Le pouvoir de l’INDULGENCE

Comment faut-il se comporter lorsqu’on est l’entraîneur d’une bande de jeunes Ivoiriens ?

Ancien joueur du Lierse, où il évolua en milieu de terrain et au libero, Herman Helleputte (51 ans) est devenu, sans faire beaucoup de bruit, un entraîneur à succès. Vainqueur de la Coupe de Belgique en 1997 avec le Germinal Ekeren (contre Anderlecht s.v.p.), il vient de hisser une équipe de Beveren considérée comme condamnée à mort en sursis il y a trois ans après à peine, en finale de la Coupe de Belgique et dans les poules de la Coupe de l’UEFA. D’aucuns diront que le mérite en revient essentiellement à Jean-Marc Guillou, qui a fait venir au Freethiel les meilleurs élèves de son académie d’Abidjan. Encore fallait-il pouvoir utiliser ces joyaux et mettre un peu d’ordre dans les évolutions de ces footballeurs artistes sur le terrain. Face à cette mission, d’autres se seraient probablement cassé les dents.

Beveren dans les poules de la Coupe de l’UEFA : qui l’aurait imaginé, il y a trois mois à peine ?

Herman Helleputte : Peu de monde, probablement. Cet été, lors de certains entraînements, je ne disposais que de… neuf joueurs. Progressivement, l’effectif s’est complété. On a éliminé le FC Vaduz au tour préliminaire, et lorsqu’on a hérité du Levski Sofia pour le premier tour, on s’est dit que l’on avait une… toute petite chance. Les Bulgares présentaient, certes, une très bonne équipe, mais c’était sans doute la seule abordable parmi tous les adversaires potentiels qui se trouvaient dans l’urne. Encore fallait-il bien jouer… ce que nous avons fait.

Les 16es de finales ? Pourquoi pas !

Et maintenant ?

D’aucuns diront qu’on est d’abord là pour apprendre, et c’est en partie vrai. Mais, avec trois qualifiés sur cinq, on aurait tort de ne pas croire en nos chances. L’appétit vient en mangeant et on disputera chaque match avec une très grande motivation. Pour le public et pour le trésorier, le calendrier est idéal, avec la venue de Stuttgart et de Benfica. Sportivement, il aurait sans doute été préférable d’accueillir le Dinamo Zagreb et Heerenveen, théoriquement nos concurrents directs, plutôt que de se déplacer chez eux, mais on jouera notre chance à fond. Les matches à domicile auront lieu au Freethiel, et pas dans le stade du Germinal Beerschot comme on l’avait un moment imaginé : des sièges seront ajoutés, afin de porter la capacité de notre enceinte à 8.000 places assises. Même si la distance est courte jusqu’à Anvers, combien de supporters se seraient-ils déplacés ? Le c£ur du club bat ici, à Beveren.

Cet été, on avait craint le pire pour Beveren. Mais, une fois encore, l’équipe tient la route : elle semble bien organisée et relativement disciplinée, et ne connaît plus d’effondrement spectaculaire en deuxième mi-temps, comme par le passé…

Je ne sais pas si les joueurs ont tellement progressé physiquement. Je crois surtout qu’ils jouent plus intelligemment. Ils ne se lancent plus à corps perdu dans la bagarre dès le coup d’envoi, ils ont appris à doser leurs efforts. Ils tiennent le ballon dans leurs rangs, mais ne courent plus comme des fous. L’une des caractéristiques de mes joueurs, c’est qu’ils ne dégagent jamais le ballon dans la tribune. A l’Académie, on leur a appris à remonter le terrain proprement, à se dégager par des combinaisons. Cette ligne directrice a été prolongée ici. Cela comporte des risques, bien sûr. Des erreurs sont commises. Mais c’est beau à voir, et aussi longtemps que l’on ne se trouvera pas dans la zone rouge au classement, on continuera à procéder de la sorte. Le public apprécie.

Et l’entraîneur ?

