LE PLEIN DE MESUT

On a failli l’attendre. Il aura fallu deux ans pour que Mesut Özil régale enfin Londres de ses passes de génie. Un numéro 10 à l’ancienne qui sert du caviar à la louche. Bienvenue sur l’Özil britannique.

Les 60.000 spectateurs qui finissent tout juste de remplir les travées hors de prix de l’Emirates Stadium semblent presque avoir du mal à y croire. Après sept minuscules minutes de jeu, Arsenal mène 2-0 face à ce Manchester United qui ne lui réussit jamais. Deux semaines plus tôt, pourtant, les espoirs de titre semblaient déjà s’être envolés après une énième défaite face à Chelsea. Cet Arsenal-là n’était pas fait pour les grands matches, à l’image d’un Mesut Özil inexistant dès qu’un membre du Big Four pointe le bout de son nez. Mais face aux Red Devils, quelque chose a changé. Parce qu’avec une passe dé’ soyeuse et un but à la Lampard, l’Allemand marche sur Man U.  » On a laissé trop d’espace à Mesut Özil « , peste un Louis van Gaal désabusé après la rencontre. Arsène Wenger, lui, se régale. Parce que les vingt premières minutes de son playmaker valaient à elles seules les 50 millions dépensés deux étés plus tôt :  » C’est un plaisir de le voir jouer. Quand le ballon arrive chez lui, vous savez que les choses vont être très justes sur le plan technique. Il vous donne l’espoir que quelque chose va se produire. Ce que vous attendez de lui, c’est qu’il marque dans les grands matches.  »

Des attentes que le coach alsacien a chiffrées en début de saison. Histoire de montrer à son maestro que s’il voulait éviter d’être à nouveau exilé sur le flanc gauche, il devait faire dégouliner la feuille de stats :  » Je veux plus de buts de sa part. Même si sa caractéristique majeure sera toujours sa créativité, nous voulons qu’il marque au moins dix buts cette saison. C’est un bon finisseur, mais il ne prend pas assez sa chance.  » Message reçu par Mesut, qui décolle à une moyenne de 1,6 tir au but par match en Premier League alors que ses cinq saisons précédentes pointaient à 1,1 tir par rencontre. Pourtant, Özil n’a encore marqué que deux fois en championnat. Parce qu’à choisir, même s’il concède que  » mon objectif est de marquer plus de buts cette saison « , il préférera toujours faire une passe.

10 À L’ANCIENNE

 » Je préfère faire une passe qui amène le but plutôt que marquer le but lui-même « , confie le meneur de jeu allemand à So Foot. Une caractéristique qui fait de Mesut Özil un homme à part, dans un football où la zone des milieux offensifs est devenue un repaire de dribbleurs-buteurs, et où les passeurs sont relégués une ligne plus bas, pour élaborer le jeu devant la défense.

L’Allemand est le dernier numéro 10 à chausser les crampons ailleurs que dans les matches de charité. L’héritier de Zidane et de Riquelme, qui a choisi l’époumonante Premier League pour perpétuer une tradition qui s’est construite dans les quartiers latins du football mondial. Entre les trente derniers mètres et l’entrée du rectangle, Özil se déplace pour offrir des solutions à ses équipiers. La passe n’est pas encore arrivée dans ses pieds quand la magie commence :  » La première chose qu’il fait quand il a la balle… en fait, quand il n’a pas encore reçu la balle, c’est regarder « , explique Theo Walcott, friand des ballons en profondeur de son meneur de jeu.  » Avec lui, le football a l’air simple, parce qu’il sait où il va donner le ballon avant même de l’avoir.  »

Dans la zone de vérité, celle où il faut agir vite, Mesut a donc toujours un temps d’avance. Le latéral d’Arsenal, Héctor Bellerín, parle  » d’un des joueurs les plus intelligents avec lesquels j’ai évolué. Il a une vision pour faire des passes que personne d’autre ne voit. Je ne pense pas qu’il y a meilleur numéro 10 que lui en ce moment.  » L’Espagnol ne voit personne à comparer, et José Mourinho trouve ça tout à fait normal :  » Il n’existe aucune copie de lui. Même pas une mauvaise.  » Özil a tellement de talent qu’il parvient même à mettre d’accord Mourinho et Wenger. Un magicien, qu’on vous disait.

