» Le Ronde est comme une belle femme »

L’épreuve fête son centenaire cette année. Qu’est-ce qui fait sa dimension mythique ? Huit témoignages triés sur le volet.

Jens Keukeleire (24 ans, seul pro brugeois)

 » J’habite à un kilomètre de la Grand-Place de Bruges. Le Ronde emprunte des routes sur lesquelles je passe au quotidien. L’année dernière, j’ai même renseigné les meilleurs cafés à mes coéquipiers d’Orica-GreenEdge, au cas où ils auraient le temps de visiter la ville.

On scande davantage mon nom que celui des autres anonymes du peloton, puisque famille et amis se trouvent le long du parcours. J’ai pris le départ à deux reprises déjà. Même quand il pleut, il y a du monde sur la Grand-Place. Aucune course n’attire une telle foule. Avant, je me demandais pourquoi les touristes prenaient tant de photos mais je prends la mesure de la beauté de cette ville, de même que je suis conscient de l’honneur que représente le fait d’être le régional de la plus belle classique.

Je ne suis venu au cyclisme qu’à quinze ans. Après quelques heures d’entraînement, j’ai bouclé les 265 kilomètres du Ronde des cyclotouristes. En plus de douze heures. J’y ai encore participé trois fois. C’était le week-end de l’année : je courais le samedi, je faisais la grasse matinée le dimanche avant d’assister au départ puis de suivre la course à la télé. Quand Boonen ou Devolder démarraient, je criais : – J’ai accéléré là aussi, hier !  »

René Wuyckens (59 ans, l’aîné des motards de la TV)

 » J’allais entamer ma 20e saison de motard en 2006 quand on m’a diagnostiqué un cancer. J’ai demandé à reporter l’opération et la chimiothérapie pour participer au Ronde, en vain. J’ai très mal vécu le Tour des Flandres, cloué sur mon fauteuil.

J’ai roulé le Ronde à quatre reprises, au service de mon beau-frère Herman Vanspringel mais je n’ai jamais tenu plus de 150 kilomètres. En 1983, après ma retraite sportive, j’ai travaillé pour le magasin de cycles de mes parents. Trois ans plus tard, la BRT m’engageait comme motard. Pour piloter la moto 2, qui roule entre le groupe de tête et le peloton.

C’est mieux que de souffrir à vélo mais c’est très stressant, surtout au Ronde : je ne peux pas m’approcher trop des coureurs ni m’en éloigner, afin que le caméraman, Eric Van Limbergen, mon siamois depuis plus de vingt ans, puisse capter de bonnes images. Je dois aussi tenir compte des photographes : ils étaient quatre au début, ils sont maintenant douze.

Je n’aperçois les coureurs que dans le rétroviseur. Je ne profite donc pas de la course, même si je sens l’adrénaline monter avant les côtes. Je ne souffle que dans la finale : le régisseur m’envoie parfois derrière le groupe de tête, pour pouvoir filmer les moindres mouvements avec deux caméras, comme l’année dernière avec Boonen, Ballan et Pozzato.

Le public est moins discipliné qu’avant. Heureusement, les barrières contiennent la foule sinon je serais comme Moïse fendant les eaux ! Certains passages d’autres courses, dénués de barrières, sont plus dangereux. Je n’ai jamais eu d’accident en 27 ans.  »

Claude Criquielion (56 ans, seul vainqueur wallon)

 » Ma victoire au Tour des Flandres a changé ma vie, mon statut de coureur dans le peloton, l’image que les gens se faisaient de moi. Elle m’a permis de prouver que mon maillot arc-en-ciel obtenu en 1984 à Barcelone n’était pas dû au hasard. Il y avait une forme d’injustice dans cette perception mais c’était ainsi, c’est le côté mythique du Tour des Flandres qui explique cela. A l’époque, je m’étais déjà imposé à Saint-Sébastien et au Mur de Huy, arrivée de la Flèche Wallonne, mais cette belle course était considérée comme une semi-classique. En Flandre, on n’est pas un coureur si on ne participe pas à ces batailles dans le vent et la pluie : il faut souffrir comme ces paysans qui ont retourné leur lopin de terre pour nourrir leur famille. J’étais un travailleur, comme eux. Même si je suis le seul vainqueur wallon de cette classique, je connaissais mieux les difficultés, les paysages et les champs du Ronde que de nombreux coureurs flamands.

