« LE PROF, c’est le jeu »

Le coach des Gunners a commencé à penser football à cinq ans et continue à ne rien compliquer, se contenant de mettre ses joueurs dans les bonnes conditions pour qu’ils expriment leur talent.

On reconnaît en lui  » le concepteur du football offensif moderne « . Quoi qu’il en soit, le Français prône un football rapide, basé sur des combinaisons en un temps. Arsène Wenger a conféré ce style à Arsenal il y a déjà treize ans.

Trouvez-vous malheureux de remporter la Ligue des Champions en procédant par longs ballons ?

Arsène Wenger : Certainement pas. Le style d’une équipe n’est pas une question de morale mais de philosophie. Jusqu’à présent, toutes les équipes que j’ai vues à l’£uvre reflétaient parfaitement la personnalité de leur entraîneur.

Quand vous regardez Arsenal, vous voyez-vous dans le miroir ?

Naturellement. Je n’ai jamais pu imaginer travailler un jour comme employé. Je rêvais d’une vie aventureuse. J’aime les sports d’équipe. Je n’apprécie le tennis que quand on joue la Coupe Davis, par exemple, et le golf ne m’intéresse qu’en Ryder Cup. Les prestations d’une équipe ont quelque chose de magique. Sentir que l’équipe est mue par une sorte de courant est fantastique. Au bord du terrain, j’ai peut-être l’air d’un iceberg mais je suis empreint d’émotion quand je décèle de l’harmonie au sein de mon équipe. C’est ce que j’appelle l’âme d’une équipe. Quand elle existe et fonctionne, tout devient possible.

On croirait vous entendre parler d’art.

Transformer chaque journée en £uvre d’art est l’objectif de ma vie. Le tenant de la Ligue des Champions, Barcelone, essaie aussi de régaler les spectateurs et il tend à la perfection. Les Anglais disent : -Vis chaque jour comme si c’était ton dernier. Un jour, tu auras raison. C’est un bel exemple d’humour britannique.

Le prix du projet

Préférez-vous les footballeurs formés par le club, éduqués dans son esprit et habitués à penser en termes collectifs ?

On obtient une meilleure récolte quand une équipe possède une culture commune et est animée du même esprit de club.

C’est pour cela que nous avons du mal à croire qu’au printemps, vous avez sérieusement réfléchi à l’offre du Real Madrid, un club qui ne correspond pas à vos valeurs puisqu’il achète les icônes du football pour des montants astronomiques.

Vous opérez un fameux raccourci, là ! J’éprouve un profond respect pour le Real. Il a été le club de rêve de mon enfance. Gamin, j’ai admiré Ferenc Puskas et Alfredo Di Stefano. L’offre du Real ne m’a donc pas laissé insensible mais je suis impliqué dans un projet à Arsenal. Nous avons développé notre propre style et j’entretiens d’étroits liens avec les joueurs. Cela implique une certaine responsabilité : je dois mener ce projet à terme.

Quand sera-t-il achevé ?

Je prédis que cette saison, nous allons concrétiser un rêve. Nous sommes à la veille d’un grand examen. Nous n’avons remporté aucun prix depuis quatre ans mais chaque saison, nous avons été proches du titre en Angleterre ou de la victoire en Ligue des Champions. L’équipe est désormais mûre pour un trophée prestigieux.

Mûre ? Son âge moyen est de 23 ans.

Des footballeurs de 23 ans sont plus forts que ceux de 22 ans et des joueurs de 33 ans sont moins faibles que ceux de 32 ans. Donc…

Le meilleur pour son enfant

En été, vous n’avez transféré que Thomas Vermaelen alors que deux titulaires sont partis. Etes-vous confronté à des limites financières ?

Non. Le manager d’un grand club est sans cesse confronté à la pression d’acheter. Tout le monde veut des nouveaux mais je préfère offrir une chance à mes garçons. Et puis, les gens apprécient notre football. Il faut accorder aux footballeurs le temps de se développer et les faire jouer, leur donner leur chance. Cette saison, je dispose de Jack Wilshere, d’Aaron Ramsey et de Carlos Vela, âgés respectivement de 17, 18 et 20 ans. Ces jeunes ne doivent pas chercher un autre club pour obtenir du temps de jeu. Heureusement, d’ailleurs, sinon, tout le travail que nous avons fourni serait vain.

Vous découvrez la plupart de ces talents dans des petits clubs. La cellule de scouting d’Arsenal constitue une référence. Pouvez-vous comprendre que la FIFA voie d’un mauvais £il le transfert des mineurs et sanctionne lourdement les abus des grands clubs ?