Aussi. A l’entraînement, on voit de très belles actions. Techniquement, il n’y a pratiquement plus rien à leur apprendre. Cela frôle la perfection. Et en match, on n’est jamais enfoncé. Lorsqu’on a le ballon, c’est très difficile pour l’adversaire de se l’approprier. Le seul bémol, c’est que l’efficacité laisse parfois à désirer. C’est frustrant de constater qu’on a la meilleure équipe, mais qu’on ne parvient pas à gagner le match. Si mes joueurs pouvaient joindre l’efficacité à la beauté du geste, ils joueraient pour le titre.

Adepte du beau jeu

Vous n’avez pas un grand nom dans la corporation des entraîneurs. Pourtant, vous obtenez des résultats…

Je ne me vends probablement pas bien. Je ne recherche pas la publicité.

Quelle est votre philosophie en tant qu’entraîneur ?

Je n’ai pas de modèle particulier. Le style de jeu que j’essaie d’inculquer dépend des joueurs dont j’ai à ma disposition, mais je m’efforce toujours de développer un bon football. Je préfère que mon équipe gagne 3-2, plutôt que 1-0.

Entraînez-vous différemment ici qu’au Germinal Ekeren, autrefois ?

Pas spécialement. Mais l’approche est parfois différente. A Ekeren, lorsqu’un joueur arrivait une minute en retard, il écopait d’une amende. Si on devait procéder de la sorte avec les joueurs ivoiriens, on n’en sortirait plus. Il faut parfois être plus indulgent. Mais ils savent qu’ils ne peuvent pas exagérer. Pour les soumettre à une certaine discipline, je dois utiliser d’autres arguments que les sanctions. Essayer de les convaincre que, pour réussir dans le football européen, ils doivent parfois souffrir et consentir des sacrifices. Ces joueurs sont capables de s’entraîner des heures avec le ballon, mais lorsqu’ils doivent effectuer un jogging, ils se plaignent souvent que la séance s’éternise. Ils s’exécutent, néanmoins, mais ils se fatiguent très rapidement. Alors, ils essaient de marchander auprès de moi un raccourcissement de la séance. Des incidents se produisent, c’est clair. S’ils surviennent en cercle fermé, ce n’est pas grave. On a mis en exergue un incident qui s’était produit dans le vestiaire après le match à Ostende. Effectivement, deux joueurs en étaient venus aux mains. Mais, trois minutes après, ils repartaient bras dessus, bras dessous. C’est aussi une différence avec les Européens : ils sont beaucoup moins rancuniers. D’autres joueurs auraient gardé leur ranc£ur pendant des semaines. Un autre avantage est le fait que la plupart d’entre eux ne boivent pas d’alcool. Un verre de champagne, après une belle victoire, c’est le grand maximum. Ils écoutent de la musique, ils dansent, ils jouent à la Playstation, mais ils restent sobres. Après la qualification contre le Levski Sofia, ils ont fait la fête, mais ils étaient tous là à l’entraînement du lendemain. A la limite, ceux qui avaient le plus la gueule de bois, c’étaient… les entraîneurs ! Au niveau de la diététique, ils dînent tous les jours au club. Sinon, ils mangeraient n’importe quoi. Donc, même lorsqu’il n’y a qu’un entraînement, on leur prépare à manger. On veille donc à ce qu’il y ait toujours du riz à table, cela fait partie de leurs habitudes alimentaires.

Bon et pas cher

Vous êtes arrivés à Beveren en 2002 en provenance de… Dessel Sport !

Oui, mais c’était une parenthèse. Harelbeke, où j’entraînais précédemment, était tombé en faillite. Une firme allemande, qui s’était proposée de reprendre le club, avait amené un entraîneur allemand. J’étais alors parti à Dessel Sport, mais c’était à la limite une erreur de parcours.

Dans quelles conditions avez-vous été engagé au Freethiel ?

Mon nom figurait sur la liste. Je crois qu’Eddy De Bolle a plaidé ma cause.