En 1987, j’étais le régional de l’étape. Mon village, Deux-Acren, est situé à deux pas de la frontière linguistique, près de Grammont. Le Bosberg, je le vois presque de mon jardin. Je connaissais par coeur tous les monts flandriens, ceux du final du Ronde, parce que je m’y entraînais tous les jours. J’imaginais les jurons et la fureur avec laquelle les routiers-sprinters avalaient ces bosses, ces lignes de chapeaux de curé souvent luisants et glissants de pluie et de boue. Chez nous, on parlait du Ronde, et de ces milliers de spectateurs qui y communient avec les coureurs. J’admirais ce spectacle unique en son genre. J’avais le nez dessus, mais j’ai pensé durant des années, comme Lucien Van Impe et d’autres coureurs, que mon style convenait plus aux parcours pentus et aux courses par étapes. Ma saison commençait vraiment avec les Ardennaises. Chaque année, je me concentrais sur la Flèche Wallonne et Liège-Bastogne-Liège. J’adorais mais le Tour des Flandres allait m’apprendre que j’étais un coureur plus polyvalent que je ne le pensais.

Sans mon titre de Champion du Monde, je n’aurais jamais gagné le Ronde. Ce maillot, il fallait que je le montre au public, en Belgique, évidemment, et donc au Tour des Flandres. C’était nouveau pour moi. J’ai changé ma position sur le vélo pour pousser un plus grand braquet et mieux digérer les pavés. A partir de 1985, j’ai mieux utilisé ma puissance sur les casse-pattes et les pavés du monument flamand. Un an plus tard, j’ai décroché la huitième place à l’arrivée du Ronde. Là, je me suis dit que quelque chose avait changé pour moi : je pouvais avoir mon mot à dire dans cette course. En 1987, je n’étais pas cité parmi les candidats à la victoire. Je rigole quand on me parle de stratégie tactique au Tour des Flandres, Il n’y en pas. Le leader est protégé, comme je l’ai été par Jean-Marie Wampers et Jean-Philippe Vandenbrande, jusqu’au final et, ensuite, c’est chacun pour soi et que le meilleur gagne. C’est la loi du plus fort.

Le 6 avril 1987, j’ai examiné les prévisions météo comme d’habitude avant une course. J’ai retenu que les coureurs auraient le vent dans le dos après le Bosberg. Les favoris n’étaient autres qu’Eric Vanderaerden et Sean Kelly. La première partie de cette classique a été marquée par une échappée matinale et, surtout, par la chute de Jesper Skibby au milieu de la route en pleine ascension du Koppenberg. Une voiture de la LVB est passée sur le vélo du Danois. Cela a fait couler pas mal d’encre mais le véhicule ne pouvait pas s’arrêter : il ne serait jamais reparti dans cette pente et c’est tout le Ronde qui aurait été bloqué sur place. J’ai tenté une attaque avant Grammont, en vain, et, dans le Mur, on a assisté à une passe d’armes entre Kelly et Vanderaerden. Ils ont pris quelques mètres, pas assez pour nous semer. La fatigue s’est fait sentir dans le Bosberg. Je me suis détaché après le sommet : il restait 18 km avant l’arrivée. Le vent favorable était au rendez-vous comme je l’avais prévu le matin. Kelly et Vanderaerden se sont neutralisés. Sean m’a renvoyé l’ascenseur car je l’avais souvent aidé dans Liège-Bastogne-Liège. J’ai augmenté mon avance centimètre après centimètre : j’étais survolté, porté par les gens, heureux, fort comme l’a prouvé mon avance d’une minute à l’arrivée. Fier d’être le premier, et toujours le seul Wallon au palmarès ? Oui mais j’avais aussi prouvé qu’il n’y avait pas, à cette époque, que Vanderaerden en Belgique.  »

André Denys (65 ans, politicien flandrien)