Je comprends le principe moral mais où se situe le problème quand un jeune quitte Lens pour Londres, pour autant que les structures du club anglais soient bonnes ? Les fédérations nationales disposent du pouvoir requis pour effectuer des contrôles.

Vous parlez de la condamnation de Chelsea (interdit de transfert jusqu’en janvier 2011 pour avoir convaincu un jeune de quinze ans, à coup d’argent, de rompre son contrat à Lens). Chelsea a toujours affirmé que le gamin n’était pas sous contrat à Lens et le TAS vient de lui donner raison.

Tout ce que je sais, c’est qu’à Arsenal, les jeunes bénéficient d’une excellente formation sportive et d’un accompagnement social de grande qualité. Ils vivent dans une famille d’accueil soigneusement choisie par le club, qui travaille avec elle depuis des années. Je me rappelle que Cesc Fabregas et Philippe Senderos ont eu la même mère d’accueil. Cette dame les conduisait aux entraînements et aux matches dans une Renault 5.

On manipule parfois des enfants. Une enquête est en cours à Manchester City et Chelsea aurait acheté un jeune de onze ans à un club marseillais. N’est-ce pas excessif ?

Nous n’offrons pas de contrat à des jeunes de moins de seize ans, mais l’UEFA veut interdire les transferts internationaux des joueurs de moins de 18 ans.

Le règlement autorise le transfert si les parents déménagent dans le pays du nouveau club pour des raisons extra sportives.

Imaginez que les parents d’un gosse super doué en football ne veuillent pas déménager à Londres… Il s’agit généralement d’enfants dotés d’un talent très spécial. On peut comparer le football à la musique ou à la littérature. Les parents d’un enfant surdoué veulent l’envoyer dans la meilleure école possible. Arsenal aide les jeunes à concrétiser leur rêve.

Karl-Heinz Rummenigge, le président du Bayern, vous accuse de trafic d’enfants. Il affirme qu’Arsenal kidnappe une masse de jeunes chaque année.

L’agressivité de cette déclaration me surprend et ne correspond absolument pas à la réalité. Chaque année, nous enrôlons deux ou trois joueurs et nous leur accordons une chance réelle, ce qu’on ne peut dire du Bayern. Que raconte donc Rummenigge ? Que se passerait-il si nous ne pouvions plus offrir de contrat à des jeunes de moins de 18 ans ? Un manager achèterait des talents mineurs d’Afrique ou d’Amérique du Sud et les placerait sous contrat dans un petit club avant de les vendre en Europe à l’âge de 18 ans. L’argent du transfert irait alors dans la poche du manager. Est-ce ce qu’on souhaite ? C’est ça, le trafic d’esclaves.

Les fédérations effectuent-elles des contrôles aux mauvais endroits ?

Nous devons veiller aux fondements moraux dans la gestion des clubs. J’approuve Michel Platini, le président de l’UEFA, quand il veut combattre ce que j’appelle le dopage financier, soit le financement avec des capitaux étrangers. Chaque club doit s’en tirer avec les moyens qu’il génère lui-même. Cependant, la réglementation des transferts est l’affaire de structures qui ne peuvent plus être contrôlées par les autorités footballistiques. Nous vivons dans un monde qui a radicalement changé.

Que voulez-vous dire ?

Les enfants grandissent désormais dans le monde. Moi, j’ai grandi dans un village. A la naissance de Rummenigge, on ne voyait pas au-delà des frontières de sa patrie. Actuellement, quand je dîne dans un restaurant parisien, je côtoie un supporter d’Arsenal ou de Manchester United. Avec internet et les moyens de communication modernes, les gens peuvent voir un match de foot tous les jours.

Voulez-vous ouvrir les frontières ?

Le sport possède un tel pouvoir… Il peut être une locomotive. Il n’a même pas besoin de langue pour communiquer. Si je place un Alsacien et un Sud-Africain dans mon équipe, ils jouent ensemble. C’est quand même fantastique ! Nous ne devons pas démolir le football par des règlements artificiels.

Votre raisonnement est logique : vous dirigez une formation anglaise constituée à 89 % d’étrangers. Vous trouvez donc que nul ne doit l’interdire.

Il ne faudrait pas non plus qu’en composant mon équipe, je doive dire : dommage, celui-là ne peut pas jouer pour nous car il n’a pas la bonne carte d’identité. Un débat anime la France pour savoir s’il faut aider les immigrés par des règles de discrimination positive. Cette discussion ou cette règle seraient superfétatoires si la société fonctionnait comme le sport.