Eddy De Bolle (l’actueladjoint, quiassiste àl’entretien, confirme) : Plusieurs candidats étaient pressentis et j’ai effectivement donné mon avis. Mes arguments étaient les suivants : Herman avait déjà une longue carrière en D1. En outre, son caractère était parfaitement compatible avec les joueurs dont il allait disposer : il a un état d’esprit positif et, tout en instaurant une certaine discipline, est suffisamment souple pour s’accommoder de la mentalité des joueurs africains. Ce qui, croyez-moi, n’est pas donné à tout le monde.

Les méchantes langues prétendent qu’une autre raison de votre engagement est que vous n’étiez pas trop cher !

Je ne le nie pas. Lorsqu’on se retrouve sur le carreau, et qu’on n’est pas demandé tous azimuts, on a parfois tendance à rabaisser ses prétentions. Il faut aussi savoir dans quel club on va. Beveren était, pour ainsi dire, mort. Je ne pouvais donc pas exiger une clause de licenciement aussi importante que celle de… Sergio Brio, par exemple.

Jamais en Côte d’Ivoire

A l’époque, les joueurs ivoiriens n’étaient pas encore aussi nombreux.

Il y en avait cinq : Zezeto, Gilles Yapi Yapo, Yaya Touré, Arsène Né (le frère aîné de Marco) et Josse Péhé. D’autres sont arrivés en cours de saison. D’abord Arthur Boka et Kipre Kaiper. Puis Moussa Sanogo et Emmanuel Eboué. Il y avait davantage de joueurs d’Arsenal : le gardien Graham Stack, les défenseurs John Halls et Liam Chilvers, et le milieu de terrain Steven Sidwell. Les différences de culture provoquaient parfois des frottements. Les Anglais sont des battants. Je me souviens d’une défaite 2-7 contre Bruges. Graham Stack était fou de rage d’avoir dû se retourner à sept reprises. Dans le vestiaire, il ne parvenait pas à se remettre de cet uppercut. Les Ivoiriens, eux, sifflotaient sous la douche.

Vous n’avez jamais pu choisir vos joueurs : une exigence formulée par beaucoup d’autres entraîneurs.

Non, mais c’est logique : je ne connais pas ces joueurs ivoiriens avant qu’ils n’arrivent en Belgique. Jean-Marc Guillou est plus à même de les choisir. Il m’explique quel type de joueur il va faire venir, et généralement, leur profil correspond à ce qu’il m’avait décrit.

Vous êtes-vous déjà rendu en Côte d’Ivoire ?

Jamais. L’une des raisons est que, ces dernières années, la situation politique était plutôt instable là-bas. Mais, lorsque le moment s’y prêtera, j’aimerais y aller.

Quelles sont vos relations avec Jean-Marc Guillou ?

Très bonnes. Le courant passe bien entre lui et moi, et entre les joueurs et moi. Lorsque les joueurs ressentent le soutien de leur entraîneur, ils le lui rendent et sont toujours disposés à faire un pas de plus pour lui. C’est ma troisième saison à Beveren. En 2001, juste avant mon arrivée, il y avait pratiquement un nouvel entraîneur tous les trois mois.

Pouvez-vous comparer les différentes générations de joueurs ivoiriens que vous avez eus sous vos ordres ?

Celle-ci n’est probablement pas la meilleure… pour l’instant. Mais cela peut encore venir, car ces joueurs-ci sont jeunes et vont progresser. Les meilleurs, si l’on doit établir un classement actuellement, ce sont les anciens. Ceux qui ont déjà trouvé de l’embauche ailleurs : Zezeto, Gilles Yapi Yapo, Yaya Touré, Arsène Né. Dans la génération actuelle, certains s’affirment : Djiré Junior, N’Dri Romaric, Emmanuel Eboué, Marco Né. On peut déjà leur prédire un bel avenir.

Pas inquiet pour l’après Guillou

Un avenir qui ne se situera pas au Freethiel : des rumeurs laissent déjà sous-entendre un départ prochain d’Emmanuel Eboué et de Marco Né dès le mois de décembre. N’est-ce pas frustrant pour un entraîneur ?

