« Le style est sacré, pas le résultat »

Il est le vrai patron du Real et défend le beau geste: « Le Real ne peut devenir champion que comme ça ».

Le champion du monde 1986 a beau vivre le football depuis un bureau, il n’a pas perdu sa flamme. Quand Jorge Valdano (46 ans) assiste à l’entraînement du Real Madrid, élégamment vêtu d’un costume Armani infroissable, et qu’un ballon vient dans sa direction, on retrouve le footballeur. « Je contrôle le ballon boueux, sans penser à mon veston », admet-il.

L’Argentin, devenu directeur technique du Real Madrid, évoque les milliards dépensés pour Zinedine Zidane, le génie de Johan Cruyff et la relativité des résultats.

Joueur, vous constituiez un modèle pour vos collègues, grâce à votre lutte contre la toute-puissance des clubs. Vous avez été le premier joueur à obtenir un transfert libre en Espagne.

Jorge Valdano: En 1982, les clubs pouvaient encore contraindre un joueur à rester deux ans s’il refusait de prolonger son contrat. Ça constituait une arme redoutable dans les négociations. Je me suis trouvé dans ce cas à Saragosse, car les discussions n’avaient rien donné. Je me suis contenté de retourner cette arme contre le club. J’ai fait ce qu’il fallait pour me libérer. J’ai refusé de signer, je suis resté deux ans, au terme desquels j’étais libre de choisir mon club. J’en avais la possibilité aussi car Saragosse a continué à m’aligner, estimant ne pas pouvoir se passer de moi.

Vous avez aussi mis des bâtons dans les roues de Barcelone.

Barcelone avait une option pour me transférer de Saragosse mais ne pouvait la lever, puisque je refusais d’y jouer. C’est ainsi que je suis devenu le premier joueur libre de transfert. Ce statut m’a permis de rejoindre le Real Madrid, à mes propres conditions, toutefois intéressantes pour le Real aussi.

Très astucieux.

Oh, j’ai vite compris le genre de règles qui prévalaient en football et la façon dont les gens tentaient d’en profiter. Quand j’ai quitté Alavés pour Saragosse, j’avais déjà empoché 40% de l’indemnité de transfert. Je me présentais de manière très réaliste. Ne voulant pas partir, je déterminais mes conditions.

Il quitte l’Argentine sans espoir de retour

Vous n’avez pas quitté l’Argentine aussi fièrement.

Pour pouvoir quitter mon pays, j’ai en effet dû signer une déclaration. J’y renonçais à toute sélection pour l’équipe nationale. Je ne supportais plus le chaos qui régnait en Argentine et j’ai saisi ma chance de jouer en Europe. J’ai demandé à Cesar Luis Menotti, le sélectionneur de l’époque, ce que je devais faire. Nous étions à trois ans du Mondial 1978. Menotti m’a répondu: -Si nous commençons demain, tu es parmi les 24 sélectionnés. Mais lui-même ne savait pas de quoi le lendemain serait fait: -Si tu étais mon fils, je te conseillerais de partir, m’a-t-il affirmé. J’ai donc rejoint Alavés, un club dont je n’avais jamais entendu parler. Je ne parvenais même pas à trouver la ville, Vitória, sur une carte.

Vous avez fui la dictature argentine pour le pays de Franco…

Le régime de Franco s’achevait. Vitória était un des épicentres du changement et de la violence. En voyant les uniformes dans la rue, j’ai eu peur. Ils me rappelaient l’Argentine. Six mois plus tard, j’ai compris que j’avais atterri en plein milieu d’une aventure fantastique. J’étais très curieux. Ouvrir un journal était déjà une expérience, pour moi. La politique, la volonté de vivre libre: je sentais que je traversais une époque-charnière. C’était complètement différent en Argentine. Elle s’enfonçait dans le chaos et l’obscurantisme.

Vous voilà maintenant dans un bureau à Bernabeu. La carrière de l’entraîneur Valdano s’achève-t-elle ici?

Dire que je n’entraînerai plus m’a fait mal mais je suis dans une autre phase et je ne suis pas nostalgique.

Votre prestige est-il moindre?

Certainement. Le football est complètement absorbé par l’actualité. Le moment détermine la perspective. Je suis directeur technique. Ma carrière de joueur et d’entraîneur a disparu de la mémoire collective.

Fabio Capello a mis en doute l’utilité de votre poste. Il ne voulait pas entraîner un club dont il ne pouvait choisir lui-même les joueurs.

Capello oublie simplement qu’il en a toujours été ainsi. Maintenant, c’est le directeur Valdano qui s’occupe des transferts. Avant, c’était le président! Soit quelqu’un qui connaissait moins bien le jeu. Pourtant, l’entraîneur devait bien travailler avec les joueurs choisis.

Le pouvoir aux anciens joueurs!

Il semble que les grands footballeurs reviennent de plus en plus dans le management.