 » La course est devenue brutale à la fin des années 90. En 2004, gouverneur, je me suis dit que le braconnier devait devenir garde-chasse, à voir les rodéos des voitures suiveuses. Je suis alors monté dans la voiture du chef de police. Je suis fier que le Ronde ait été un précurseur en matière de sécurité : plus de barrières, des stewards… Mais sans toucher au caractère populaire de la course. C’est une fête populaire et gratuite. Les tentes VIP ne me dérangent pas tant que les autres peuvent avoir un bel emplacement. Le Ronde est unique car le samedi, il permet à 16.000 cyclotouristes issus du monde entier de courir. Un magazine américain l’a repris dans le top cinq mondial des épreuves de cyclotourisme ! »

Andreas Klier (37 ans coureur allemand)

 » Moi, un professeur ès classiques flamandes ? C’est excessif mais j’ai vécu onze ans dans les Ardennes flamandes et je me suis entraîné avec Peter Van Petegem. J’ai couru le Ronde à douze reprises. La principale difficulté, c’est de trouver l’équilibre entre la lutte pour sa position et l’économie d’énergie. L’expérience et la connaissance du parcours sont bien plus déterminantes que dans d’autres épreuves. On peut prévoir d’où va souffler le vent, on connaît les virages, on sait quand démarrer avant une côte. Le Ronde est comme une belle femme : capricieuse mais adorable.

Originaire de Munich, je n’avais jamais vu le Ronde avant ma première participation en 1999. J’en suis tombé amoureux sur-le-champ ! Vais-je rouler mon dernier dimanche ? Je l’ignore mais plus tard, je participerai certainement à l’épreuve des cyclotouristes avant de me glisser le long du parcours, le dimanche, pour savourer cette magnifique ambiance. C’est comme l’Oktoberfest de Munich sauf qu’en plus de la bière, il y a du sport. Que demander de plus ?  »

Robert Declercq (59 ans, facteur du Vieux Quaremont)

 » Je n’avais que seize ans, en 1970, quand j’ai dû distribuer le courrier au Quaremont, à vélo. 43 ans plus tard, il est toujours sur mon parcours. J’ai toujours refusé de l’abandonner mais depuis 2008 et le déménagement de notre poste à Avelgem, j’effectue la tournée en auto. Je n’ai plus ce sentiment de liberté mais c’est moins fatigant : avant, j’étais épuisé à midi, même si je m’arrangeais pour alléger mon sac avant de grimper le Quaremont. Je savais aussi où rouler pour éviter les plus mauvais pavés. En fait, tous les coureurs devraient prendre un cours chez moi ! Comment grimper le Vieux Quaremont le plus vite possible…

Le Tour des Flandres commence à vivre début mars. Les cyclotouristes sont légion, les paysans préparent leurs terres pour accueillir les tentes VIP. L’année dernière, combien de fois n’ai-je pas dû faire un détour parce qu’un camion bloquait la route ! Chaque fois, je ne peux pas délivrer le courrier pendant deux jours. On parle du Ronde des semaines à l’avance, on jauge la forme des coureurs. Je dois mesurer mes propos : une critique et j’ai un supporter sur le dos, surtout si ça concerne Boonen. Le triple passage a tracassé les riverains mais il ne nous cause pas trop d’embarras, même si les mobil-homes nous envahissent encore plus tôt, parfois dès le mercredi.  »

Roger Decock (85 ans, l’aîné des vainqueurs)

 » Quel jour merveilleux, ce 7 avril 2002 : Aarsele a été le Village du Ronde, à l’occasion des 50 ans de ma victoire. On m’a conduit comme un roi de Tielt à Aarsele, sous les acclamations. Eddy Merckx est venu me saluer. Quel honneur !

Cette victoire a changé ma vie. J’étais connu pour avoir tiré Wim van Est d’un ravin, j’avais gagné Paris-Nice mais gagner le Ronde, c’était encore mieux. Je suis devenu une vedette. Le matin, il faisait froid mais j’ai croisé le pharmacien : il m’a frictionné avec une pommade, un produit laitier très gras. Elle a fait des miracles : alors que les autres étaient perclus de froid après cinq kilomètres, j’ai pédalé allègrement toute la journée. Grâce à la pommade mais aussi à mes tartelettes au riz, à des figues et à du glucose. Je me suis rapidement retrouvé dans un éventail de 25 coureurs. Louison Bobet a démarré avant le Mur mais il a calé à Alost, vidé et trahi par son plateau. Loretto Petrucci, Wim van Est, Attilio Redolfi, Briek Schotte et moi l’avons dépassé. Je suis resté dans la roue de Petrucci. À 200 mètres de l’arrivée, j’ai sprinté à gauche et j’ai gagné.