Non, car je connaissais les règles du jeu. Je ne pensais toutefois pas que ces joueurs partiraient aussi tôt. Depuis mon arrivée en 2002, six joueurs ont déjà été vendus : Zezeto (Gand, puis Bruxelles), Gilles Yapi Yapo (Nantes), Yaya Touré, Arsène Né, Igor Lolo (tous trois Metalurh Donetsk), Arthur Boka (Strasbourg). D’un autre côté, c’est aussi le signe que du bon travail est réalisé. Tous ces joueurs ont un bagage technique très développé. Par contre, lorsqu’ils arrivent, ils ne sont pas à 100 % sur le plan physique, conditionnel et tactique. Et ils doivent s’habituer au football européen. C’est pour cela qu’ils passent par Beveren. En fonction des individus, le temps d’adaptation est plus ou moins long. Avec Arthur Boka, ce fut très rapide. Il avait débarqué un vendredi, je m’en souviens comme si c’était hier. C’était un petit bonhomme tout frêle et j’étais sceptique : – Estceluiquivanousrenforcer ? Le lendemain, on jouait un match amical aux Pays-Bas. Il fut l’un des meilleurs. Les nouveaux qui viennent de débarquer il y a quelques semaines, comme Arunina, Zito et Ouattara, sont encore frêles également, mais ils progressent quasiment à chaque entraînement. Dans quelques semaines, eux aussi seront fin prêts.

Etes-vous inquiet pour l’avenir du club, face aux rumeurs qui annoncent le départ prochain du président Frans Van Hoof et la fin du contrat qui lie Jean-Marc Guillou à Beveren ?

Pas spécialement. Frans Van Hoof va peut-être quitter la présidence, mais il restera dans le conseil d’administration. Un surcroît de travail l’empêche de consacrer autant de temps qu’il le souhaiterait au club, mais d’autres personnes prendront le relais. Il n’y a aucune divergence de vue. Quant au fait que Jean-Marc Guillou cesserait sa collaboration avec Beveren : j’attends de le voir pour le croire. Il sait très bien qu’il bénéficie ici de conditions idéales pour mettre ses joueurs en vitrine. Et s’il partait malgré tout ? Il y a de jeunes joueurs au club. Uniquement avec ces jeunes, le club ne s’en sortirait pas sportivement, c’est clair. Mais puisque les finances ont été assainies, et que la Coupe de l’UEFA permettra sans doute d’encore mettre un peu de sous de côté, pourquoi Beveren ne pourrait-il se débrouiller comme la plupart des autres clubs de D1 ? Il y a suffisamment de joueurs sur le marché, et avec un peu de bon sens et beaucoup de flair dans le recrutement, il est parfaitement possible d’aller chercher des joueurs européens au chômage ou en fin de contrat. La Louvière connaît une belle réussite avec ses joueurs français. Le budget des Loups est-il tellement plus élevé que celui de Beveren ? Croyez-moi, Beveren survivra.

Avec Herman Helleputte comme entraîneur ?

Il est trop tôt pour le dire. Tout peut changer très vite. J’ai toutefois un avantage par rapport à certains collègues : à Beveren, je ne risque pas l’usure du pouvoir. Ailleurs, après un certain temps, les joueurs ne peuvent plus voir la tête de leur entraîneur en peinture. A Beveren, cela n’arrivera jamais : les joueurs sont partis avant cela. Aucun joueur ivoirien n’a un contrat de plus de trois ans. Soit ils sont vendus avant terme, soit ils ne sont pas assez bons et rentrent chez eux. Par rapport au noyau que j’avais lors de mon arrivée, en 2002, il ne reste plus que Kristof Lardenoit et Anouar Bou-Sfia. Ce sont les joueurs qui changent et l’entraîneur qui reste.

Daniel Devos

 » Si on pouvait êTRE AUSSI EFFICACE QUE BEAU, on serait champion  »

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