C’est quand même fantastique, non? Depuis que Michel Platini, Karl-Heinz Rummenigge et Franz Beckenbauer conseillent Sepp Blatter, on n’entend plus de bêtises sur le développement du football. On a parlé d’installer des buts plus grands, d’aligner plus ou moins de joueurs, de supprimer la règle du hors-jeu. Depuis que ces anciens grands joueurs sont impliqués dans le processus de réflexion, nous sommes sûrs que le football ne sera pas livré pieds et poings liés au commerce.

Quel est l’apport du directeur technique dans le jeu?

Il échange ses idées avec l’entraîneur dont il partage la vision. Il faut qu’on retrouve cette vision sur le terrain.

Ceux qui voient le Bayern n’y retrouvent pas grand-chose de l’élégant Franz Beckenbauer.

Il y a une différence entre le joueur et l’entraîneur Beckenbauer. Entraîneur, Beckenbauer privilégiait l’efficacité, la discipline, le collectif et la puissance.

Donc, le Real Madrid ne peut être champion que dans le style de Valdano.

Je ne vois pas d’autre manière d’y arriver. Je choisis des entraîneurs qui sont sur la même longueur d’ondes que moi. Je ne renie pas mes idées.

Vous n’avez pas choisi l’entraîneur actuel, Vicente Del Bosque. Il était déjà en poste quand vous avez été engagé.

Nous pouvons philosopher ensemble sur le football, mener des discussions passionnantes. Je le savais avant même de signer. Quand j’entraînais le Real, Del Bosque était responsable de la formation des jeunes. 18 d’entre eux ont émergé. Ils sont encore actifs en Primera Division. Tous! Je n’ai fait qu’une chose: leur ouvrir les portes de l’équipe fanion. Je m’entends donc très bien avec Del Bosque.

Eviter le cirque autour d’une équipe…

Footballeur, vous avez évolué au sein d’une équipe formée autour d’un seul joueur, Diego Maradona. L’arrivée du numéro un absolu, Zinedine Zidane, n’est-elle pas susceptible de causer des problèmes?

Ça dépend de la maturité du vestiaire. Moi-même, je ne me suis jamais énervé par rapport au statut ou à la position de Maradona. Que je sois joueur ou entraîneur, j’ai toujours essayé de ne pas me laisser happer par le cirque qu’on fait autour d’une équipe. Qu’est-ce que ça peut faire si quelqu’un est fâché ou mécontent? Ça fait partie de la vie.

L’été dernier, vous cherchiez un défenseur central et un numéro 9. Vous auriez pu les trouver avec l’argent consacré à Zidane.

Il est plus responsable de dépenser 2,9 milliards pour Zidane que 1,7 milliard pour un défenseur. C’est une somme considérable mais vous ne pouvez descendre en dessous de ce prix, compte tenu de la grandeur du Real et des qualités du joueur. En ce qui concerne l’attaquant: ce n’est pas un individu qui marque mais l’ensemble de l’équipe. D’après moi, le meilleur buteur d’Espagne, Raul, l’est parce qu’il joue au Real.

Le Real semble se calquer sur Barcelone. ce club a toujours été obsédé par l’acquisition de grandes vedettes: Johan Cruyff, Diego Maradona, Romario et Ronaldo.

La différence, c’est que Barcelone, cette saison, a acheté un seul crack et huit remplaçants pour les joueurs qui restaient sur une mauvaise saison. Nous choisissons un joueur mais nous faisons confiance au reste de l’équipe. Nous travaillons à partir d’une philosophie préétablie. J’aime voir jouer une équipe qui aligne des éléments tels que Zidane, Luis Figo et Roberto Carlos. Ce sont des noms qui peuvent rendre une équipe inoubliable.

Ils ne constituent pas de garantie pour le titre. Cruyff, le meilleur du monde, a joué cinq ans à Barcelone mais n’a gagné qu’un titre national et une Coupe d’Espagne.

C’est exact mais à l’âge de 17 ans, j’avais déjà entendu parler de Barcelone parce que Cruyff y jouait. Beaucoup de gens continuent à associer Barcelone à Cruyff. C’est dû à son style de jeu, à son rayonnement. C’est de ça qu’il s’agit. Mais non, les gens se fixent sur le résultat parce qu’on ne retient que le nom du vainqueur. Foutaises! Quand vous évoquez la Coupe du Monde 1974, neuf personnes sur dix pensent aux Pays-Bas et pas à l’Allemagne. Tout le monde se souvient du Barcelone de Johan Cruyff grâce à l’audace de son jeu. Ceux qui s’imaginent qu’on peut remporter la Ligue des Champions chaque saison se font des illusions. Même le Real n’en est pas capable. C’est pour ça que le style de jeu est sacro-saint, et pas le résultat. On retrouve cette philosophie chez les joueurs qui évoluent au Real. Ils sont créatifs, même les défenseurs pensent pratiquement tous en termes offensifs.

Vous louez Cruyff. C’est assez rare dans le chef d’un employé du Real.

Les gens créatifs qui parviennent à conserver leur cohérence me fascinent. Cruyff reste Cruyff. Menotti m’a appris qu’en football, le talent, c’est de réaliser une action à laquelle l’adversaire ne s’attend pas. Cruyff était le maître incontesté en la matière.

Juan Carlos Casas et Pedro Riano, ESM

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