Ce que j’ai gagné ? 29.000 francs : 20.000 de l’équipe, 6.000 pour la victoire et 3.000 pour ma deuxième place au Mur. Plus un couple de pigeons que j’ai offerts à un ami. J’ai été accueilli en héros au buffet de l’organisation, soulagée de voir un Belge s’imposer après trois victoires consécutives de Fiorenzo Magni. Le soir, Izegem, ma ville, m’a réservé un accueil triomphal. Un seul homme râlait : André Bertin, mon directeur d’équipe, qui avait quitté la course à mi-chemin, convaincu que Bobet allait gagner. Il a appris ma victoire à la radio et s’est empressé de rejoindre Izegem. Il s’est confondu en excuses et m’a offert plusieurs bouteilles de champagne en plus de ma prime. Je lui ai vite pardonné son manque de confiance !  »

Philippe Brunel (57 ans, journaliste à L’Équipe)

 » Le Tour des Flandres exprime un genre, une identité forte. Une course fascinante qui n’est assimilable à aucune autre. Elle raconte l’histoire d’un pays, la Flandre, à laquelle je n’aurais porté aucun regard si cette course n’existait pas. Cette course me raconte tout un monde, sa rusticité qui échappe aux normes de la modernité. Cette course rappelle finalement au genre humain.  »

 » J’ai encore en tête cette victoire incroyable d’Eric Vanderaerden en 1985 « , poursuit Philippe Brunel dont les premiers papiers concernant le Ronde remontent au début des années 80.  » Vanderaerden, les jambes luisantes, était quasiment arrivé dans la nuit ; l’horizon était totalement absent, des trombes d’eau s’étaient abattues sur la course. Il y avait un côté hallucinatoire, on vivait une sorte de rêve éveillé. Chez moi, le Tour des Flandres me revient toujours à l’esprit comme un monde en noir et blanc. Je ne cherche pas de couleur quand je raconte cette épreuve. Freddy Maertens, avait raconté sa carrière dans un livre Une vie en noir et blanc. Cette façon de représenter de façon manichéenne sa vie, sa carrière, correspond parfaitement à la trajectoire de nombreux coureurs flamands, qui se sont élevés socialement à travers le vélo et le Tour des Flandres en particulier.

Les Français sont passionnés par ce monument du cyclisme. Cette course est pour moi supérieure à Paris-Roubaix, qui a perdu ces dernières années pas mal de sa valeur, et qui est une course par élimination où trois à quatre spécialistes se font la nique. Le Tour des Flandres, il faut le gagner par l’avant, et cette course est compliquée car 10 à 15 coureurs peuvent chaque année l’emporter.

J’espère que les organisateurs feront attention à conserver cette classique telle qu’elle est. Depuis deux ans, on nous a supprimé le juge de paix qu’était le mur de Grammont, espérons qu’on ne touchera pas continuellement aux traditions de cette épreuve. Il faut être conservateur si l’on ne veut pas perdre l’esprit du Tour des Flandres que j’ai en mémoire depuis longtemps, depuis cette victoire d’Eddy Merckx en 1969. Merckx s’était échappé seul dans la tourmente à 70 km de l’arrivée et avait décroché le premier de ses deux succès au Ronde avec cinq minutes d’avance sur Felice Gimondi. Je n’étais encore qu’un enfant qui regardait la course devant sa télé en noir et blanc. Depuis lors cette classique m’est toujours restée monochromatique alors que le Tour de France est une épreuve en couleurs. Le Tour des Flandres est un genre à part, qui suinte encore la rudesse de l’hiver. Il faut à tout prix qu’il le reste.  » ?

PAR JONAS CRETEUR, PIERRE BILIC ET THOMAS BRICMONT

 » On n’est pas un coureur si on ne participe pas au Ronde.  » Claude Criquielion

 » Ma victoire m’a rapporté 29.000 francs et un couple de pigeons.  » Roger Decock

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