L’enfant de Gelsenkirchen est né pour inventer des buts. Là où la plupart des passeurs sont devenus des architectes cérébraux, qui pèsent le poids de chacune de leurs passes, Özil reste un créateur. Un artiste qui raconte ses passes décisives avec les mots d’un buteur. Parce que son football est plus instinctif que réfléchi :  » Déjà petit, je voyais des choses que personne d’autre ne pouvait voir. C’est mon plus gros atout. J’essaie toujours d’avoir cet effet de surprise quand je suis sur le terrain, de trouver rapidement les failles de l’adversaire. Quand tu as cet instinct, c’est difficile pour l’autre équipe de couper et d’intercepter tes passes.  » Comment, en effet, l’adversaire pourrait-il comprendre une passe qui n’existe encore que dans les yeux d’Özil ?

Les talonnades qui déséquilibrent la défense adverse, les contrôles orientés inimaginables et les passes aveugles sont devenues une habitude à l’Emirates. Mesut voit tout.  » Il a une telle vision du jeu qu’il voit des choses que lui seul peut voir « , affirme Philipp Lahm. Et Graeme Souness, ancien joueur de Liverpool devenu consultant pour Sky Sports, surenchérit :  » Il peut voir tout ce qui se passe autour de lui. Je pense qu’il a des rétroviseurs.  »

LE SYNDROME DES AFFICHES

Pourtant, l’Özil britannique s’est fait attendre. À Madrid, l’Allemand était devenu le pourvoyeur officiel d’un Cristiano Ronaldo qui commençait à dévorer l’espace dès que le ballon approchait les pieds de son numéro 10. Mais à Londres, les deux premières saisons ont coûté plus de millions que de moments de bonheur.  » C’est un champion du monde, mais il ne le prouvait pas chaque semaine « , explique aujourd’hui Thierry Henry.

Arsène Wenger, lui, ne semble pas surpris :  » Il nous a rejoints très tard en 2013, sans aucune préparation avec l’équipe. Et en 2014, il est revenu épuisé de la Coupe du Monde avant de se blesser quatre mois. C’est au second tour qu’il a véritablement commencé à s’adapter.  »

Pendant deux ans, les moments de magie d’Özil n’ont pas suffi à calmer les sceptiques. On a d’abord critiqué son rendement dans les matches importants, rappelant qu’il ne comptait qu’une seule passe décisive face aux autres membres du Big Four (Chelsea et les deux Manchester) après deux années en Angleterre. Les quolibets ont même atteint l’Allemagne, où le magazine Kicker lançait ouvertement le débat  » Özil est-il un homme de grands matches ?  » après un penalty raté par Mesut face au Bayern en Ligue des Champions. À l’image des Gunners, Özil dégainait souvent un certificat médical ou un mot d’excuse pour expliquer son absence dans les grands rendez-vous.

LAZY ÖZIL

Neuf buts et quatorze passes décisives en deux ans de Premier League n’ont pas altéré le jugement de ses détracteurs. Parce que ces éclairs de génie étaient trop souvent survenus contre Stoke City ou Aston Villa. Et puis, pour cette éternelle impression de nonchalance dégagée par l’Allemand.  » C’est un joueur spécial quand les choses vont bien mais si tu enchaînes quelques défaites, son style trop relax peut parfois jouer contre lui « , explique un Steven Gerrard rompu aux arcanes combatives de la Premier League.

Le mythe du Lazy Özil est né, et la machine à remonter le temps donne du grain à moudre à la critique. On rappelle volontiers la fin de l’aventure madrilène de l’Allemand, qui aurait agacé Florentino Perez à force de monter dans son jet privé dès la fin de chaque entraînement pour rejoindre sa petite amie à Milan, avant de revenir à Madrid le lendemain matin. L’arrivée de Sanchez aurait dû libérer un peu de pression sur les épaules de Mesut, mais son style est un nouveau coup de poignard.