Tactique au bistrot

Avoir grandi dans un petit village alsacien a-t-il influencé votre mode de pensée ?

Je reviens de Duttlenheim, pour l’appeler par son nom, car ma mère a fêté ses 90 ans. Je suis né en 1949. Mes parents tenaient un restaurant. De retour des champs, les hommes venaient boire une bière chez nous. Ils fumaient tellement qu’on ne voyait plus la porte. C’était peu après la guerre et on ressentait encore une forte haine à l’égard des Allemands. Plus grand, j’ai découvert l’Allemagne et j’ai compris qu’il s’agissait de préjugés et de généralisations. Je continue à me battre contre ça. En tout cas, psychologiquement, ce restaurant a été une excellente école.

En quoi ?

Dans un village, tout le monde se connaît et on parle de chacun. On développe un sens humain qui permet de juger plus vite les autres. Je suis convaincu que cette expérience m’aide dans mon travail d’entraîneur. Il y a peu, j’étais en compagnie du psychologue de l’équipe. Il m’a raconté avoir grandi dans un pub. Quel parallèle ! Vous n’imaginez pas combien d’entraîneurs ayant un passé dans l’horeca j’ai déjà rencontrés. Le restaurant de mes parents était le bistrot attitré du club local de football. C’est dans notre restaurant qu’on discutait la tactique et la composition de l’équipe.

Voulez-vous nous faire croire que vous avez acquis vos connaissances au sein du club de votre patelin ?

Je m’occupe d’entraînement depuis mes cinq ans. Ma vision du football est d’ailleurs fortement influencée par l’Allemagne. Gamin, je regardais le Sportschau tous les samedis. C’était le temps de Netzer, Beckenbauer, Overath. J’étais supporteur du grand Borussia Mönchengladbach. J’adorais le dynamisme de son style de jeu. Cette influence a évidemment pâli quand j’ai suivi ma formation d’entraîneur en France.

On vous surnomme le Professeur. Pouvez-vous enseigner l’intelligence du jeu à vos footballeurs ?

Non, ça ne marche pas. Je peux seulement leur offrir des outils qui les aident à travailler cette intelligence du football. Que doivent-ils faire avec le ballon ? Je leur donne plusieurs possibilités mais ils décident eux-mêmes à qui passer le ballon. Si le joueur auquel on a passé le ballon ne sait rien en faire, celui qui lui a délivré la passe devra prendre une autre décision la fois suivante. C’est le jeu lui-même qui est le professeur.

Quand il entraînait le Bayern, Jürgen Klinsmann s’est fait remarquer avec son école de la personnalité. Il a envoyé ses joueurs à des cours de diction et leur a proposé de la littérature mais cela n’intéressait pas les joueurs. Klinsmann a-t-il été naïf ?

Non, son approche mérite le respect mais dans le monde moderne, les gens sont devenus encore plus individualistes. Les jeunes pêchent les informations qu’ils souhaitent sur internet. Nous ne pouvons rivaliser avec l’ampleur de cette offre.

En discothèque

Klinsmann est un fanatique du contrôle moderne. Il voulait planifier le succès en utilisant des informations scientifiques et des bases de données. Devrons-nous bientôt analyser les rêves des joueurs ?

Chaque entraîneur veut limiter au minimum l’imprévisibilité du football mais prenez le nombre d’influences possibles sur un seul joueur et multipliez-le par onze… Il est impossible de déterminer quelle influence est importante ou pas. Si la science prouvait que manger un steak la veille d’un match améliore les performances, en manger même deux n’augmenterait pas les chances d’une équipe si l’adversaire aligne un Lionel Messi. Nous en apprenons de plus en plus mais quand on veut trop contrôler les choses, on perd de vue l’essentiel. C’est pour ça qu’il est agréable d’entraîner un club anglais.

Pourquoi ?

A mon arrivée en Angleterre, j’étais indigné que les joueurs sortent avant un match. Beaucoup s’amusaient en discothèque. En France, on aurait dit qu’ils ne pouvaient pas être bons le lendemain ! Or, les footballeurs anglais sont malgré tout capables de bien jouer après une sortie. Pourquoi ? Parce qu’ils ont appris jusqu’où aller. Ils ont appris l’essentiel : prendre des décisions eux-mêmes.

Tout est possible quand l’équipe a une âme.

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