois fois par semaine, un bus emmenait Anele à l’entraînement et le week-end, il disputait un match avec le FC Fortune. « 

L’école est adossée à une colline, avec vue sur l’océan. Pendant sa scolarité, Anele a été accueilli par Greg et Sharon Herman. Leurs deux fils, Garth et Ryan, habitent désormais leur maison, située dans ce que Greg lui-même appelle un quartier de la classe moyenne supérieure. Les parents, qui ont une fille de onze ans, Shaundry, tiennent l’internat de Cape United Soccer School of Excellence, qui emploie aussi Elizabeth, Thembisa et Linda, une autre nièce d’Anele.

Les Herman ont offert un foyer stable à Anele. Greg :  » Nous lui avons apporté la même attention, offert les mêmes responsabilités qu’à nos enfants. Il était un membre à part entière de la famille. Anele a un an de plus que Ryan et était un frère pour lui de même que pour Shaundry, qu’il appelait la petite. « 

 » Nous nous soutenions « , commente Ryan.  » Nous restons en contact, surtout via Facebook, et nous nous téléphonons de temps en temps.  » L’été dernier, il a passé un mois à Genk, chez son ami. Anele était un garçon facile, Greg et Sharon sont unanimes. Ils entretenaient des contacts chaleureux avec sa mère.  » Elle répétait qu’elle préférait le savoir chez nous que dans le township « , raconte Sharon.  » Elle n’est venue chez nous qu’une seule fois. Nous allions plus souvent chez elle pour déposer ou ramener Anele mais il se sentait chez lui, avec nous, et il ne racontait que des choses positives à sa mère, ce qui la rassurait. « 

Greg :  » Il était heureux ici. A nos yeux, ses origines n’avaient pas la moindre importance. Nous avons rencontré des gens sympathiques à Gugulethu. « 

Sharon :  » Il appréciait ma cuisine. C’est la première chose qu’il me dit toujours : il la regrette. Il raffolait des tripes, une spécialité faite à partir d’un estomac de mouton. On en mange dans les townships. Je lui disais que mes enfants n’y toucheraient pas mais je lui en préparais. Nous le partagions à nous deux. Je ne prétends pas que j’en raffolais, mais ça passait.  » Sharon est intarissable.

 » Raconte-lui sa dernière nuit ici « , demande Gie. Avant de s’envoler pour la Belgique, Anele n’a pas dormi à Gugulethu mais chez les Herman.  » Shaundry n’a pas arrêté de pleurer « , raconte Sharon.  » J’ai commencé et Anele aussi !  » Elle rit et regarde sa fille, dont les joues ruissellent à nouveau de larmes. Greg :  » Comprenez-vous à quel point ils étaient proches ? »

A l’arrêt de bus

Nous aimerions encore une petite révélation avant de prendre congé. Greg sourit.  » Ryan, toi, peut-être ? »

 » Il aime les filles. C’est un homme à femmes. « 

Hilarité. Sharon :  » Le matin, je les déposais à la gare, d’où ils prenaient le train vers Simon’s Town. L’après-midi, ils revenaient à pied à la maison et parfois, Anele n’était pas là. Il prenait un train plus tard pour voir une fille à l’arrêt de bus. « 

Greg :  » Il me montrait parfois une photo. C’est ma femme, disait-il. Moi, je lui répondais : jusqu’à la suivante, sans doute ? Ah, c’était un garçon sain. Tant qu’il ne leur faisait pas de bébé… Je lui ai bien fait la morale à ce propos. « l

par jan hauspie, au cap

Il aime les filles. Il est un homme à femmes. (Ryan)

A trois ans, il prétendait qu’il pourrait m’acheter une maison. (Elizabeth)

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