Özil souffre inévitablement de la comparaison avec le football hyperactif d’Alexis Sanchez. Quand le Chilien sprinte, tacle le long de la ligne, repart balle au pied, dribble, perd le ballon et re-sprinte pour le récupérer, Mesut semble en promenade. Des critiques qui l’agacent au point de dégainer ses chiffres de kilomètres parcourus au printemps dernier :  » Si tu regardes mes stats, je suis un des joueurs qui couvre le plus de distance « , affirme l’Allemand. Tout le monde crie au bluff. Et là, c’est la surprise : Özil ne court pas seulement plus que Sanchez, mais plus que tous ses coéquipiers. Des déplacements incessants pour se rendre disponible entre les lignes, offrir des lignes de passe à sa défense puis des passes géniales à ses attaquants.

Certes, Özil ne courra jamais jusqu’à son propre rectangle pour tacler le milieu offensif adverse. Mais Graeme Souness s’en moque :  » Vous devez accepter de ne pas le voir sprinter pour récupérer la balle, parce qu’il donne énormément de choses à Arsenal dans le dernier tiers du terrain, et c’est l’endroit le plus difficile à jouer.  »

 » MA MEILLEURE SAISON  »

Blessé au genou après avoir connu le traditionnel spleen du champion du monde, Mesut Özil a profité de ses quatre mois loin des terrains pour se bâtir un physique digne des pelouses anglaises. Les heures supplémentaires à la salle de sport se sont poursuivies après son retour sur le terrain, malgré son désamour affirmé pour ce football moderne  » plus physique qu’il ne devrait l’être.  »

 » J’ai dû travailler plus dur et adapter mon jeu « , reconnaît le maître à jouer des Gunners.  » Le football ici se joue sur un tempo plus élevé.  » Arsène Wenger confirme qu’Özil est devenu  » plus fort physiquement, et mieux équipé pour s’affirmer en Premier League.  » Cette adaptation terminée, Mesut pèse plus que jamais sur le jeu de son équipe. L’Allemand réalise 66 passes par match cette saison, alors qu’il tournait autour des 40 passes par rencontre lors de sa période madrilène.  » Il montre plus d’autorité qu’avant pour dicter le jeu « , confirme Wenger.

Plus souvent au ballon au point d’en devenir omniprésent, Özil profite des qualités balle au pied de Santi Cazorla pour recevoir de nombreuses passes dans sa zone de prédilection. Car sa mission principale reste de créer des occasions. Et cette année, il le fait plus que jamais.  » C’est la meilleure saison que j’ai jamais jouée « , affirme celui qui, avec 4,5 occasions créées par rencontre, est le spécialiste européen en la matière, loin devant les Neymar, Di María ou De Bruyne. En championnat, Mesut affiche déjà douze passes décisives. Mieux que lors des deux saisons précédentes, alors qu’il reste plus de vingt matches à jouer.

Christian Eriksen, qui tourne à trois occasions créées par match, est presque honteux d’être comparé à l’artiste allemand avant le derby londonien :  » Je le regardais déjà jouer quand j’étais encore à l’Ajax, alors que lui jouait au Real. Il est tellement bon qu’on dirait que c’est une blague.  » En tout cas, le niveau actuel d’Özil ne fait pas rire les défenseurs de Premier League.

 » Il joue maintenant au niveau que nous imaginions tous de sa part quand il est arrivé « , affirme Gary Neville. Bienvenue à Londres, monsieur Özil. Vous avez deux petites années de retard, mais c’est terriblement bon de vous revoir.

Cet Özil-là suffira-t-il à Arsenal pour enfin se mêler à la course au titre en Premier League cette saison ? Les fans des Gunners osent à peine y croire. Mais Mesut leur a déjà redonné le droit de rêver jusqu’en hiver, période où les illusions ont pris l’habitude d’être déjà enterrées à Arsenal. Des rêves pleins d’élégance, de nostalgie du football d’hier et de passes inimaginables.  » Il est l’un de ces joueurs qui méritent qu’on paie pour les voir jouer « , conclut Graeme Souness. Et à 1.200 euros l’abonnement annuel à l’Emirates Stadium, on vous laisse imaginer à quel point il faut être bon pour que les supporters en aient pour leur argent.

PAR GUILLAUME GAUTIER

Özil, un artiste qui raconte ses passes décisives avec les mots d’un buteur.

Avec 4,5 occasions créées par rencontre, il est le spécialiste européen en la matière, loin devant les Neymar, Di María ou De Bruyne.

 » Il peut voir tout ce qui se passe autour de lui. Je pense qu’il a des rétroviseurs.  » GRAME SOUNESS

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